EN SUIVANT LE REGARD DE
LA PIERRE QUI CHANTE
Les
Roches de Marlin, sur la colline formant la limite entre les communes
de
Sainte-Croix-en-Jarez et Châteauneuf, sont un lieu un peu
particulier, célèbre
pour ses nombreuses pierres à cupules. Peut-on parler de
mégalithes à propos de
ces pierres ? Les avis sont partagés, je n’entrerai pas
dans le débat
aujourd’hui. Alors pour faire simple nous emploierons le terme
« pierre
mystérieuse », pouvant désigner toute pierre
à laquelle sont attachés des
cultes ou plus simplement des légendes.
Il
faut prendre son temps pour monter aux Roches de Marlin,
tranquillement, à
partir du hameau du même nom, ce qui représente environ 3
km aller-retour. On
chemine dans un paysage de prairies vallonnées, et la vue se
dégage doucement, à
gauche sur les monts du Pilat, à droite sur les collines du
Jarez, la vallée du
Gier, les monts du Lyonnais de l’autre côté, et même
Lyon dans le lointain. On
devine par temps clair la basilique de Fourvière et la tour de
la Part-Dieu.
L’arrivée
sur le site des
Roches de Merlin
Il
est loin le temps où l’on écrivait
« Merlin », un nom « qui a
trop excité les amateurs d’ésotérisme »,
disait-on, et qui en
conséquence a été remplacé vers la fin des
années 80 par Marlin, nom également
en usage il est vrai, et qui en réalité veut dire la
même chose. L’incendie qui
a ravagé la colline à cette époque a eu pour
conséquence, comme c’est souvent
le cas, un enrésinement de ce qui était auparavant une
lande de bruyères et de
genêts. En un quart de siècle les résineux, pins
noirs d’Autriche
principalement, ont formé une forêt qui gagne chaque
année un peu plus de
terrain. Encore un autre quart de siècle et les Roches de Marlin
seront peut-être
au milieu des bois.
Mais
alors que s’amorce la descente versant ouest, voici qu’apparaît
la principale
de ces roches, la Pierre du Diable ou Pierre qui Chante. C’est une
roche de
forme oblongue, une amande posée en équilibre sur un
affleurement rocheux.
Trois cupules d’inégales grosseurs dessinent, sous un certain
angle, un visage
humain : deux yeux, une bouche terminée par une large
rigole, schéma
complété par une arête en V allongé qui
dessine un nez.
La Pierre qui
Chante – sous
cet angle elle dessine un visage humain
Au
début de mes visites sur ce site, vers 1980, il m’était
venu à l’idée de
mesurer à la boussole les azimuts des axes passant par les yeux,
la bouche, le
nez, espérant qu’ils me désigneraient d’autres pierres
mystérieuses, quelque
part dans le vaste paysage environnant. L’idée n’était
pas vaine, car c’est une
règle maintes fois constatée, partout dans le monde
où l’on trouve des
mégalithes placés dans des endroits
dégagés : il y a toujours d’autres
sites visibles aux alentours.
Le site des
Roches de
Marlin et la Pierre qui Chante
Les
flèches indiquent deux des
autres pierres à cupules visibles dans le paysage :
Tétrette et la
Marcelline
Je
me souviens de mon excitation quand je reportai les axes sur la carte.
Qu’allais-je découvrir ? En fait il me fallut aller sur le
terrain, voir
quels étaient les lieux – et les pierres éventuelles –
« visées » par
la Pierre qui Chante. Excitation grandissante quand, jour après
jour, je
découvris d’autres pierres à cupules, ou des pierres
simplement curieuses ou légendaires,
sur les sites désignés. C’est ainsi qu’en suivant l’axe
passant par les deux
yeux je découvris la pierre à cupules de la Marcelline.
Puis en suivant l’axe
œil – nez la pierre à cupules de Tétrette, près de
Farnay, et d’autres ensuite
sur le même axe. Enfin l’axe longitudinal de la Pierre qui Chante
me révéla
près d’Échalas une nouvelle et singulière pierre
à cupules.
En
1985 j’ai exposé tout cela en détail dans l’une des
brochures de ma série Le
guide du Pilat et du Jarez, le numéro 8 consacré
entièrement aux Roches de
Merlin (suivant l’orthographe de l’époque). Puis j’eus la
satisfaction de voir
mes théories acceptées et reprises par le Parc Naturel
Régional du Pilat dans
le petit topoguide des balades autour de Sainte-Croix-en-Jarez. Plus de
trente
ans se sont écoulés depuis ces temps
héroïques, il est temps de refaire le
point, et ce sera le prétexte de quelques balades dans cette
belle région, et
l’occasion aussi de ressortir quelques vieilles photos.
Schéma des
axes passant par
la Pierre qui Chante
AXE
LONGITUDINAL : LA PIERRE BLANCHE
Nous
suivons d’abord l’axe général de la Pierre qui Chante,
l’axe longitudinal du
fuseau qui est orienté sur l’azimut 40, quasiment au nord-est.
De ce côté-là, où
les arbres n’ont pas encore poussé, par temps clair on
aperçoit dans cet axe le
clocher de l’église d’Échalas, reconnaissable à sa
couleur ocre jaune, la
couleur des rigottes qui firent la célébrité
d’Échalas, avant d’être détrônées
par les rigottes de Condrieu. En suivant cet axe, on trouve juste avant
le
village, au milieu d’une terre inculte près du lieu-dit le
Gonty, une curieuse
pierre visible de fort loin. On la nomme « Pierre
Blanche » (bien
qu’elle soit loin d’être blanche !), ou « Pierre
Guittard »
(peut-être nom d’un ancien propriétaire des lieux ?).
