REPORTAGE OCTOBRE 2014




Par Patrick Berlier



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LES REGARDS DU PILAT EN BALADE

 

AUTOUR DE GIMEL, ENTRE BRUME ET SOLEIL

 

 

 

Carte de la randonnée autour de Gimel

 

Lundi 11 août 2014. Été pourri, il ne fait pas chaud, le plafond est bas et des bancs de brouillard flottent sur la lande. Mais la météo promet une amélioration pour l’après-midi. Toute la dynamique équipe des Regards du Pilat, avec quelques amis et sympathisants, se retrouve ce matin sur le parking de la tourbière de Gimel, à 1200 m d’altitude, sur la commune de Saint-Régis-du-Coin. Il y a là Thierry et son fils, Jacques, Patrice, Lionel, Antoine et son petit-fils, Bernard, Gérald, Éric, et moi-même. J’aurai le plaisir de conduire cette balade sur les hautes terres du Pilat. C’est une petite randonnée facile : 9 km et 180 m de dénivelé, de quoi se faire plaisir sans se fatiguer.

 

Départ de la balade

 

Histoire de se mettre en jambes, nous faisons le tour de la tourbière sur le chemin de caillebotis spécialement aménagé pour cela. En des temps très anciens, il y avait là un petit lac, qui fut colonisé par des plantes particulières, les sphaignes, capables de pomper toute son eau. Ses herbacées mortes se sont alors tassées en une couche épaisse, qui s’est transformée au fil du temps en tourbe, servant de lit fertile à d’autres végétaux spécifiques, comme les délicates linaigrettes aux fleurs cotonneuses. Véritable éponge, la tourbe draine toute l’humidité ambiante, toute l’eau que lui amènent les innombrables rigoles murmurant sous les frondaisons. Mais une fois séchée, cette matière devient un bon combustible, qui – si nous étions en Écosse, pays où les tourbières sont autrement plus importantes que dans le Pilat – donnerait son incomparable goût fumé à certains whiskys, prisés par les amateurs.

 

La tourbière dans la brume

 

Cette tourbière de Gimel a failli disparaître, il y a de cela une vingtaine d’années. Sans trop savoir dans quel terrain elle s’avançait, l’EDF avait entrepris d’y creuser une tranchée pour y faire passer une ligne électrique. Des riverains écolos se sont émus et ont alerté le Parc Naturel Régional du Pilat : l’EDF a dû revoir sa copie. C’est à ce moment-là que le Parc a décidé de faire de Gimel l’une de ses réserves naturelles. Celle de Gimel doit être, sauf erreur de ma part, une ZNIEFF (Zone Naturelle d’Intérêt Écologique Floristique et Faunistique). Nous cherchons les rossolis ou droséras, ces plantes carnivores emblématiques des milieux des tourbières, mais il y a trop d’herbe, nous ne pourrons pas les apercevoir. Nous ne verrons pas non plus, faute d’un rayon de soleil, les cordulies arctiques, ces élégantes libellules noires venues des pays nordiques se fixer dans ce petit coin du Pilat. Mais dans la brume, ce paysage si particulier devient irréel, on s’attend à voir quelque créature fantastique émerger du brouillard.

 

Un paysage d’Écosse dans le Pilat ?

 

Il est temps d’attaquer le raidillon, seule difficulté de la journée, pour rejoindre le GR 7 qui désormais passe sur la colline alors qu’autrefois il se contentait de suivre la route. Quelques lacets, puis la pente s’adoucit. Voici les maisons éparses du hameau de Gimel. Quel drôle de nom, quand on sait que Gimel est aussi une lettre hébraïque. L’ami Michel pourrait sans doute nous en dire plus là-dessus. Le Dictionnaire étymologique des noms de lieux en France nous apprend que Gimel est une variante du mot gémeaux, c’est un toponyme qui désignerait des détails topographiques jumeaux, des rochers, des arbres, etc. Rien de semblable n’est visible à l’horizon, mais le paysage a pu changer. Le paysage, justement, est bien particulier, je parlais de l’Écosse, eh bien on s’y croirait : une lande rousse, quelques arbres rabougris, des nuages bas et sombres, un petit coin de ciel bleu quand même, le temps va peut-être s’arranger.

