Rubrique
Pilat et Liens

Janvier 2022




Par
Patrick Berlier


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HUGUES DE PAGAN, FONDATEUR DE L'ORDRE DU TEMPLE

 

QUI ÉTAIT-IL VRAIMENT ?

 

Après que les chrétiens eurent reconquis la Terre Sainte à la fin du XIe siècle lors des premières croisades, les pèlerins commencèrent à y affluer depuis toute l'Europe. Cependant, si les croisés tenaient les villes, les routes qui y conduisaient restaient dangereuses. Aussi pour assurer leur sécurité, vers 1118 quelques chevaliers se réunirent pour former la Milice des Pauvres Chevaliers du Christ. Installée à l'emplacement du Temple de Salomon, cette confrérie devint l'Ordre du Temple, et ses membres furent rapidement surnommés les Templiers.

Tous les historiens s'accordent sur l'identité du fondateur et premier grand-maître de l'ordre du Temple. Dans les actes du concile de Troyes, qui en 1129 officialisa son existence, ce fondateur était désigné sous le nom de « Frère Hugues » ou « Maître Hugues ». C'est un peu plus tard que son nom patronymique fut révélé. C'était un certain Hugo de Paganis, un nom latin qui s'est trouvé transposé en français sous diverses orthographes : Payns, Payens, Payen, Pagan, etc. À l'époque, on écrivait les noms comme on les entendait, aussi plus de cinquante versions différentes de celui-ci ont-elles été recensées.

 

Hugues de Payns

(Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon)

 

Si l'identité du fondateur de l'ordre du Temple ne fait aucun doute, en revanche ses origines géographiques restent imprécises. Était-il Champenois comme on le prétend généralement, ou Ardéchois, ou encore Provençal ? J'ai consacré à cette interrogation un chapitre du tome II de mon livre La Société Angélique (réédité en 2015 en un seul volume, Arqa éditions). Plus récemment, est paru le livre de Pierre Gaugier : Hugues Pagan, fondateur provençal de l'ordre du Temple (éditions Odes, 2021). Tout serait-il dit sur le sujet ? Pas forcément, car s'il apporte certaines réponses, le livre de Pierre Gaugier soulève aussi plusieurs questions, et l'opportunité de faire le point une nouvelle fois se justifie pleinement.

 

DES ORIGINES INCERTAINES

Les historiens du Temple voient en Hugues de Payns un chevalier champenois, originaire de Payns, une bourgade proche de Troyes. En vérité, cette localisation repose sur des éléments bien fragiles comme il sera expliqué plus loin. D'autres historiens, souvent à vocation plus régionaliste, préférant l'orthographe Hugues de Pagan, n'hésitent pas à le voir originaire du Vivarais, autrement dit le département de l'Ardèche. Si cette localisation géographique s'avérait exacte, notre homme serait ainsi né à deux pas du Pilat. Enfin une autre version le voit originaire de la région des gorges du Verdon en Provence.

Pour corser la difficulté, on trouve le nom Pagan écrit tantôt avec une particule (Hugues de Pagan) et tantôt sans (Hugues Pagan). La particule paraît avoir été rajoutée pour donner un air plus noble à cette famille. Pagan semble donc être un surnom (« paysan, villageois », ou encore « païen ») plutôt que l'indication d'un lieu d'origine.

En raison de ces imprécisions, beaucoup de familles du nom de Payns, Payens, Payan ou Pagan, ont vu dans le fondateur des Templiers leur ancêtre le plus illustre. On peut citer par exemple la branche des Pagan d'Avignon. Ainsi dans le livre Divers ouvrages de M. le comte de Pagan, trouvés dans ses écrits après sa mort (1669) apparaît ce passage à propos d'Hugues de Pagan :

« Encore que ce héros ait pris sa naissance dans l’Italie ; étant d’origine Française, & sorti de la maison de Bretagne : Nous ferons revivre sa gloire en ce lieu, & les éloges de ses Vertus se verront parmi celles de nos fameux Capitaines. » (Transcription en français moderne)

Comme il était très à la mode à l'époque de se doter d'un aïeul célèbre, et de préférence d'origine italienne, le comte de Pagan aurait cédé à cet engouement en s'improvisant généalogiste et en faisant du fondateur des Templiers l'un de ses ascendants, voyant ses ancêtres italiens franchir les Alpes, autour de l'an mille, pour s'installer en Avignon après être passés par la Bretagne. C'est au cours d'un combat épique contre les Sarrasins qu'ils auraient gagné leur surnom Pagan variante de païen, pour signifier qu'ils avaient écrasé ces païens lors de la bataille.

 

Page du livre du comte de Pagan évoquant son prétendu ancêtre

 

La plus ancienne mention du nom d'Hugo de Paganis, sans indication de son origine, se trouve dans l'Histoire des croisades de Guillaume de Tyr, cardinal et chroniqueur, qui vécut au XIIe siècle. Voici ce qu'il écrivait dans le livre XII, chapitre VII de son ouvrage, rédigé en latin :

« Eodem anno, quidam nobiles viri de equestri ordine, Deo devoti, religiosi et timentes Deum, in manu domini patriarchae, Christi servitio se mancipantes, more canonicorum Regularium, in castitate, et obedientia, et sine proprio velle perpetuo vivere professi sunt. Inter quos primi et praecipui fuerunt, viri venerabiles, Hugo de Paganis et Gaufredus de Sancto Aldemaro. »

Soit en français :

« Dans le cours de la même année, quelques nobles chevaliers, hommes dévoués à Dieu et animés de sentiments religieux, se consacrèrent au service du Christ, et firent profession entre les mains du patriarche de vivre à jamais, ainsi que les chanoines réguliers, dans la chasteté, l'obéissance et la pauvreté. Les premiers et les plus distingués d'entre eux furent deux hommes vénérables, Hugues de Payns et Geoffroi de Saint-Aldemar. »

Cette traduction est celle qui fut publiée en 1824 par M. Guizot. Mais bien longtemps avant, vers 1170, Héraclius ou Éraclès d'Auvergne, patriarche de Jérusalem, avait proposé une première traduction de ce livre, en français de l'époque. Concernant les noms des deux premiers Templiers, voici ce qu'il écrivait :

« Luns ot non Hues de Paiens delez troies, li autres Geufroiz de Saint Omer. »

Soit en français moderne :

« L'un avait nom Hugues de Payns à côté de Troyes, l'autre Geoffroy de Saint-Omer. »

 

Passage de la traduction d'Héraclius d'Auvergne
situant l'origine d'Hugues de Payns près de Troyes

 

Héraclius d'Auvergne transforme Saint-Aldemar en Saint-Omer, ce qui correspond à la dérive courante d'Aldemar en Audemar puis Omer. C'est ainsi qu'a évolué le toponyme Saint-Omer, nom d'une localité dans le Pas-de-Calais. Mais ce qui est plus gênant, c'est qu'Héraclius se permet d'ajouter au texte de Guillaume de Tyr la mention « à côté de Troyes », donnant par là à Hugues de Payns une origine géographique proche de Troyes en Champagne, ce qui correspond bien à la ville de Payns. Il est ainsi le premier à prétendre pour le fondateur de l'ordre du Temple une origine champenoise. Héraclius possédait-il des informations que n'avait pas Guillaume de Tyr ? Il ne faut pas perdre de vue que les deux hommes étaient des ennemis irréductibles, et qu'ils n'hésitaient pas à se déstabiliser l'un l'autre quand l'occasion se présentait. C'était peut-être bien à cet objectif que répondait l'ajout d'Héraclius. Néanmoins, forts de cette affirmation, les Champenois ont proclamé Hugues de Payns enfant de leur pays.

