DOSSIER REPORTAGE REGARDS DU PILAT
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MAI 2015

EN SUIVANT LE REGARD DE LA PIERRE QUI CHANTE

 À la recherche des pierres mystérieuses du Jarez



Par Patrick Berlier


Les Roches de Marlin, sur la colline formant la limite entre les communes de Sainte-Croix-en-Jarez et Châteauneuf, sont un lieu un peu particulier, célèbre pour ses nombreuses pierres à cupules. Peut-on parler de mégalithes à propos de ces pierres ? Les avis sont partagés, je n’entrerai pas dans le débat aujourd’hui. Alors pour faire simple nous emploierons le terme « pierre mystérieuse », pouvant désigner toute pierre à laquelle sont attachés des cultes ou plus simplement des légendes.

Il faut prendre son temps pour monter aux Roches de Marlin, tranquillement, à partir du hameau du même nom, ce qui représente environ 3 km aller-retour. On chemine dans un paysage de prairies vallonnées, et la vue se dégage doucement, à gauche sur les monts du Pilat, à droite sur les collines du Jarez, la vallée du Gier, les monts du Lyonnais de l’autre côté, et même Lyon dans le lointain. On devine par temps clair la basilique de Fourvière et la tour de la Part-Dieu.

 

L’arrivée sur le site des Roches de Merlin

 

Il est loin le temps où l’on écrivait « Merlin », un nom « qui a trop excité les amateurs d’ésotérisme », disait-on, et qui en conséquence a été remplacé vers la fin des années 80 par Marlin, nom également en usage il est vrai, et qui en réalité veut dire la même chose. L’incendie qui a ravagé la colline à cette époque a eu pour conséquence, comme c’est souvent le cas, un enrésinement de ce qui était auparavant une lande de bruyères et de genêts. En un quart de siècle les résineux, pins noirs d’Autriche principalement, ont formé une forêt qui gagne chaque année un peu plus de terrain. Encore un autre quart de siècle et les Roches de Marlin seront peut-être au milieu des bois.

Mais alors que s’amorce la descente versant ouest, voici qu’apparaît la principale de ces roches, la Pierre du Diable ou Pierre qui Chante. C’est une roche de forme oblongue, une amande posée en équilibre sur un affleurement rocheux. Trois cupules d’inégales grosseurs dessinent, sous un certain angle, un visage humain : deux yeux, une bouche terminée par une large rigole, schéma complété par une arête en V allongé qui dessine un nez.

 

La Pierre qui Chante – sous cet angle elle dessine un visage humain

 

Au début de mes visites sur ce site, vers 1980, il m’était venu à l’idée de mesurer à la boussole les azimuts des axes passant par les yeux, la bouche, le nez, espérant qu’ils me désigneraient d’autres pierres mystérieuses, quelque part dans le vaste paysage environnant. L’idée n’était pas vaine, car c’est une règle maintes fois constatée, partout dans le monde où l’on trouve des mégalithes placés dans des endroits dégagés : il y a toujours d’autres sites visibles aux alentours.

 

Le site des Roches de Marlin et la Pierre qui Chante

Les flèches indiquent deux des autres pierres à cupules visibles dans le paysage : Tétrette et la Marcelline

 

Je me souviens de mon excitation quand je reportai les axes sur la carte. Qu’allais-je découvrir ? En fait il me fallut aller sur le terrain, voir quels étaient les lieux – et les pierres éventuelles – « visées » par la Pierre qui Chante. Excitation grandissante quand, jour après jour, je découvris d’autres pierres à cupules, ou des pierres simplement curieuses ou légendaires, sur les sites désignés. C’est ainsi qu’en suivant l’axe passant par les deux yeux je découvris la pierre à cupules de la Marcelline. Puis en suivant l’axe œil – nez la pierre à cupules de Tétrette, près de Farnay, et d’autres ensuite sur le même axe. Enfin l’axe longitudinal de la Pierre qui Chante me révéla près d’Échalas une nouvelle et singulière pierre à cupules.

 

En 1985 j’ai exposé tout cela en détail dans l’une des brochures de ma série Le guide du Pilat et du Jarez, le numéro 8 consacré entièrement aux Roches de Merlin (suivant l’orthographe de l’époque). Puis j’eus la satisfaction de voir mes théories acceptées et reprises par le Parc Naturel Régional du Pilat dans le petit topoguide des balades autour de Sainte-Croix-en-Jarez. Plus de trente ans se sont écoulés depuis ces temps héroïques, il est temps de refaire le point, et ce sera le prétexte de quelques balades dans cette belle région, et l’occasion aussi de ressortir quelques vieilles photos.