 

Sur le GR 7, en route pour le Gnaorou

 

Nous voici sur le GR 7, le groupe s’étire. Je jubile en pensant que les pur-sang qui ont pris les devants vont rater l’embranchement du chemin conduisant au Gnaorou, mais non, ils ont la sagesse de s’arrêter et d’attendre. Nous bifurquons, puis le chemin opère de lui-même un virage à droite pour nous emmener au point géodésique, cote d’altitude 1302 m, marquant le sommet de la colline, à l’orée du Bois Panère. Des grandes pierres se dressent devant nous au milieu des bruyères en fleurs, imposants menhirs surgis d’un lointain passé.

 

Nous arrivons en vue du Gnaorou

 

C’est le site mégalithique connu sous le nom de Gnaorou. Tradition orale uniquement, ce nom n’apparaît pas sur les cartes de l’IGN. C’est un mot du patois local, signifiant « dans les nuages. » Un nom qui n’est pas usurpé en ce matin du 11 août ! La racine gna, en patois forézien, désigne la brume. Par extension, « avoir le gna » est l’expression employée pour dire « avoir la tête embrumée », autrement dit être ivre. Le site était tombé dans l’oubli, connu seulement des chasseurs ou ramasseurs de champignons. Jusqu’en 2011, on ne voyait qu’une grande pierre dressée, en travers d’un vieux tronçon de chemin, comme une porte. Puis des pierres éparses tout autour.

 

Deux vues du Gnaorou. À gauche en mars 2011, à droite en juin 2013

 

Un jour quelqu’un s’est rendu compte que ses pierres étaient sans doute levées à l’origine, car elles paraissaient pouvoir s’emboîter comme les pièces d’un puzzle. Alors en 2012 une association locale a obtenu les moyens techniques nécessaires et les pierres ont été redressées, en même temps que le site était débroussaillé et déboisé. Aujourd’hui deux menhirs s’élèvent, l’un est d’une seule pièce, l’autre est en trois morceaux et on voit bien qu’ils étaient faits pour s’empiler les uns dans les autres. Tiens, au fait, ces deux menhirs, c’était peut-être ça les rochers jumeaux justifiant le nom Gimel ?

 

Concertation autour du menhir reconstitué

 

Après une pause prolongée, il est temps de quitter ce lieu. Plus de montée pour ce matin, nous allons pouvoir nous détendre dans la descente en pente douce, pendant que les conversations les plus diverses vont bon train. Après avoir longé le Bois Panère nous nous y engageons, pour en sortir au niveau de carrefour de la Croix de Caille. Là nous prenons le chemin conduisant à la Pierre des Trois Évêques, que nous atteignons vers midi. J’en profite pour rappeler à tout le monde l’histoire bimillénaire de cette fameuse pierre, autour de laquelle, dit la légende, trois évêques pouvaient se réunir sans sortir de leurs diocèses respectifs.

 

Le partage de la Gaule par les Romains

matérialisé par la Pierre des Trois Évêques

 