Guillaume de Tyr eut un continuateur dans la personne de Jacques de Vitry (1160-1240), évêque d'Acre et historien. Dans son ouvrage Historia orientalis seu Hierosolymitana il cite les deux fondateurs de l'ordre du Temple : « Hugues de Pains et Geoffroi de Saint-Aldemar ». Mais il ne reprend pas l'ajout d'Héraclius sur l'origine champenoise du premier. En fait, parmi tous les chroniqueurs de cette époque, Héraclius est le seul à donner cette indication.

Quatre siècles plus tard, c'est l'humaniste italien Carlo Sigonio, dit Sigonius, qui évoqua à nouveau Hugues de Pagan dans son livre Historiarum de regno Italiæ, publié en 1591. C'est un ouvrage rédigé en latin, et voici l'extrait :

 

Passage du livre de Sigonius évoquant Hugues de Pagan

 

Ce texte évoquait dans un paragraphe précédent le concile de Troyes. Le passage où il est question d'Hugues de Pagan peut se traduire ainsi :

« Dans ce concile Hugues de Pagan premier maître de la milice du Temple, puisqu'il partit en France pour obtenir de l'aide, en vue du siège de Damas, a demandé qu'elle puisse être remise à son ordre peu avant son institution principale. Car au point que les frères avaient mis ces vêtements, qui avaient été offerts par la libéralité même des hommes pieux. Accordé par le pape Honorius, et sur la recommandation d’Étienne le patriarche de Jérusalem. À partir de ce moment, les frères de la milice du Temple ont augmenté en nombre, et les domaines ont commencé à apparaître. Aux calendes de Janvier de l'année suivante, c'était en mille cent trente. »

Notons que Sigonius situe les événements en 1130. Il ne reprend nullement l'affirmation d'Héraclius concernant l'origine champenoise d'Hugues de Pagan. Quelques décennies plus tard, d'autres auteurs vont commencer à évoquer un lieu de naissance bien différent.

 

UNE ORIGINE ARDÉCHOISE ?

Avant d'en venir à ces écrits des siècles passés, commençons par l'époque moderne. Le premier auteur contemporain à soutenir une origine ardéchoise fut Gérard de Sède dans son livre Les Templiers sont parmi nous (Julliard, 1962). L'auteur, qui n'était pas historien mais journaliste, avait su trouver un style vif et agréable à lire. Même si aujourd'hui on reproche à Gérard de Sède d'avoir fait de la pseudo-histoire, son ouvrage connut à l'époque un succès certain, et fut réédité en livre de poche dans la collection L'aventure mystérieuse (éditions J'ai Lu, 1969). Voici en quels termes l'auteur affirme l'origine ardéchoise d'Hugues de Payen :

« L'obscurité qui a longtemps entouré aux yeux des historiens la personnalité d'Hugues de Payen, fondateur du Temple, ne s'est pas entièrement dissipée à la découverte de son acte de naissance. »

Et cette phrase sibylline est éclairée par une note de bas de page :

« Contrairement à la thèse de plusieurs historiens qui l'ont cru originaire de Payns en Champagne, Hugues de Payen (ou Pagan) naquit le 9 février 1070 au château de Mahun, commune de Saint-Symphorien-de-Mahun, Ardèche. L'acte a été retrouvé en 1897 (cf. Esquieu, « Les Templiers de Cahors », in Bulletin de la Société littéraire, scientifique et artistique du Lot, 1898.) Son père était surnommé « le Maure de la Gardille » et était originaire de Langogne, aux sources de l'Allier (Al-liès). »

 

Ruines du château de Mahun

 

Gérard de Sède n'en disait pas plus. Il se fondait uniquement sur ce bulletin d'une société savante, cité en référence. Il ignorait, apparemment, le travail de deux historiens régionaux. Le premier est l’abbé Jean-François Filhol, auteur d’une histoire d’Annonay publiée en 1882, ouvrage monumental en quatre volumes, dans lequel il défendait la théorie d'une origine ardéchoise du fondateur de l'ordre du Temple. Le second est un historien du Vivarais, Charles-Albin Mazon, qui mena une enquête très serrée après l'annonce en 1897 de la découverte de l'acte de naissance d'Hugues de Pagan. Il établit que cette nouvelle avait été envoyée depuis Annonay au journal Le petit Marseillais, et qu'elle s’était ensuite répandue dans toute la France. Mais jamais le père Jésuite, qui aurait découvert le fameux acte dans les archives du monastère de Veyrines, voisin de Saint-Symphorien-de-Mahun, n’a été retrouvé, pas plus que l'acte en question.

Charles-Albin Mazon interrogea à ce sujet les Jésuites d’Ay et de La Louvesc, ceux-ci lui avouèrent « tout ignorer de cette merveilleuse découverte ». Évidemment, on sait ce que valent les réponses toujours ambiguës des Jésuites, qui possèdent une solide réputation à ce sujet. L’un des leurs, Odo de Gissey, n’écrivait-il pas, dans ses Discours historiques de Notre-Dame du Puy (1644), à propos des deux premiers chevaliers à l’origine du Temple :

« L’un de ces deux Gentilshommes était Hugues des Payans, natif du Vivarais, d’un château proche de Vérines, Prieuré dépendant de celui de Macheville, annexé à notre Collège » (Transcription en français moderne)

 

Passage du livre d'Odo de Gissey évoquant Hugues des Payans

 

LE MANUSCRIT DE CARPENTRAS

Il faudra attendre 1972 et la publication du livre de Laurent Dailliez Les Templiers ces inconnus (Librairie académique Perrin) pour en apprendre un peu plus. Aux sources de la théorie d'une origine du Vivarais, se trouve ce manuscrit conservé par la célèbre Bibliothèque-musée Inguimbertine de Carpentras. Voici en quels termes en parle Laurent Dailliez :

