Le 1er novembre 1944, un avion militaire américain,
le Douglas C-47A Skytrain n° 42-92700, s’écrase sur les flancs du mont Pilat,
sur le chirat de l’Écotay situé sur le territoire de la commune de Doizieux,
entre la Jasserie et le crêt de Botte. Les 20 membres d’équipage et passagers
présents à bord de l’appareil sont tués, ce qui en fait l’accident aérien le
plus meurtrier survenu à ce jour dans le Pilat.
Comment un tel drame a-t-il pu se produire ? L’avion, parti
quelques heures plus tôt de la base de Luxeuil, en Haute-Saône, faisait partie
d’un convoi de dix avions chargé de rallier Istres, dans les Bouches-du-Rhône,
dans le cadre d’une mission d’évacuation sanitaire d’un groupe de blessés
rapatrié du front des Vosges. En ce mois de novembre 1944, les combats sont en
effet loin d’être terminés contre une Wehrmacht qui, bien que très affaiblie
par les récents revers subis en Normandie et en Provence (pour s’en tenir au
seul cas français), n’en demeure pas moins redoutable. Les Alliés américains,
britanniques, canadiens et français, certes, progressent vers la ligne du Rhin,
mais chaque mètre carré de terrain est acquis au prix de lourdes pertes.
Parmi les passagers de l’avion, donc, se trouvent 15 patients
qui ont été blessés dans les jours précédents dans le secteur de
Saint-Dié-des-Vosges, à proximité de Strasbourg. Neuf d’entre eux sont des G.
I.’s américains qui ont tout abandonné de leur pays natal pour venir se battre
sur le théâtre occidental de la guerre ; les six autres sont, de manière
plus surprenante, des prisonniers allemands blessés qui, en dépit de
l’acharnement des combats et de la dimension idéologique du conflit,
bénéficient en la circonstance de soins semblables à ceux de leurs homologues
d’outre-Atlantique. Il faut dire que ces hommes ont la chance d’être entre les
mains d’un personnel particulièrement qualifié. Les cinq membres d’équipage –
le 1er lieutenant Carson M. ROBERTS, 26 ans, pilote ; le 2e
lieutenant William C. WARD, âge incertain, copilote ; le caporal Howard E.
KAHLER, 30 ans, radio ; le sergent-chef Shirley N. BRECKENRIDGE, 23 ans,
mécanicien ; et la 1re lieutenant Aleda E. LUTZ, 28 ans,
infirmière de l’air – sont presque tous des militaires chevronnés, comptant
parfois plusieurs années de service à leur actif. Le parcours d’Aleda Lutz,
l’infirmière, est sans doute le plus remarquable de tous. Sans nous étendre
trop longuement à son sujet, rappelons simplement qu’elle effectue ce jour-là
sa 196e mission d’évacuation sanitaire, un record. Telle un ange
gardien, elle veille sur les malheureux patients qui, espèrent-ils
probablement, en ont bientôt fini avec la guerre.
Le transfert de blessés par les airs, depuis l’est de la France
jusque sur les rives de la Méditerranée, est alors une tâche quotidienne, et
par conséquent tout à fait routinière, pour l’US Army Air Force (USAAF) depuis
le mois de septembre 1944. Les conditions météorologiques exécrables qui
règnent en cette saison automnale sur toute une partie du pays compliquent
néanmoins sérieusement le travail des pilotes. Tout au long du trajet qui doit
le conduire de Luxeuil jusqu’à Istres, le C-47 est confronté à de forts vents,
une température glaciale et, surtout, un brouillard particulièrement épais qui
rend impossible le moindre repérage visuel. Cette situation, pour n’être pas
inhabituelle, va toutefois être à l’origine d’une erreur lourde de
conséquences. Dans le courant de l’après-midi, alors que l’appareil du
lieutenant Roberts survole le Rhône à hauteur de Condrieu, ce dernier et son
copilote ne s’aperçoivent pas que le fleuve, à cet endroit précis, dévie
subitement de sa course rectiligne vers le sud, tel un « coude »,
pour ne reprendre qu’un peu plus loin, après Vérin, sa trajectoire initiale.