 

Schéma des axes passant par la Pierre qui Chante

 

AXE LONGITUDINAL : LA PIERRE BLANCHE

Nous suivons d’abord l’axe général de la Pierre qui Chante, l’axe longitudinal du fuseau qui est orienté sur l’azimut 40, quasiment au nord-est. De ce côté-là, où les arbres n’ont pas encore poussé, par temps clair on aperçoit dans cet axe le clocher de l’église d’Échalas, reconnaissable à sa couleur ocre jaune, la couleur des rigottes qui firent la célébrité d’Échalas, avant d’être détrônées par les rigottes de Condrieu. En suivant cet axe, on trouve juste avant le village, au milieu d’une terre inculte près du lieu-dit le Gonty, une curieuse pierre visible de fort loin. On la nomme « Pierre Blanche » (bien qu’elle soit loin d’être blanche !), ou « Pierre Guittard » (peut-être nom d’un ancien propriétaire des lieux ?).

 

La Pierre Blanche, photo de 1980

 

Un escargot… C’est l’image qui vient en premier à l’esprit quand on découvre cette pierre. Un escargot très allongé, sa coquille sur le dos. La « coquille » est en fait un bloc tronconique, visiblement taillé. Et cette pierre est couverte d’une centaine de cupules, certaines terminées par des rigoles, dont la moitié sur le bloc central. Il y a aussi un gros bassin de 38 cm de diamètre, contenant lui-même une cupule de 19 cm en son centre. On note aussi une grosse cupule carrée, probablement un souvenir des géomètres et topographes romains qui ont arpenté la campagne, en déterminant un certain nombre de points remarquables, à partir desquels ils ont triangulé les alentours. L’horizon est en effet dégagé de tous côtés, ce qui permet de découvrir un large panorama, en particulier sur les monts du Pilat. On aperçoit la colline de Marlin, et dans le prolongement le crêt de Montieux.

 

Dessin le la Pierre Blanche, et son panorama

 

Il y a un groupe de 7 cupules, semblant dessiner comme une constellation. Serait-ce la Grande Ourse, comme sur le site de Pilherbe près de Chuyer ? Non, après vérification et recherches, ce serait plutôt la constellation du Dauphin. L’orientation est identique, et la taille des cupules est proportionnelle à la brillance des étoiles.

 

Comparaison entre le groupe de cupules et la constellation du Dauphin

 

AXE LONGITUDINAL : LE CRÊT DE MONTIEUX

Nous suivons toujours l’axe principal de la Pierre qui Chante, mais dans l’autre sens, côté sud-ouest, azimut 220. Aujourd’hui l’horizon est barré par la forêt toute proche dans ce sens-là, mais en 1980 j’avais noté que la pierre « visait » le crêt de Montieux. Les divers aléas de la vie ont fait que je n’ai pu me rendre sur le terrain que beaucoup plus tard. La récompense était à la mesure de l’attente. Parmi les nombreuses pierres à cupules que recèle le crêt de Montieux, celle située au sommet est magnifique. C’est un petit banc de rocher effleurant à peine, pas très grand, mais portant une dizaine de cupules, dont 6 grandes, très régulières, des cercles parfaits.

 

Crêt de Montieux, une belle pierre à cupules

 

 
AXE DES DEUX YEUX : LA MARCELLINE

Un axe passe par les deux yeux de la Pierre qui Chante, et pointe vers l’azimut 267, quasiment plein ouest. Déjà sur place il est possible de voir quel site est visé, sur la colline en face, de l’autre côté du barrage du Couzon. C’est un bout de prairie au milieu des bois, survolée par une ligne à haute tension. Sur la carte, le lieu se nomme la Marcelline. Quelle est l’origine de ce nom ? Faut-il y voir une réminiscence de Marcula, déesse gauloise de l’ouest et de la mort ? Difficile de l’affirmer, c’est peut-être tout bêtement le prénom d’une ancienne propriétaire des lieux ?