« La bibliothèque municipale de Carpentras conserve un manuscrit rapportant un don du 29 janvier 1130, de Laugier, évêque d'Avignon. À cette occasion, Hugues de Payens est signalé comme originaire de Viviers, dans l'Ardèche. On ne voit pas la raison de cette mention. »

Il est bien regrettable que l'auteur ne donne pas la référence de ce manuscrit, ni sa source bibliographique. La façon dont est présentée cette information laisse à penser que ce document est bien l'acte de donation lui-même rédigé par l'évêque Laugier, et il est vrai qu'un personnage ainsi nommé fut bien évêque d'Avignon de 1124 (ou 1126) à 1142. Laurent Dailliez, qui tient à l'origine champenoise d'Hugues de Payens, croit devoir ajouter « on ne voit pas la raison de cette mention », pour manifester son scepticisme quant à une éventuelle origine ardéchoise. L'auteur explique qu'à l'automne 1127 Hugues de Payens revint en France pour recruter et obtenir des subsides afin de financer son ordre. Il reçut en effet de nombreuses donations. Deux ans plus tard en 1129 le concile de Troyes officialisera l'ordre du Temple et lui donnera sa règle. Dans le courant de l'année 1130 Hugues de Payens retournera en Terre Sainte, où il mourra en 1136.

Presque cinquante ans après Laurent Dailliez, Pierre Gaugier écrit dans son livre :

« En Provence, c'est Hugues Pagan qui reçut une donation de l'évêque Laugier, Liaugeris, de l'église de Saint-Jean-le-Baptiste, sous la plus ancienne mention connue d'Hugo de Paganis. Cette charte du 29 janvier 1130, provenait des archives de la maison du Temple d'Avignon.

La charte mentionne :

Hugoni de Paganis Vivariensis, primo militiæ Templi magistro.

Traduit par :

''Hugues de Pagan du Vivarais, premier Maître militaire du Temple.'' »

Et en note de bas de page :

« Charte conservée à la Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras – manuscrit du prieur chartreux Don Polycarpe de la Rivière (1586-1639) – Folio : Annales christianissimae Ecclesiae et coronae Francorum (MS 515). »

Nous pardonnerons à Pierre Gaugier les quelques petites erreurs qui se sont glissées dans son texte, à commencer par la traduction proposée. Militiæ ne signifie pas « militaire », ce n'est pas un adjectif mais un nom, que l'on peut traduire par « armée, milice ». Militiæ Templi veut donc dire « milice du Temple ». C'est d'ailleurs une expression fréquemment employée par différents auteurs, au cours des siècles, comme Sigonius ou Laurent Dailliez.

Nous saurons gré en revanche à Pierre Gaugier de révéler le nom de l'auteur du manuscrit, un personnage qui est loin d'être un inconnu pour nous, puisqu'il s'agit du Chartreux Dom Polycarpe de la Rivière. Sa biographie constitue la première partie du tome I de mon livre La Société Angélique et je lui ai consacré un dossier sur Regards du Pilat, auquel se réfère Wikipédia pour sa page consacrée à ce Chartreux célèbre.

 

Dom Polycarpe de la Rivière
(Photo extraite du film « Le Druide du Pilat »)

 

C'est en 1631 qu'il fut nommé prieur de la chartreuse de Bonpas, près d'Avignon, où il resta jusqu'en 1638. Dom Polycarpe avait déjà publié plusieurs livres de dévotion, mais arrivé en Provence il entreprit de faire œuvre d'historien. Ses Annales auraient dû raconter, en langue latine et en 17 volumes, toute l'histoire des évêchés, églises et monastères de France, projet ambitieux pour lequel il avait amassé, au fil des années, des quantités de notes. Pris par ses charges de prieur de Bonpas et de visiteur de la Provence, et commençant à souffrir de rhumatismes, il n'eut pas le temps de venir à bout de son œuvre, qui resta inachevée. La rédaction de quelques volumes seulement était terminée, n'attendant plus que leur impression, deux d'entre eux étant consacrés au diocèse d'Avignon.

 

La chartreuse de Bonpas au temps des Chartreux
(gravure ancienne)

 

En 1638, ses douleurs ayant empiré, Dom Polycarpe obtint d'être relevé de ses fonctions, et c'est en simple religieux qu'il prit la route de l'Auvergne pour aller suivre une cure au Mont-Dore. Il ne laissa pas ses manuscrits à Bonpas, mais avant son départ il les confia à son ami maître Raybaud, avocat à Arles. On sait que Dom Polycarpe n'arriva jamais à destination, et sa disparition reste inexpliquée. Au cours des décennies qui suivirent, ses manuscrits changèrent de mains, et finirent par être légués à la bibliothèque Inguimbertine, qui les conserve toujours.

Cependant le texte de Pierre Gaugier est ambigu. Il affirme que la charte de Laugier est conservée à la bibliothèque Inguimbertine, tout en signalant que l'auteur du manuscrit est Dom Polycarpe de la Rivière. J'ai voulu en avoir le cœur net. On trouve facilement sur Internet la version numérisée du Catalogue descriptif et raisonné des manuscrits de la bibliothèque de Carpentras, par C.-G.-A. Lambert (1862). Or si cet ouvrage recense bien le manuscrit de Dom Polycarpe, on n'y trouve aucune mention d'une « charte Laugier ».

Pour tirer l'affaire au clair, j'ai envoyé un mail à la bibliothèque Inguimbertine, dont un responsable m'a répondu rapidement, en me signalant qu'aucune « charte Laugier » n'était conservée par la bibliothèque, la donation de l'évêque d'Avignon à l'ordre du Temple étant seulement mentionnée par le manuscrit de Dom Polycarpe de la Rivière.

 

Passage du manuscrit de Dom Polycarpe de la Rivière évoquant Hugues de Pagan (Bibliothèque de Carpentras, Ms 515, page 679)

 

Cette précision capitale étant apportée, il est temps de nous pencher attentivement sur ledit manuscrit, rédigé en latin. C'est à la page 679 que nous trouvons le paragraphe en question. Dans la marge de gauche Dom Polycarpe a noté le repère chronologique : 1130. Dans la marge de droite, il a rédigé un court résumé du paragraphe, en quelques mots, le plus souvent abrégés :

« Laugerius Avenion. Episcop. Militiæ Templi commendat Ecclesiam S. Joanis Bapt. »

Ce qui signifie :

« Laugier évêque d'Avignon confie à la milice du Temple l'église Saint-Jean-Baptiste. »

Suivent deux renvois bibliographiques :

a. le chapitre 7 du livre 12 de Guillaume de Tyr.

b. le livre II de l'ouvrage De regno Italiæ par Sigonius.