Trompé par cette particularité des méandres, le C-47 n° 42-92700 poursuit sur
ce qu’il croit être le plan de vol prévu, ignorant que, séparé du reste du convoi
qui continue sur Istres, il s’enfonce à vitesse modérée à l’intérieur des
terres…
Quelques minutes à peine se sont écoulées, et pourtant l’avion court désormais, sans le savoir, un grave danger. La route qu’il suit le conduit en effet tout droit en direction du massif du Pilat, qui sépare de ses plus de 1 400 m la vallée du Rhône des plaines du Forez, lesquelles s’étendent au-delà de Saint-Étienne. La montagne, plongée dans l’obscurité de cette journée de Toussaint, demeure cependant invisible aux yeux des pilotes qui débouchent bientôt dans le ciel de Doizieux, une petite commune du versant nord du Pilat où, à cette heure, les habitants se pressent devant l’église de la paroisse Saint-Laurent en prévision des vêpres. Un bourdonnement résonne au-dessus d’eux. Soudain, deux détonations. Chez les fidèles doizerains, c’est la stupeur. Quelque chose de grave vient de se produire, mais quoi ? Ils ne le savent pas encore, mais les pilotes du C-47, s’étant probablement rendus compte de leur erreur, ont tenté d’amorcer une manœuvre de demi-tour dans l’espoir, sans doute, de rattraper le cours du Rhône. Trahis par une altitude trop faible et, peut-être, par des soucis d’ordre technique induits par les conditions météo, ils ne peuvent toutefois rétablir la situation alors que leur « coucou », passant juste au-dessus de l’auberge de la Jasserie sous les yeux des occupants médusés, heurte la ligne des sapins et perd, à leur contact, un bout de son aile droite. Un instant plus tard, aux alentours de 14 h 30, l’avion en perdition s’écrase dans un vacarme du diable sur les pierres d’un chirat voisin et s’embrase immédiatement au point d’impact. Tous les membres d’équipage et passagers sont tués sur le coup.
Quand, bien des heures plus tard, dans la nuit du 1er
au 2 novembre, des riverains partis spontanément à la recherche de l’avion
découvrent enfin l’emplacement du sinistre, la consternation est palpable. Le
sentiment d’horreur qui se dégage à la vue de la carcasse de l’appareil et du
spectacle des corps carbonisés par l’incendie habite, de même, tous les témoins
qui, le lendemain ou le surlendemain, se rendent à leur tour sur les lieux de
la catastrophe dont la nouvelle s’est probablement répandue comme une torche à
Doizieux et dans les communes voisines du Pilat. Le plus connu de ces
témoignages, presque toujours cité dans les écrits relatifs à la tragédie, est
celui d’Eugène Masson, le propriétaire de l’auberge de la Jasserie :
« Je me refuse à décrire le spectacle atroce que j’avais
devant les yeux. J’en conserverai toute ma vie, comme une hallucination, le
souvenir. Dans un enchevêtrement indescriptible de ferrailles tordues, des
corps brûlés, calcinés, noircis, n’ayant plus de forme humaine, jonchaient le
sol. […] Un soulier de femme, intact, attestait qu’il devait y avoir une
infirmière parmi les victimes. Les lambeaux de pansements en plâtre donnaient à
ces malheureux une fin encore plus lamentable. Avoir échappé à la mort sur le
champ de bataille et venir la trouver à Pilat, pays du silence et de la paix. »
Il faudra l’intervention de détachements militaires américains,
consécutive à celle des FFI (Forces françaises de l’intérieur), pour dégager
les corps des victimes de l’appareil et permettre l’acheminement de ces
dernières vers des cimetières provisoires, avant leur inhumation définitive en
terre américaine (les dépouilles de quatre Américains, dont Aleda Lutz, et des
prisonniers allemands demeurant en terre française, respectivement à Draguignan
dans le Var et à Dagneux dans l’Ain). Une cérémonie en hommage aux victimes du
crash se tient le 11 novembre 1944 en l’église Saint-Laurent de Doizieux, en
présence d’une foule nombreuse.
Ce n’est cependant que des décennies plus tard, grâce aux efforts entrepris par M. Pierre Dumas, du hameau du Buisson à Véranne, et plusieurs autres personnalités de la région qu’une stèle à la mémoire des victimes de l’accident du 1er novembre 1944 est inaugurée dans le Pilat, le 7 septembre 2002, à proximité immédiate de l’auberge de la Jasserie. Nous devons à M. Dumas le tout premier récit exhaustif et circonstancié du drame, publié la même année par l’association « Visages de notre Pilat », sous le titre Drame dans le Pilat : le crash du Dakota américain le 1er novembre 1944. C’est en grande partie inspiré par son travail que l’auteur de ces lignes s’est lancé à son tour, une vingtaine d’années plus tard, dans une recherche approfondie autour de cet accident et, en particulier, des 20 militaires américains et allemands qui en furent les victimes. Le résultat de cette enquête a débouché sur un livre (un de plus !), qui n’aurait certes pas été possible sans les très nombreuses personnes qui, à des degrés divers, nous ont prêté leur concours tout au long de nos investigations, et que nous tenons à remercier ici chaleureusement pour leur aide précieuse.
<Le Livre>