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L’abbé Saunière, ou le
Sphynx de Rennes-le-Château
Rennes-le-Château Mai 2023
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Christian Doumergue
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L’abbé Saunière ! Un nom bien connu des
passionnés de mystères. Un nom qui résonne comme une énigme. C’est dans les
années 1990 que je rencontrai véritablement pour la première fois le souvenir
de cet étrange curé. Je le rencontrai alors comme la plupart le
rencontre : à travers l’extraordinaire affaire de Rennes-le-Château. Une
histoire de trésor digne d’un roman, et pourtant bien réelle, qui a pour
théâtre la Haute Vallée de l’Aude.
Il faut rapidement esquisser le théâtre de
cette histoire. Un horizon bleu de montagnes. Un décor arcadien composé de
roches blanches, de chênes verts, et, ici et là, de grandes bandes de terres
rouges. L’Aude scintillante serpentant dans ces terres plantées de vignes. Et
puis, Rennes-le-Château. Un petit village séculaire perché sur une colline
désertique. Sur ce village, les ruines d’un vieux château, où s’accroche le
lierre et que les âmes romantiques imaginent pleins de chauves-souris. Les
légendes locales lui prêtent des souterrains, qui rejoindraient d’anciennes
grottes où jadis se réunissaient les fées. Autour du château, des maisons
paysannes, pauvres, délabrées, rudes, à l’image de ceux qui les habitent.
C’est là qu’arrive Bérenger Saunière en 1885.
Il a 33 ans. Il est jeune prêtre. Ce qu’il découvre n’est guère enthousiasmant :
l’église dans laquelle il va devoir officier est à l’état de
quasi-ruines ! Le toit menace de s’effondrer, les vitraux, brisés par une
tempête, ont été remplacés par des planches en bois.
Dès 1886 cependant, Bérenger Saunière se met à restaurer la vieille église à ses frais. Puis, les années passant, il aménage un jardin religieux… Rien d’extraordinaire pour un prêtre. Mais au tournant du siècle, l’histoire bascule dans autre chose. Le modeste curé se met à édifier une tour néo-gothique (Magdala), une villa style Renaissance (Béthanie), des parcs et des jardins ! Et là, dans ce véritable petit paradis terrestre mêlant toutes les influences esthétiques les plus raffinées de l’époque (le néo-gothisme et l’Art Nouveau notamment) il reçoit avec faste bourgeois aisés et aristocrates. Dès lors, le curé du village devient l’objet de « on dit ». Il est au centre d’une rumeur, persistante, voulant qu’il ait trouvé un trésor. Comment expliquer autrement ce train de vie impossible à un curé de campagne ? La supposition est étayée par les légendes trésoraires très présentes autour du village.
Survivant à la mort de Bérenger Saunière
advenue en 1917, cette rumeur va être progressivement réactivée, jusqu’à être
l’objet d’un ouvrage qui allait la diffuser largement : L’Or de Rennes
ou la vie insolite de Bérenger Saunière, curé de Rennes-le-Château publié
en 1967. Saunière acquiert dès lors le statut d’un véritable personnage de
roman. L’ouvrage n’hésite pas à affirmer que lors des travaux dans l’église il
aurait découvert de mystérieux parchemins codés, qui, une fois déchiffrés,
l’auraient conduit vers un mirifique trésor. Monté à Paris pour se faire aider
dans ce décodage, Saunière se paye même le luxe d’une relation passionnée avec
la troublante Emma Calvé ! Un fait qui n’a jamais pu être prouvé, et pour
cause, il tient certainement de la fable (symbolique).
Lorsque l’on rencontre Saunière pour la
première fois, c’est en général ce Saunière-là que l’on rencontre. Un Saunière
romancé, tissé de sa légende. Un Saunière qui n’est cependant pas totalement
imaginaire. Si la légende a ajouté à son existence bien des épisodes fictifs,
il n’en demeure pas moins que des recherches en archives ont permis d’établir
que certains épisodes de sa vie qui pouvaient paraître romanesques ont bel et
bien eu lieu !