Ce sont précisément les deux livres dont il a été question précédemment, ceux qui révélaient l'identité du fondateur de l'ordre du Temple. Il est à noter que Dom Polycarpe n'a pas retenu la traduction d'Héraclius d'Auvergne.

Quant au paragraphe proprement dit, en voici la transcription :

« Anno millesimo centesimo trigesimo, Hugoni de Paganis vivariensis, primo Militiæ Templi Magistro, qui anno superiore millesimo centisimo vigesimo septimus (triennium perperam advicit Sigonius) cum in Franciam ad possendum auxilium pro Damassi expugnatione esser profertus in Troiensi consilio, cui Mattheus cardinalis Albanus præsidebat, ordinis sui confirmationem, proprienque habitum obtinerat album colore, rubea cruce insignitum ; eidem, inquam, Hugoni magno praeceptori, sive magistro religionis, Laugerius Avenionensis episcopus ecclesiam S. Joanis Baptistæ Avenion civitatis, domibus et juribus ad eam pertinentibus, de canonicorum suorum consilio et autoritate, in perpetuum commendat ac tradit, salva reverentia at fidelitate Avenionensis ecclesiæ, 4 calendas februarii, indictione octava. Eamdem postea vocatam invenio in veteribus instrumentis, ecclesiam Sanctæ Mariæ de Templo : estque juxta collegiatam divi Agricoli aedem. »

Ce qui peut se traduire ainsi :

« En l'année mille cent trente, à Hugues de Pagan, du Vivarais, premier Maître de la Milice du Temple, qui en l'année antérieure 1127 (Sigonius avançait faussement trois ans d'écart) est venu en France se faire aider pour prendre d'assaut Damas, a été prononcée, au concile de Troyes, que Matthieu le cardinal d'Albano présidait, la confirmation de l'ordre, en particulier sa tenue de couleur blanche, marquée d'une croix rouge. Au même, dis-je, Hugues le grand commandeur, ou maître de religion, Laugier évêque d'Avignon, sur le conseil et l'autorité des chanoines, confie et transmets pour toujours l'église Saint-Jean-Baptiste de la ville d'Avignon, avec tous ses revenus, les maisons et les droits qui s'y rapportent, salut respect et fidélité à l'Église d'Avignon. Le 4 des calendes de février, huitième indiction. De même ensuite je trouve la nommée par les anciennes ressources. En l'église Sainte-Marie du Temple qui est à côté de la collégiale de saint Agricol. »

Hormis la phrase entre parenthèses, par laquelle Dom Polycarpe signale l'erreur commise, selon lui, par Sigonius – qui situait l'arrivée d'Hugues de Pagan en France en 1130 et non en 1127, d'où l'écart de trois ans – le texte reprend, sans doute textuellement, l'acte de donation de Laugier. C'est donc sans doute ce document qui qualifiait Hugues de Pagan de Vivariensis. À ce propos, on peut remarquer que Laurent Dailliez n'écrivait pas « du Vivarais » mais « originaire de Viviers », ce qui n'est pas tout à fait la même chose, sans être vraiment une erreur, le pagus vivariensis, nom donné par les Romains au pays de Viviers, étant à l'origine du nom Vivarais.

On apprend ensuite que l'évêque Laugier confie à la milice du Temple l'église Saint-Jean-Baptiste d'Avignon, avec tous les revenus qui s'y attachent. Cette église, ou plutôt cette chapelle, se situait sur le rocher des Doms. Elle a disparu aujourd'hui. Cet acte est rédigé en l'église Sainte-Marie du Temple, dont la commanderie jouxtait effectivement la collégiale Saint-Agricol, et il est daté, selon la mode romaine encore en usage à l'époque, du 4 des calendes de février, soit le 29 janvier. En effet, selon cette habitude on ne déterminait pas la date en comptant le nombre de jours écoulés depuis le début du mois, comme nous le faisons aujourd'hui, mais le nombre de jours précédant le début de la période suivante : le 4 des calendes de février est le quatrième jour en partant du 1er février, soit le 29 janvier.

 

LES SOURCES DE POLYCARPE

La question qui se pose maintenant est celle-ci : si les ouvrages de Guillaume de Tyr et de Sigonius, cités en référence, devaient se trouver facilement dans toutes les bonnes bibliothèques – à commencer par celle de la chartreuse de Bonpas – en quel endroit Dom Polycarpe de la Rivière a-t-il trouvé l'acte de donation de Laugier ? Pierre Gaugier, qui dit que ce document provenait des archives de la maison du Temple d'Avignon, avance une explication :

« Avant l'arrestation des Templiers, Jacques de Malval, commandeur du Temple d'Avignon de 1306 à 1308, avait pris soin de cacher les archives du Temple chez les frères Pontifes de Bonpas […] Au XVIIe siècle, ces archives templières avignonnaises furent retrouvées par l'abbé Polycarpe de la Rivière. »

Et en note de bas de page :

« La chartreuse de Bompas toujours active dans le Vaucluse au bord de la Durance abrita au temps des templiers la confrérie des bâtisseurs de pont (Pont Bénézet, Pont Saint-Esprit). Ils furent affiliés aux templiers. »

Malheureusement, il faut modérer un peu ces affirmations. D'abord la chartreuse de Bonpas n'est plus « active », dans le sens où ses moines en sont partis depuis la Révolution. Ce qu'il reste des bâtiments est aujourd'hui une propriété privée, qui se visite cependant. Ensuite, s'il est vrai qu'une communauté de Frères Pontifes, les constructeurs de ponts, existait à Bonpas, ils ne furent jamais affiliés aux Templiers, même si c'était leur désir.

 

Entrée de l'ancienne chartreuse de Bonpas

 

L'historien provençal Albert Gros, dans son livre La chartreuse de Bonpas (éditions Aubanel, 1995) nous apprend qu'en 1277 les Frères Pontifes firent cette demande au pape Nicolas III, mais comme celui-ci se méfiait déjà des Templiers, il leur refusa cette affiliation. En 1278 les Frères Pontifes furent finalement affiliés aux Hospitaliers. En 1317, ceux-ci donnèrent la maison de Bonpas au pape Jean XXII, lequel l'attribua en 1318 aux Chartreux. En conséquence, en 1307 lors de l'arrestation des Templiers, Bonpas appartenait aux Hospitaliers. Il est quand même peu probable que le commandeur du Temple ait confié ses archives à un ordre qui fut toujours le rival de celui des Templiers.