Après leur conquête de la Gaule, les Romains divisèrent notre pays en quatre provinces, soit du nord au sud : la Belgique, la Lyonnaise, l’Aquitaine et la Narbonnaise. Ces trois dernières provinces avaient leur limite commune à la Pierre des Trois Évêques, c’est dire toute l’importance du Pilat. On se demande d’ailleurs ce qui a justifié le choix des Romains pour ce rocher modeste, dépassant à peine du sol, alors que d’autres dans les environs, dont le Gnaorou, étaient visibles de fort loin. Sans doute était-ce au préalable une pierre sacrée pour les Gaulois, qu’il était important de romaniser. Plus tard, sous les Carolingiens, la pierre marquait la limite entre l’Aquitaine, la Bourgogne et la Provence. Puis lorsque l’empire de Charlemagne fut partagé entre ses trois petits-fils, elle servit de frontière entre les parts de Charles le Chauve et Lothaire. Elle fut une limite aussi sur le plan religieux : les trois diocèses de Lyon, Vienne et le Puy avaient leur frontière commune en ce lieu, d’où le nom justifié de Pierre des Trois Évêques. C’est là aussi que se rejoignaient les trois zones de juridiction des châteaux d’Argental, la Faye et Montchal. La Faye était d’ailleurs une petite baronnie, dépendant du comté de Vienne, qui fit partie de la dot qu’Alix de la Tour, fille du Dauphin du Viennois, apporta à son futur époux Jean Ier comte de Forez en 1296.

 

Une croix gravée sur la Pierre des Trois Évêques

 

Plus tard encore, la Pierre des Trois Évêques fut la limite des territoires de trois communes : Saint-Genest-Malifaux, la Versanne et Saint-Sauveur-en-Rue. La création de la commune de Saint-Régis-du-Coin en 1858 modifia les tracés de ces territoires communaux, et aujourd’hui c’est la Croix de Caille qui marque la limite commune entre Saint-Régis, la Versanne et Saint-Sauveur. Mais la frontière entre ces deux dernières communes passe encore par la Pierre des Trois Évêques. Quant aux diocèses, ils ont été modifiés eux aussi par la création du diocèse de Saint-Étienne, qui avec ceux de Viviers et du Puy ont leur limite commune à la Croix de Cellarier, dans la forêt de Taillard.

 

La « petite sœur » de la Pierre des Trois Évêques

 

Il est midi bien sonné, les estomacs crient famine, mais Jacques veut quand même nous montrer la « sœur jumelle » de la Pierre des Trois Évêques, semblable rocher rond et plat, plus petit, situé à quelques mètres, cachée sous les framboisiers, dans lesquels certains s’attardent pour cueillir leurs fruits mûrs à point. Là aussi des noms gravés se devinent, peu déchiffrables.

 

Pique-nique et conférence sur la Pierre des Trois Évêques

 

Il est l’heure du pique-nique et la pierre procurera l’assise idéale. Quelqu’un sort de son sac une bouteille de Muscat, un autre exhibe les cacahuètes, ça commence bien ! Nous prenons notre temps, mais il faut bien songer à rentrer. J’ai prévu d’emmener le groupe jusqu’aux abords du hameau des Pâturaux, où l’on trouve quelques curiosités intéressantes. Mais voici que le chemin a disparu ! Quelques troncs d’arbres en travers, et la nature a repris ses droits. Nous contournons les obstacles, marchons au jugé, pour retrouver quand même le vieux chemin un peu plus loin. Nous sortons du bois, sous le soleil retrouvé, pour déboucher dans l’un des pâturages qui ont donné leur nom aux Pâturaux. Voici à gauche un modeste cabanon en pierres, non, une chapelle puisqu’il est surmonté d’une croix. Il faut aller voir de plus près… Une chapelle en effet, ou plutôt un oratoire, car elle n’a sans doute jamais été consacrée. Elle date de 1954. À l’intérieur quelques images pieuses, une croix, des fleurs artificielles. Témoignage rustique d’une foi naïve et proche de la nature, en ce lieu perdu. Nous sommes au point le plus bas de la randonnée, à 1120 m d’altitude.

 

La chapelle rustique des Pâturaux

 

Nous faisons demi-tour pour accéder à une grosse pierre, signalée par la carte. C’est un rocher oblong, qui doit bien faire dans les 4 m de haut. On le croirait planté verticalement sur d’autres pierres. Apparemment il doit servir de limite de parcelles, vu les symboles peints à hauteur d’homme. Derrière, d’autres rochers curieux attirent l’attention de Gérald et Jacques, grands amateurs de pierres mystérieuses.