Ainsi les Archives Départementales de l’Aude
conservent-elles des plaintes adressées par les habitants de Rennes-le-Château
à la sous-préfecture de l’Aude au sujet des agissements du prêtre dans le
cimetière attenant à l’église. Ces papiers là ne travestissent pas la réalité.
Or, ils le disent clairement : l’abbé Saunière met le cimetière sans
dessus dessous en s’y livrant à… des fouilles !
L’homme a donc bien cherché quelque chose. Mais quoi ? Cela en revanche reste un mystère, puisqu’il n’a laissé aucun écrit sur le sujet… Du moins, aucun écrit à ce sujet n’a survécu. C’est là un autre visage de l’abbé Saunière : l’homme effacé. Durant des années, aucun soin n’a été apporté à la conservation de ses archives. Détruites ou dérobées, celles-ci ont en grande partie disparu. Il n’en reste qu’un tout petit pourcentage, qui ne donne qu’une vision partielle de son existence et de ses faits et gestes. Si l’on devine un mystère Saunière, ces archives ayant survécu au Temps et aux hommes sont d’une utilité quasi nulle pour résoudre ce mystère. Celui-ci effleure ici et là à travers certains mots… comme lorsque le 21 septembre 1891, Saunière consigne la découverte d’un tombeau. Malheureusement, il n’en dit pas plus ! Et si les lignes suivantes dans son cahier journal laissent deviner qu’il a dès lors tenté de camoufler quelque chose… cela n’est jamais explicite !
Difficile ainsi de saisir le mystère Saunière.
Toute cette part de sa vie est à présent plongée dans l’ombre. En revanche, les
courriers conservés, les fragments du cahier-journal scrupuleusement tenu jour
après jour, de même que les cahiers de correspondance, permettent de dresser un
portrait assez précis de l’homme. Un homme sensible, un rêveur, un artiste.
Lui-même se qualifie de « prêtre à l’âme artiste ». Un aspect de sa
personnalité que l’on retrouve pétrifié dans le Domaine qu’il a érigé.
Celui-ci, incontestablement, est l’œuvre d’un artiste. Car il fallait être
artiste pour concevoir ce lieu et sa décoration. Celle-ci a malheureusement
presque entièrement disparu… Mais le papier peint Art Nouveau qui pare encore
un des salons de la Villa Béthanie, de même qu’un panneau peint sérigraphié
dessiné par Mucha, disent à eux seuls le rêve de Beauté que Saunière fit éclore
sur l’aride colline. On sait par quelques lettres la richesse artistique de sa
bibliothèque. Les vieux papiers qu’il a laissés derrière lui nous apprennent,
en outre, que l’abbé était grand amateur de musique. J’ai retrouvé dans ses
correspondances une proximité affirmée avec une poétesse aujourd’hui oubliée,
Maria Thomazeau, avec qui il échange un nombre de missives particulièrement
élevé. La poésie était souvent au centre de leur conversation.
D’autres traits saillants se manifestent dans
les papiers du prêtre. Il apparait proche de la nature, et notamment de ses
animaux. C’est un bon vivant. Les photographies, comme les échanges avec ses
visiteurs montrent qu’il n’est pas de l’école ascétique. Ce qui ne l’empêche
pas d’être habité par une foi véritable. Authentique. Il a le pressentiment
terrible, comme beaucoup à son époque, des ravages de l’idéologie matérialiste.
Fervent catholique, il est prêt à payer de sa personne pour ce combat
spiritualiste. Ainsi le Ministre des Cultes le suspend de ses fonctions de
prêtre quelques mois à peine après son arrivée à Rennes-le-Château pour des
prises de positions trop politiques. De cette épreuve, Saunière saura tirer
bénéfice.
C’est là un des traits de l’homme. Il est combatif. Il est libre. Par la suite, Saunière n’hésitera pas à s’affronter à sa hiérarchie. Il avait fait de Rennes-le-Château son ciel sur la terre. Lorsque son évêque voulut lui faire quitter le lieu, il s’y opposa. Commença un bras de fer qui dura jusqu’à sa mort. Durant cette période, Saunière se proclame « prêtre libre ». Cela dit beaucoup de lui. Il fait partie de ces « hommes debout » qui ne lâchent pas et qui sont prêts à se battre pour le rêve qui les habite.