Une idée reçue tenace veut que la chartreuse de Bonpas ait précédemment appartenu aux Templiers. Rien n'est plus faux, et le premier à l'affirmer fut sans doute Dom Polycarpe de la Rivière. Dans une lettre adressée le 15 octobre 1631 au savant provençal Nicolas Claude Fabri de Peiresc, avec qui il correspondait régulièrement, notre prieur écrit à propos de Bonpas :

« Mais je ne puis céans trouver des yeux de lynx pour percer les murailles et voir au-dedans ces Templiers aux croix rouges qui n’y furent jamais au dehors. Il est vrai que les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ont possédé quelque peu d’années Bonpas, mais jamais les Templiers, où l’on ne saurait reconnaître nul vestige ni des uns, ni des autres, l’ancienne église se trouvant bâtie longtemps auparavant l’institution desdits ordres ; c’est ce que je puis vous assurer en toute vérité. »

On comprend que Peiresc avait dû le questionner à ce sujet. Les lettres de Dom Polycarpe de la Rivière à Peiresc sont conservées, pour la plupart, par la bibliothèques Méjanes d'Aix-en-Provence, qui les a numérisées et mises en ligne sur son site Internet.

 

Passage de la lettre de Dom Polycarpe de la Rivière à Peiresc évoquant l'absence des Templiers à Bonpas (Bibliothèque Méjanes)

 

Ce n'est peut-être pas à Bonpas que Polycarpe trouva l'acte de donation de Laugier. Mais cet acte avait certainement été rédigé en deux exemplaires au moins, l'un destiné au  Temple, l'autre destiné à l'Église d'Avignon. Si Polycarpe n'a pas trouvé le premier à Bonpas, il a pu dénicher le second dans les archives du diocèse, où il avait certainement ses entrées. Il est intéressant de citer ce que disait de notre prieur son ami le savant Honoré Bouche, dans sa Chorographie ou description de la Provence :

« Polycarpe de la Rivière Chartreux, personnage, qui, à l'éloquence, à l'érudition & à la piété qu'il a fait paraître en beaucoup de petits Traités de dévotion, qu'il a composés, avait ajouté une grande recherche pour l'antiquité […] Il avait eu autrefois l’entrée des meilleures Bibliothèques de France, & la rencontre des plus curieux manuscrits qui s’y pouvaient trouver » (Transcription en français moderne)

Et à propos de sa fin et de celle de son œuvre, ces mots bien étranges :

« Mais par de certains secrets, à fort peu de gens connus, l'Auteur a disparu, & son ouvrage a été condamné aux ténèbres. » (Transcription en français moderne)

 

Frontispice de l'ouvrage d'Honoré Bouche (édition de 1736)

 

Le lieu où fut découvert l'acte de donation de Laugier restera sans doute une énigme. Une de plus parmi toutes celles qui entourent la vie de Dom Polycarpe de la Rivière. D'aucuns, qui n'ont surtout pas voulu prendre la peine de vérifier ses sources, l'ont considéré comme un « joyeux faussaire », opinion toujours soutenue aujourd'hui ici ou là. Mais revenons à Hugues de Pagan.

 

LES PAGAN SEIGNEURS D'ARGENTAL DANS LE PILAT

La famille Pagan, qui avait pour fief le château de Mahun en Vivarais, se subdivisait en plusieurs branches, dont une qui posséda pendant plus d'un siècle le château d’Argental dans le Pilat. L'histoire de ce château commence en l'an 844 quand Archimbault le comte de Vienne vend ou donne cette terre à un certain Arestagne ou Rostaing. Au milieu du XIe siècle sa descendante Fie épouse Artaud de Malleval en lui apportant une dot considérable : les seigneuries d'Argental, de Vocance, de la Faye, ainsi que les terres de Burdignes, Saint-Sauveur, Riotord, Vanosc, Saint-Genest-Malifaux. La famille prend alors le nom d'Argental, et pour armoiries d'or au lion d'azur lampassé et couronné de gueules, termes héraldiques qui signifient que le lion est bleu avec une langue et une couronne rouge.

 

Blason d'Argental

 

Succèdent à Artaud son fils Adhémar, puis le fils de celui-ci, Artaud II, qui décède en 1152 en laissant une fille, Béatrix, sans doute encore très jeune. Béatrix hérite d'Argental et épouse, avant 1168, Aymon II Pagan, fils de Guigues Ier et petit-fils d'Aymon Ier Pagan de Mahun. Cet Aymon II devient le premier Pagan à régner sur Argental. Cette lignée semble alors abandonner le blason à une fleur de lys des Pagan de Mahun, pour adopter les armes de la famille d'Argental, le lion d'azur sur champ d'or. Les Pagan d’Argental seront les maîtres de la toute proche baronnie de La Faye, dont le vaste territoire correspond à une région de la Loire située aux confins de la Haute-Loire et de l’Ardèche, soit les actuelles communes de Saint-Sauveur-en-Rue, Saint-Régis-du-Coin, Marlhes et Saint-Genest-Malifaux. La lignée se poursuivra jusqu'à ce que Béatrix Pagan d'Argental, dernière héritière, épouse en 1292 Jacques de Jarez, seigneur de Virieu. Elle décédera en 1351 sans postérité, et avec elle s'éteindra la lignée des Pagan d'Argental.

 

Généalogie des premiers seigneurs d'Argental

 

Ces faits historiques sont aujourd'hui parfaitement établis, mais par le passé de nombreux auteurs ont allégrement confondu les noms et les familles, en proposant des versions parfois très fantaisistes concernant les premiers Pagan seigneurs d'Argental.

Se fondant sans doute sur leurs écrits, Pierre Gaugier soutient que ce fut Aymon III Pagan (1060-1130) qui à la fin du XIe siècle devint par mariage seigneur d'Argental. Lui auraient succédé son fils Guigues Ier, et son cousin Arthaud, le fils de son oncle Wilhème. Cet Arthaud, qui selon Pierre Gaugier aurait épousé Béatrix d'Argental. était le frère aîné d'Hugues Pagan.

On ne peut pas jeter la pierre à l'auteur, car certains historiens plus anciens, qui confondaient Artaud II d'Argental avec Arthaud Pagan, ont affirmé que c'était bien le frère d'Hugues de Pagan qui fut le premier à régner sur Argental et construisit probablement le château.

Les ressemblances entre les noms (de multiples Aymon et Guigues dans la famille Pagan,  plusieurs Artaud dans les familles d'Argental et Pagan, plusieurs Béatrix dans la famille d'Argental – chacun de ces noms présentant des variantes orthographiques) ne simplifient pas la tâche. Il paraît évident qu'il y a eu au moins deux lignées de Pagan à porter le prénom héréditaire Aymon.

 

Généalogie des Pagan

 

Il y a donc eu, à presque deux siècles d'écart, deux Aymon II Pagan, l'un qui vécut de 960 à 1017, et l'autre qui avant 1168 épousa Béatrix d'Argental. Le premier est à l'origine de la lignée d'Hugues de Pagan, le second est à l'origine de la lignée des Pagan d'Argental. Et de même il y a eu deux Artaud. L'un, Artaud II d'Argental, seigneur de ce lieu, et l'autre, Arthaud Pagan, fils aîné de Wilhème et frère d'Hugues le fondateur de l'ordre du Temple. Mais cet Arthaud Pagan n'a jamais possédé le château d'Argental, ceux qui l'ont affirmé ont non seulement confondu les deux Artaud, ils ont en plus, semble-t-il, mélangé Arthaud et Aymon Pagan.