 

La Marcelline, vue générale de la pierre (photo 1980)

 

Dans le haut de la prairie, à quelques mètres du chemin qui suit la ligne de crête entre Granay et la croix du Cerisier, un petit banc de pierre émerge du sol. Il n’est pas grand, dans les 2 m de long. Aujourd’hui il est en partie recouvert par les ronces, il faut les dégager au préalable, et même s’armer d’une balayette pour dégager les débris de feuilles mortes qui comblent les cupules dont il est constellé. On en compte une bonne quarantaine, dans les 4 à 7 cm de diamètre, certaines prolongées par des rigoles. Une plus grosse a la taille d’une main, avec une cupule plus petite au centre, on dirait presque un œil, ce qui donne à la pierre l’allure d’une tête d’animal…

 

La Marcelline, détail (photo 1980)

 

D’autres pierres parsèment la prairie et les environs immédiats, dont une, en bordure du sentier en contrebas, avec une belle cupule solitaire.

 

AXE ŒIL –NEZ : LES LOIVES

L’axe passant par l’œil gauche et le bout du nez de la Pierre qui Chante est le plus important. Déjà sur place, on se rendait compte qu’il visait un groupe de pierres au bas de la colline, ce qui n’est plus possible aujourd’hui à cause de l’avancée de la forêt. Ce lieu porte sur la carte le nom « les Loives », qui signifie « les Louves. »  Mais il est bien loin le temps où des louves, réputées plus carnassières que les mâles, rôdaient dans la campagne et protégeaient ce lieu sacré. Cependant les louves ont été remplacées par d’autres terribles gardiennes, les milliers d’abeilles des ruches installés dans cette lande. Il vaut mieux y aller hors saison, pour découvrir dans le bas du rucher une pierre oblongue posée en équilibre sur un grand rocher plat, dont la partie centrale semble avoir été creusée en forme de berceau. De fait cette gorge ménage un espace entre le rocher support et la pierre en amande posée dessus.

 

Le pseudo dolmen des Loives

 

L’ensemble forme ce que les archéologues nomment un « pseudo dolmen », car la table ne repose pas sur des pierres levées mais sur un support naturel. L’interstice entre les deux pierres aurait constitué une sorte de « viseur » indiquant la position de la Pierre qui Chante au sommet de la colline. La végétation ayant bien poussé, cette opération n’est plus possible aujourd’hui.

 

Retour aux sources pour Patrick sur le site des Loives (avril 2015)

 

La partie plate du rocher de droite présentait une vingtaine de cupules, de formes et de tailles variées, dont la plus profonde en forme de pied, reliée par une rigole à une autre cupule. Mousses et lichens ont un peu envahi la pierre, obturant les plus petites des cupules.

 

Tracé des cupules encore visibles en 2015

 

Comme pour la Marcelline, ce pseudo-dolmen n’est pas solitaire, d’autres roches plus petites parsèment la lande en contrebas, avec là encore de belles cupules solitaires.

 

 

AXE ŒIL – NEZ : LA PIERRE DU DIABLE

En suivant toujours l’azimut 242 de cet axe, on aboutit sur la ligne de crête entre le village de Farnay et le crêt de Montieux. Sur la carte, le lieu portait, jusque dans les années 90, le nom de « Tétrette », qui en patois désigne une mamelle. Aujourd’hui ce nom s’est transformé en « Terrette », petite terre, et surtout il a été déplacé un peu plus au nord. Quoi qu’il en soit, on remarque sur la crête, non loin de la Madone, à la cote 605 m, une grande pierre émergeante, que les habitants de Farnay nomment Pierre du Diable.

 

La Pierre du Diable de Farnay (photo 1980)

 

Cette pierre est en fait une roche à cupules. On y voit des dizaines d’alvéoles, généralement de petite taille, certaines reliées par des rigoles.

 

Quelques unes des cupules de la Pierre du Diable

 

Sur cette pierre, on peut véritablement mesurer cet axe essentiel matérialisé par la Pierre qui Chante, qui marque aussi dans un sens la direction du lever du soleil au solstice d’été, et dans l’autre sens le coucher du soleil au solstice d’hiver. La colline de Marlin est parfaitement visible, au-delà d’une première ligne de crête formée par la croix du Cerisier. Quand on se tourne de l’autre côté, on peut encore prolonger le même axe, côté sud-ouest, puisque d’autres collines se dessinent à l’horizon.

 

Une partie de l’équipe des Regards du Pilat sur la Pierre du Diable :

Patrice Mounier, Rémy Robert et Thierry Rollat (août 2007)

 

AXE ŒIL – NEZ : CROIX DE PARAQUEUE

Nous suivons toujours l’azimut 242. Nous arrivons maintenant au-dessus de Saint-Chamond, à la Croix de Paraqueue, sur la commune de Saint-Martin-en-Coailleux. C’est une croix monumentale en fer forgé sur un socle de pierre, dressée au XIXe siècle, restaurée en 2013. Elle est visible de loin, mais sans doute pas autant que le pylône de la ligne à haute tension, planté sur le même lieu. La colline offre un panorama étendu sur Saint-Chamond, la vallée du Gier et les Monts du Lyonnais.