 

Le rocher des Pâturaux

 

Par un agréable chemin nous nous dirigeons sur la ferme du Bossu, puis par le gîte équestre des Écrinelles, et au prix d’une courte grimpette, nous voici de retour au parking de Gimel. Il est encore tôt, nous décidons de reprendre les voitures pour aller jusqu’au Rocher de Chaléat, dit aussi Roche Chaléas, que certains ne connaissent pas. Il est vrai qu’il est invisible depuis la route, bien qu’il n’en soit éloigné que de 200 m, masqué par un bouquet d’arbres. Son ascension facile réserve une surprise : une vue magnifique sur la haute vallée de la Déôme, entre Saint-Sauveur-en-Rue et le Tracol. En face sur l’autre coteau s’étend l’immense et mystérieuse forêt de Taillard.

 

Panorama depuis le Rocher de Chaléat

 

À la base du rocher est creusé un abri ancestral, aux parois noircies de fumée. Des hommes ont dû jadis trouver refuge ici, on remarque encore les petites cavités creusées à intervalles réguliers pour servir de points d’ancrage aux branchages formant la structure externe de l’abri. Précisément, Chaléat vient du bas latin cala signifiant « grotte, abri ».

 

L’abri sous roche à la base du Rocher de Chaléat

 

La balade se terminera à Saint-Régis-du-Coin. Antoine qui connaît les propriétaires du château Bonneville, dans le village, a obtenu d’eux l’autorisation de visiter cette bâtisse normalement fermée au public. Privilège rare que nous apprécions.

 

Le château Bonneville à Saint-Régis-du-Coin

 

Le château possède sa chapelle privée, dont la façade, visible depuis la place du village, s’orne de deux médaillons bien intrigants. À gauche un gentilhomme à la barbe pointue, coiffé d’un casque empanaché. À droite un Turc enturbanné tient dans la main gauche un sceptre terminé par un croissant de lune. Qui sont ces personnages ? D’après Anne Fieux, qui le tenait de Félix Thiollier, les médaillons sont des pierres de réemploi, des bas-reliefs en grès du XVIe siècle, récupérés dans le château de Hauteville en Forez. F. Thiollier recense d’ailleurs trois médaillons, l’un a donc disparu, ou a été déplacé. En effet on remarque son emplacement au-dessus de la porte de la chapelle. Le seigneur de Hauteville fut ambassadeur du roi de France auprès du Grand Turc. C’était à l’époque des guerres d’Italie, la France engagée dans un long conflit avec Charles Quint était prise en tenaille entre ses états, l’Espagne d’un côté, l’Allemagne et l’Italie de l’autre. Alors François Ier avait signé un traité d’alliance avec l’empire Ottoman pour pouvoir à son tour attaquer Charles Quint sur deux fronts. Cette « alliance du lys et du croissant », comme on disait à l’époque, fut ratifiée par ses successeurs, jusqu’à ce que le manque d’argent, dans les deux camps opposés, finisse par mettre fin au conflit.

 

Médaillons en façade de la chapelle du château Bonneville

 

Rentré chez lui, le seigneur de Hauteville fit réaliser ces médaillons, qui doivent être son portrait et celui du Grand Turc. Puis il vint s’installer au Coin en transformant son nom en Bonneville, et en faisant construire ce modeste château, simple mais confortable pavillon de chasse à l’origine, où une pierre sculptée porte la date 1591. Il récupéra les médaillons, auxquels il devait tenir, pour les réemployer en façade de son nouveau château. Visiblement, l’auteur de ces médaillons s’est inspiré du célèbre tableau du Titien représentant François Ier et Soliman le Magnifique.

 

François Ier et Soliman le Magnifique par Le Titien

 

C’est autour du verre de l’amitié que se termine cette belle journée, riche en découvertes pour beaucoup d’entre nous. À refaire, assurément !






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