Bien rares sans doute sont les auteurs – surtout ceux des décennies ou siècles passés – qui ont su éviter les confusions. Ainsi par exemple dans une même brochure, Bourg-Argental porte du Forez (1968), on trouve deux versions différentes à trois pages d'écart : page 18 il est écrit que le premier Pagan connu à Argental est Artaud, vivant au XIIe siècle, et page 21 il s'agit d'Aymon II qui avant 1168 épouse Béatrix d'Argental. Seule la seconde affirmation est exacte, pour la première il y a encore une fois confusion entre Artaud II d'Argental et Arthaud Pagan.

 

Ruines du château d'Argental

 

HUGUES DE PAGAN DU VIVARAIS

Selon les chroniqueurs, au moment de la création de l'ordre du Temple son fondateur et premier grand-maître devait avoir dans les cinquante ans, et il mourut en 1136. Toutes ces caractéristiques coïncident avec un Hugues de Pagan, né à Mahun en 1070, décédé en 1136. Pour Pierre Gaugier il se prénommait Herbert et Hugues était son nom monastique, il est vrai que la pratique était courante.

Le château de Mahun, ou plutôt les quelques pans de murs qui en restent, est situé aujourd'hui sur la commune de Saint-Symphorien-de-Mahun, près d’Annonay (Ardèche), c’est-à-dire tout près du Pilat. Tous les historiens régionaux sans exception se sont fait l’écho d'une origine ardéchoise d'Hugues de Pagan — même si tous n’adhéraient pas à cette idée.

Parmi les auteurs ayant adopté le fondateur des Templiers comme un enfant de leur pays, on peut citer par exemple Félix Thiollier (Le Forez pittoresque et monumental, 1889) qui le classait parmi les « Forésiens dignes de mémoire » :

« PAGAN (Hugues de) : fils de Willelme, seigneur de Miribel, Meys et Cuzieu, premier Grand Maître des Templiers 1118 ; mort en 1136. »

Miribel, Meys et Cuzieu sont trois localités  du Forez où les Pagan avaient en effet quelques possessions. Concernant Meys, il convient de préciser que cette localité est aujourd'hui située en Lyonnais.

Jean Combe, auteur dans les années soixante de plusieurs ouvrages sur le Pilat, écrit dans son Histoire du Mont Pilat des Temps Perdus au XVIIe siècle (éditions Dumas, 1964), à propos du château d'Argental :

« Le nom d'Artaud de Pagan évoque sans doute un petit château dans les montagnes du Pilat, mais celui de son frère appartient à la grande histoire, puisque Hugues de Pagan fut le premier grand maître du célèbre ordre des Templiers dont il avait été l'un des fondateurs. »

Malheureusement, l'auteur semble avoir confondu lui aussi Artaud II d'Argental et Arthaud de Pagan. Jean-Antoine de la Tour-Varan, bibliothécaire de la Ville de Saint-Étienne au XIXe siècle, fut en son temps l’un des défenseurs de la théorie voyant en Hugues de Pagan le frère du seigneur d'Argental. Il nous a laissé une monumentale Chronique des châteaux et abbayes en deux tomes (1854-1857), mais dans celle-ci il n'y a du château d'Argental qu'un dessin et rien d'autre.

 

Le château d'Argental
(dessin de l'abbé Seytre inséré dans l'ouvrage de J.-A. De la Tour-Varan)

 

L'ouvrage en effet ne contient pas ses Recherches historiques sur le château d’Argental et ses seigneurs, texte manuscrit que l'on peut consulter à la Bibliothèque Joseph Déchelette de Roanne (Fonds Chaverondier, Ms n° 207). J'ai publié ce texte intitulé Seigneurs d’Argental du nom de Pagan dans le chapitre dédié à ce sujet dans le tome II de La Société Angélique, mais il n'est sans doute pas inutile d'en reprendre ici les passages essentiels.

« Le Forez a depuis longtemps enregistré Hugues Pagan, fondateur de l’Ordre du Temple comme étant le frère d’Aymon Pagan, premier seigneur d’Argental de cette maison, vers l’an 1152 [...]

La maison forézienne de Pagan se trouvait déjà divisée en quatre branches robustes vers le milieu du XIIème siècle [...] notre véritable tâche est de parler de celle d’Argental qui était l’aînée et qui nous intéresse. De cette première branche, que l’on tient à juste titre pour avoir été le tronc principal de cette rude race des seigneurs d’Argental, était Hugues Pagan, premier Grand Maître et instituteur des chevaliers du Temple. La conformité des armes est si manifeste qu’elle ne laisse aucun doute à cet égard. Cette maison portait : d’or semé de croisettes de gueules, au lion de même brochant sur le tout. [...] Ces mêmes armes, au rapport du chroniqueur de Bourg-Argental, se voyaient encore de son temps (1743) sur la grande porte qui conduisait de cette ville au faubourg supérieur.

L’église du Temple à Paris possédait un ostensoir sur le pied duquel étaient gravées ces mêmes armes ; qui pouvait avoir fait un semblable présent, si ce n’est Hugues de Pagan, ou un chevalier sorti de sa maison ? Ce n’est pas tout ; l’église de Sainte-Marie, de Bourg-Argental, déjà connue au IXème siècle, conservait dans son trésor un riche et précieux reliquaire d’or dans lequel était enfermé un morceau de l’éponge qui avait servi à la Passion de Notre-Seigneur, et sur le pied duquel se trouve un écusson aux mêmes armes que celles de l’ostensoir et de la grande porte de la ville de Bourg-Argental [...]

Cette coïncidence frappante d’armoiries de la même famille, dans une maison qui fut la première de l’ordre des Templiers, à Bourg-Argental dans une église qui dépendait du domaine des Pagan, ne suffiraient-elles pas pour établir jusqu’à l’évidence que Hugues de Pagan était de la même maison que les seigneurs d’Argental ? »

Ce texte appelle quelques commentaires. On sait que le premier seigneur d’Argental de la branche des Pagan, Aymon II, a acquis ce titre par mariage, vers 1152 affirme ce texte, avant 1168 disent d’autres chroniqueurs. 1152 est en fait la date du décès d'Artaud II, père de Béatrix qui épouse Aymon II avant 1168. Même si Hugues de Pagan était issu des Pagan du Vivarais, cet Aymon II seigneur d'Argental ne pouvait pas être son frère, qui d'ailleurs se prénommait Arthaud. En outre, le fondateur de l’ordre du Temple aurait eu 82 ans en 1152, et son frère aîné quelques années de plus encore. L’auteur a confondu Artaud II d'Argental avec Arthaud Pagan, et les deux Aymon II Pagan.