C’est durant cette période conflictuelle avec
l’évêché de Carcassonne que Saunière fut pour la première fois sommé de
justifier ses dépenses. C’est une des parties les mieux documentées de sa vie.
Et pourtant, impossible d’y voir clair vraiment. Saunière donne une origine à
sa fortune : des donations. Il livre des noms, des sommes. Seulement
voilà : l’analyse des différents documents à notre disposition montre que,
d’un brouillon à l’autre, Saunière modifie les sommes qu’il aurait perçues. Sur
un premier brouillon la comtesse de Chambord lui alloue 1000 francs-or. Mais
sur la pièce qu’il communique à l’évêché, Saunière mentionne un don de 3000
francs-or. Il a donc gonflé la somme de 2000 francs-or. Pour quelle
raison ? À l’évidence, il veut camoufler
l’origine d’une partie de sa fortune… Voilà le mystère qui se manifeste à
nouveau, toujours aussi insaisissable. Saunière feinte, dissimule. C’est un
fait. Mais que veut-il ainsi dérober à la vue de ses accusateurs ? On ne
peut le dire…
Et c’est bien là le portrait, double, de l’abbé
Saunière. À côté de l’homme
demeure toujours l’énigme. Les deux sont indissociablement liés. Bien sûr, la
légende a forcé le trait et beaucoup se sont égarés à peindre des portraits
complétement fantasmagoriques de l’abbé… Mais… Mais il y a toujours, ici et là,
ce petit détail, qui certes ne paraît pas spectaculaire au premier abord, mais
qui trahit, incontestablement, l’existence d’un envers du décor.
Autre exemple : en épluchant la correspondance,
très dense, de l’abbé Saunière, certains chercheurs y ont découvert le nom de
Clovis Lassalle. Il est dit très peu sur l’homme mais ce peu suffit à établir
que Lassalle est un ami proche de l’abbé. Or, ce même Clovis Lassalle est
mentionné dans des documents émanant de l’AMORC (Ancien et Mystique Ordre de la
Rose Croix). Cet ordre rosicrucien fut fondé aux États-Unis par Harvey Spencer Lewis (1883-1939) après qu’il ait
été initié aux secrets de la Rose-Croix lors d’un périple dans la sud de la
France. Un périple achevé à Toulouse, après sa rencontre avec un mystérieux
photographe qui ne serait autre, d’après des écrits de l’AMORC que… Clovis
Lassalle !
Autour de l’abbé Saunière se devinent ainsi de
mystérieuses connexions. Le Cercle Catholique de Narbonne, qui joua un rôle
central dans la restauration de l’église (puisque j’ai pu établir que c’était
lui qui l’avait financée), est lui aussi au centre de cette toile
mystériologique qui semble avoir réuni différentes sociétés en apparence
éloignées les unes des autres, voire opposées, mais qui, au final, avaient
toutes en commun de se battre contre le matérialisme. Ce qui pose une
question : d’où venait leur intérêt pour Rennes-le-Château ?
Autrement dit : que cachait, ou cache encore, le petit village pour
qu’elles s’y intéressent discrètement ? Toujours la même question qui revient.
Comme une obsession.
Ainsi, il y a la vie de l’abbé Saunière que
l’on peut écrire à partir des documents d’archive. Sa biographie est de ce
point de vue là assez dense, et parfois touchante.
Au fil des années, les différentes recherches sérieuses au sujet de l’abbé Saunière ont donc élaboré un portrait du prêtre qui lui confère quelque chose de Janus… Un Janus que l’on regarderait de face, en devinant l’existence, derrière ce visage, d’un autre visage, souvent suggéré, mais jamais complétement perçu. C’est dans ce pressentiment de l’inconnu que réside encore, pour beaucoup, le pouvoir d’attractivité de l’abbé Saunière. Comme un mystérieux sphynx, il nous invite à essayer de voir ce qui se cache derrière les apparences…
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