 

La Croix de Paraqueue après restauration

 

Autour de la croix plusieurs roches déchiquetées émergent de la colline. Il faut descendre, côté nord-est de la colline, par le sentier qui s’amorce au niveau de la croix, pour accéder quelques centaines de mètres plus bas à d’autres pierres, formant un haut talus de roc dominant les prés et la route. Plusieurs de ces pierres portent des cupules. Deux bancs avec chacun une grosse cupule solitaire. Puis un autre avec trois cupules alignées. Enfin, plus bas, une pierre avec une dizaine de cupules.

 

Deux bancs avec chacun une cupule solitaire (photos 1980)

 

Paraqueue est un nom qui interroge, on a envie d’y intercaler un L pour pouvoir saisir le diable « par la queue ». En réalité il faut y voir deux mots latins, paries pour falaise, paroi, et aquae, les eaux. Ce serait donc « la falaise des eaux », mais de quelles eaux parle-t-on ? La terminaison « en Coailleux » du nom de la commune dérive du nom primitif « Acoailleux » devenu par la suite « Aqualieu », le lieu des eaux. Il y eut sans doute des sources importantes dans le secteur. Ne dit-on pas qu’à Bagnara les Romains venaient se baigner ? Et puisqu’on parle des Romains, n’oublions pas que c’est à deux pas de là que se trouvait le captage de l’aqueduc conduisant les eaux du Gier jusqu’à Lyon.

 

Groupe de pierres avec une dizaine de cupules (photo 1980)

 

AXE ŒIL – NEZ : LE CHAPEAU DE NAPOLÉON

Nous poursuivons toujours sur cet axe, puisque on aperçoit encore une colline à l’horizon. Nous voici à Terrenoire, un faubourg de Saint-Étienne. Au-dessus du bassin de Janon s’ouvre le vallon de l’Ancan, où est installé le cimetière, et plus haut encore, au sommet de la colline, se dresse un rocher portant un nom pittoresque et interrogateur : le Chapeau de Napoléon. Faisons l’effort d’y monter depuis Terrenoire, pour découvrir un grand rocher noir, dont la silhouette, en effet, rappelle celle du chapeau de Napoléon !

 

 Arrivée au Chapeau de Napoléon

 

On peut accéder au site plus facilement depuis l’IUT de Saint-Étienne. On longe des courts de tennis et puis le rocher apparaît au terme du court chemin. C’est une veine de poudingue, une roche formée par l’agglomération de quantité de petits cailloux, liés par une sorte de ciment naturel, le tout formant un matériau extrêmement dur. Cette dureté explique que la veine a résisté à l’érosion, et forme aujourd’hui cette « crête de coq » émergeant de la colline. Sa couleur noirâtre est due à la présence de la houille qui imprègne les terres de la région : le lieu n’est pas nommé Terrenoire pour rien.

 

Le Chapeau de Napoléon sous son autre face.

Merci aux Guides du Pilat qui ont posé pour servir d’échelle !

 

Jadis le rocher portait un autre nom, on le nommait « Roche Boutelière », un nom qui a disparu au profit de l’appellation plus parlante de Chapeau de Napoléon. Cette pierre pittoresque qui vaut le détour ne porte ni cupule ni bassin. Pourtant elle a dû exciter l’imagination de nos ancêtres. C’est en effet une roche légendaire. Les anciens disaient qu’un génie vivait jadis en ce lieu. Il avait une fille, fort belle, qui fut séduite par un humain. De rage, le génie les enferma à l’intérieur de cette pierre qu’il fit jaillir de terre. Depuis, on dit que certaines nuits on peut encore les entendre parler. C’est une légende que j’ai racontée en détails dans mon livre Les chemins secrets du Pilat.

 

22 Départ du Chapeau de Napoléon ou Roche Boutelière : ce n’est qu’un au revoir

 

L’axe généré par la Pierre qui Chante s’arrête là. Aucune autre colline ni aucune autre pierre n’existe dans son prolongement. Au-delà, c’est le bassin stéphanois, la ville, le monde moderne… On est ici au bout de la ligne, d’où peut-être le nom de Boutelière donné à la roche ? Nous reviendrons, à l’aube du solstice d’été, pour voir le soleil se lever, très loin à l’horizon, derrière la colline de Marlin.


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