Le blason des Pagan, d’or semé de croisettes de gueules, au lion de même brochant sur le tout, évoqué par J.-A. de la Tour-Varan est dûment répertorié par l’Armorial général du Forez (1874). On retrouve cet emblème héraldique, le lion sur champ semé de croisettes, sculpté sur une pierre dans l'église de Bourg-Argental, au-dessus du baptistère. L'autre partie de ce blason porte les armes des Montchenu Beaussemblant, de gueules à une bande engrêlée d'argent chargée d'un aigle d'azur. Ce blason paraît être une évolution ultérieure des armes primitives, une brisure adoptée par un fils cadet pour se démarquer de ses aînés, ce qui semble avoir été une pratique courante dans la famille Pagan. Ces armes-là n'ont certainement jamais été celles d'Hugues de Pagan.

 

Blason sculpté dans l'église de Bourg-Argental
À droite le lion emblème des Pagan d'Argental

 

Pour Pierre Gaugier le blason d'Hugues de Pagan était d'or au lion d'azur, soit les armoiries d'Argental. Pourtant il paraît bien établi que les Pagan ne possédaient pas encore ce château du vivant du fondateur de l'ordre du Temple, alors comment aurait-il pu en porter le blason ? De plus sa lignée et celle des Pagan d'Argental sont différentes, même si elles ont sans doute un lointain ancêtre commun. D'ailleurs si le fondateur de l'Ordre du Temple était bien issu des Pagan du Vivarais, alors il arborait vraisemblablement le blason de sa lignée paternelle : d’or à trois têtes de maures de sable. Son père Wilhème était le fils cadet de Guy Ier Pagan, selon l'habitude familiale il a donc vraisemblablement abandonné le blason des Pagan de Mahun à une fleur de lys, pour prendre ces armes plus parlantes. Il faut rappeler qu'on le surnommait « le Maure de la Gardille ».

Ce blason à trois têtes de Maures est mentionné par Gérard de Sède dans Les Templiers sont parmi nous, où il illustre le paragraphe évoquant une origine ardéchoise d'Hugues de Payens. Mais l'auteur n'a fait que reprendre ce que signalait déjà en son temps l'historien régional Antoine Vachez, et ce blason de l'une des lignées de la famille Pagan figure également dans l'Armorial général du Forez, cette branche ayant eu des possessions dans ce comté.

 

Blason des Pagan : d'or à trois têtes de maures de sable

 

On a vu Hugues de Pagan marié avec une Catherine, qui elle serait originaire de Champagne. Pour Pierre Gaugier il s'agissait de Catherine de Saint-Clair, ce qui relierait le fondateur de l'ordre du Temple à la prestigieuse famille des Saint-Clair, que l'on présente comme les gardiens du Graal, et dont la branche anglaise des Sinclair construisit la Rosslyn chapel, rendue célèbre par le Da Vinci code. Le Prieuré de Sion n'est pas loin !

Gérard de Sède affirme que le père d'Hugues de Pagan, celui que l'on surnommait « le Maure de la Gardille », était natif de la région de Langogne près des sources de l’Allier. L'auteur ajoute, entre parenthèses : Al-liès, comme pour attirer l'attention du lecteur. Cet Al-liès incongru n'est en réalité pas autre chose que l'anagramme phonétique de  : « allez-y ! ». C'est une injonction subtile que l'auteur donne à son lecteur. Suivons-là et allons voir où sont les sources de l'Allier. Cet affluent de la Loire prend naissance sur le versant sud d’une montagne, culminant à 1500 m, que les anciens nommaient le Maure de la Gardille, toponyme attesté par plusieurs manuels de géographie du XIXe siècle. Le surnom du père d'Hugues de Pagan était tout simplement le nom de sa montagne natale. Aujourd'hui le nom a évolué, les cartes actuelles utilisent l'orthographe Moure de la Gardille, à tort d'ailleurs, car si ce mot existe en occitan comme en provençal, désignant un museau ou de groin, et donc un sommet ayant cette forme, il s'écrit mourre, avec deux R (exemple : le Mourre Nègre dans le Luberon).

 

DE PAGANIS À BAGARRIS, DU VIVARAIS AU VERDON

Parmi les hypothèses proposées pour l'origine géographique d'Hugues de Pagan, il y en a une qui voit en lui un gentilhomme provençal de la région du Verdon, dans l'actuel département du Var. C'est le formidable succès du livre d'Alfred Weysen L'île des Veilleurs (Arcadie éditions, 1972), qui accessoirement relança l'idée d'un Hugues de Pagan originaire du Verdon, par un simple et très court paragraphe. Pour l'auteur, le fondateur de l'ordre du Temple était en réalité :

« Hugues de Bagarri ou de Paganis, moine de Saint-Victor, seigneur de Bagarri (Var), gardien du Graal, abbé de propriétés victorines en Sardaigne et en Sicile. »

Le livre étant consacré à la recherche d'un fabuleux trésor des Templiers dans cette région du Verdon, Alfred Weysen ne pouvait pas passer sous silence cette hypothèse d'un Hugues seigneur de Bagarri. Si aujourd'hui on ne trouve aucun lieu ainsi nommé en Provence, ce ne fut pas toujours le cas. Bagarri ou Bagarris est le nom sous lequel fut connu, jusqu'en 1540, le village du Bourguet, situé près de Castellane, à quelques kilomètres à l'est des célèbres gorges du Verdon.

 

Le Bourguet, vue générale (carte postale ancienne)

 

Quelles étaient les sources d'Alfred Weysen ? Il cite en bibliographie un ouvrage du XVIIIe siècle, Histoire de Castellane par Prieur Laurensi, publié à Draguignan en 1767. Dans ce livre on trouve en effet plusieurs paragraphes où il est question de cet Hugues de Bagarris :

« L'histoire nous désigne plus distinctement le principal fondateur de l'Ordre des Templiers. Elle nous apprend qu'il était de Provence, issu d'une famille qui avait la seigneurie de Bagarris, ancien village voisin et dépendant de Castellane. Quelques-uns l'appellent Hugues de Paganis et d'autres Hugues de Bagarris ; il peut se faire qu'il portât ces deux noms à la fois et qu'il fût nommé Hugues de Paganis, seigneur de Bagarris. Je crois plutôt que cette diversité d'opinions est venue de la façon de lire les anciennes pièces où il était fait mention du fondateur des Templiers. »

Et cet autre passage :

« L'on m'a objecté, pendant que mon histoire était sous presse, que je mettais sans aucun fondement, au nombre de nos illustres citoyens, le premier grand maître des Templiers, et que son nom véritable était Hugues de Paganis ou des Payens, et non pas Hugues de Bagarris comme je le prétends.

« Il est juste de satisfaire ici ceux qui m'ont fait l'honneur de me proposer cette difficulté. Je conviens d'abord que certains auteurs nomment Hugues de Paganis le fondateur des chevaliers du Temple ; mais on ne me niera pas sans doute, que plusieurs historiens du pays lui donnent le nom d'Hugues de Bagarris : qu'on lise Bouche, tome 2, p. 109 [...]

« 1° II est certain que le fondateur des Templiers était seigneur d'un village de la province : or point de village en Provence du nom de Paganis, au lieu qu'il se trouve un Bagarris auprès de Castellane, dont le nom a pu aisément se confondre avec celui de Paganis, comme le reconnaissent fort bien ceux qui s'appliquent à déchiffrer les anciens titres.

« 2° L'histoire nous parle d'un certain Pierre, vicomte de Castellane, qui se distingua dans la guerre sainte contre les Musulmans en 1098, à la tête de nos braves et de plusieurs gentilshommes de notre contrée ; et nous voyons, peu d'années après, un de ces gentilshommes Provençaux, placé à la tète de la milice du temple, et appelé Hugues de Bagarris par certains historiens dignes de foi : n'est-il pas évident que c'est ici le seigneur de Bagarris, village auprès de Castellane ? Tout de même voyons-nous en 1252, Boniface de Castellane accompagné dans une action d'éclat d'un Boniface de Bagarris son vassal.

« 3° Nos anciens actes nous découvrent parmi nos citoyens une famille de Bagarris, dont nous voyons, pendant plus de deux siècles, les différentes générations se succéder l'une à l'autre dans le sein de notre ville. Il est donc très probable, pour ne pas, dire quelque chose de plus, que le premier grand maître des Templiers était originaire de Castellane, et qu'il s'appelait véritablement Hugues de Bagarris, et non pas de Paganis ou des Payens, comme le veulent certains auteurs, qui n'ont pas approfondi ces différents motifs. »

Prieur Laurensi se réfère à des auteurs qui l'ont précédé, et il en cite un en particulier ; Honoré Bouche, tome 2, page 109. L'auteur de la Chorographie ou description de la Provence semble bien, en effet, être le premier à avoir fait le rapprochement entre Hugo de Paganis et Hugues de Bagarris. Parlant des deux ordres de chevalerie créés lors des croisades, les Hospitaliers et les Templiers, voici ce qu'il écrivait à propos du second :

« Le deuxième l'an 1118, par neuf gentilshommes français, qui étaient allé visiter le Saint-Sépulcre, entre lesquels il y en avait deux de Provence, à savoir Hugo de Paganis, d'autres disent de Bagarris, nom ancien d'un village à présent nommé le Bourguet, près de Castellane, & Geoffroy Adhemar, dont le nom est assez connu en Dauphiné, à Orange & en Provence. » (Transcription en français moderne)

 

Ruines de la ferme de Bagarris près du Bourguet
(photo merveilles-du-var.net)

 

Honoré Bouche a non seulement fait d'Hugues de Pagan un gentilhomme provençal, mais il a même annexé Geoffroy de Saint-Audemar, l'amalgamant avec les célèbres Adhémar qui régnèrent en particulier sur la Drôme provençale (Grignan, la Garde-Adhémar).

Alors, Hugues de Pagan était-il originaire du Vivarais ou de la Provence ? Pour Pierre Gaugier, il n'y a pas de mystère : une branche des Pagan s'était implantée dans le Verdon, et si Hugues de Pagan est bien né à Mahun en Vivarais, ayant hérité des biens des Pagan de Bagarris, il alla s'installer dans le Verdon. Une aubaine pour lui, qui n'était que le fils cadet de Wilhème Pagan et ne pouvait donc prétendre à hériter du domaine paternel, réservé au fils aîné Arthaud. Il était donc bien cet Hugo de Paganis seigneur de Bagarris évoqué par Prieur Laurensi. Après le décès de son épouse, il partit pour la Terre Sainte, où il fonda l'ordre du Temple, dont il devint le premier grand-maître.

 

DEUX HUGUES DE PAGAN ?

Pierre Gaugier avance une autre théorie intéressante. Selon lui – mais il n'est pas le seul à l'affirmer – Hugues de Pagan l'Ardéchois aurait quitté l'ordre du Temple peu avant le concile de Troyes (1129), et aurait été remplacé par Hugues de Payns le Champenois. L'auteur – qui dit tenir l'information d'Alfred Weysen –  affirme qu'Hugues de Pagan serait alors entré chez les Bénédictins, et serait devenu le constructeur d'églises connu sous le nom d'Ugo. Ce mystérieux bâtisseur, ou plutôt tailleur de pierres, a laissé sa signature sur plusieurs édifices en Provence ou en Drôme provençale. Il serait ensuite devenu abbé de Saint-Victor à Marseille, et serait mort en 1145.

 

Deux variantes de la signature Ugo

 

L'idée est séduisante, et cela expliquerait que certains voient naître ce grand-maître des Templiers en Champagne, et d'autres en Vivarais. Cependant elle pêche par un détail. Si Hugues de Pagan du Vivarais a quitté l'ordre du Temple dans les premiers jours de 1129 (le concile de Troyes commençant le 13 janvier), comment peut-il un an plus tard, le 29 janvier 1130, recevoir à Avignon la donation de l'évêque Laugier ?

Il est vrai que l'auteur Pierre Gaugier traduit par 1103 la date donnée par le manuscrit de Dom Polycarpe (Anno millesimo centesimo trigesimo). Non, trigesimo ne signifie pas « trois » mais « trente ». Mais ce n'est sans doute qu'une étourderie.

 

EN CONCLUSION

De tout ce qui précède, il ressort que seul Héraclius d'Auvergne a vu Hugues de Payns naître à côté de Troyes en Champagne. Comme il existait en effet une localité du nom de Payns, et comme le concile officialisant l'ordre du Temple s'est tenu à Troyes, beaucoup d'historiens ont conclu à cette origine.

Hormis M. Lembron de Ligneu qui en 1855 le voyait natif de la Touraine, des quantités d'auteurs ont présenté des origines très diverses pour le fondateur de l'ordre du Temple : Viviers, Mahun, Avignon, le Bourguet, etc. On peut remarquer que tous ces lieux sont situés dans le sud-est de la France. Toutes ces convergences vers une même grande région sont quand même à relever. C'est sans doute ce qu'il faut retenir : Hugues de Pagan, fondateur de l'ordre du Temple, pourrait bien être né dans le sud-est de la France. Et vraisemblablement en Vivarais.



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