La Pierre
Blanche, photo de
1980
Un
escargot… C’est l’image qui vient en premier à l’esprit quand on
découvre cette
pierre. Un escargot très allongé, sa coquille sur le dos.
La
« coquille » est en fait un bloc tronconique,
visiblement taillé. Et
cette pierre est couverte d’une centaine de cupules, certaines
terminées par
des rigoles, dont la moitié sur le bloc central. Il y a aussi un
gros bassin de
38 cm de diamètre, contenant lui-même une cupule de 19 cm
en son centre. On
note aussi une grosse cupule carrée, probablement un souvenir
des géomètres et
topographes romains qui ont arpenté la campagne, en
déterminant un certain
nombre de points remarquables, à partir desquels ils ont
triangulé les
alentours. L’horizon est en effet dégagé de tous
côtés, ce qui permet de
découvrir un large panorama, en particulier sur les monts du
Pilat. On aperçoit
la colline de Marlin, et dans le prolongement le crêt de
Montieux.
Dessin le la
Pierre
Blanche, et son panorama
Il
y a un groupe de 7 cupules, semblant dessiner comme une constellation.
Serait-ce la Grande Ourse, comme sur le site de Pilherbe près de
Chuyer ?
Non, après vérification et recherches, ce serait
plutôt la constellation du
Dauphin. L’orientation est identique, et la taille des cupules est
proportionnelle à la brillance des étoiles.
Comparaison entre
le groupe
de cupules et la constellation du Dauphin
AXE
LONGITUDINAL : LE CRÊT DE MONTIEUX
Nous
suivons toujours l’axe principal de la Pierre qui Chante, mais dans
l’autre
sens, côté sud-ouest, azimut 220. Aujourd’hui l’horizon
est barré par la forêt
toute proche dans ce sens-là, mais en 1980 j’avais noté
que la pierre
« visait » le crêt de Montieux. Les divers
aléas de la vie ont fait
que je n’ai pu me rendre sur le terrain que beaucoup plus tard. La
récompense
était à la mesure de l’attente. Parmi les nombreuses
pierres à cupules que
recèle le crêt de Montieux, celle située au sommet
est magnifique. C’est un
petit banc de rocher effleurant à peine, pas très grand,
mais portant une dizaine
de cupules, dont 6 grandes, très régulières, des
cercles parfaits.
Crêt de
Montieux, une belle
pierre à cupules
AXE
DES DEUX YEUX : LA MARCELLINE
Un
axe passe par les deux yeux de la Pierre qui Chante, et pointe vers
l’azimut
267, quasiment plein ouest. Déjà sur place il est
possible de voir quel site
est visé, sur la colline en face, de l’autre côté
du barrage du Couzon. C’est un
bout de prairie au milieu des bois, survolée par une ligne
à haute tension. Sur
la carte, le lieu se nomme la Marcelline. Quelle est l’origine de ce
nom ?
Faut-il y voir une réminiscence de Marcula, déesse
gauloise de l’ouest et de la
mort ? Difficile de l’affirmer, c’est peut-être tout
bêtement le prénom
d’une ancienne propriétaire des lieux ?
La Marcelline,
vue générale
de la pierre (photo 1980)
Dans
le haut de la prairie, à quelques mètres du chemin qui
suit la ligne de crête
entre Granay et la croix du Cerisier, un petit banc de pierre
émerge du sol. Il
n’est pas grand, dans les 2 m de long. Aujourd’hui il est en partie
recouvert
par les ronces, il faut les dégager au préalable, et
même s’armer d’une
balayette pour dégager les débris de feuilles mortes qui
comblent les cupules dont
il est constellé. On en compte une bonne quarantaine, dans les 4
à 7 cm de
diamètre, certaines prolongées par des rigoles. Une plus
grosse a la taille
d’une main, avec une cupule plus petite au centre, on dirait presque un
œil, ce
qui donne à la pierre l’allure d’une tête d’animal…
La Marcelline,
détail
(photo 1980)
D’autres
pierres parsèment la prairie et les environs immédiats,
dont une, en bordure du
sentier en contrebas, avec une belle cupule solitaire.
AXE
ŒIL –NEZ : LES LOIVES
L’axe
passant par l’œil gauche et le bout du nez de la Pierre qui Chante est
le plus
important. Déjà sur place, on se rendait compte qu’il
visait un groupe de
pierres au bas de la colline, ce qui n’est plus possible aujourd’hui
à cause de
l’avancée de la forêt. Ce lieu porte sur la carte le nom
« les
Loives », qui signifie « les
Louves. » Mais il est bien
loin le temps où des louves, réputées plus
carnassières que les mâles, rôdaient
dans la campagne et protégeaient ce lieu sacré. Cependant
les louves ont été
remplacées par d’autres terribles gardiennes, les milliers
d’abeilles des
ruches installés dans cette lande. Il vaut mieux y aller hors
saison, pour
découvrir dans le bas du rucher une pierre oblongue posée
en équilibre sur un
grand rocher plat, dont la partie centrale semble avoir
été creusée en forme de
berceau. De fait cette gorge ménage un espace entre le rocher
support et la
pierre en amande posée dessus.
Le pseudo dolmen
des Loives
L’ensemble
forme ce que les archéologues nomment un « pseudo
dolmen », car la
table ne repose pas sur des pierres levées mais sur un support
naturel.
L’interstice entre les deux pierres aurait constitué une sorte
de
« viseur » indiquant la position de la Pierre qui
Chante au sommet de
la colline. La végétation ayant bien poussé, cette
opération n’est plus
possible aujourd’hui.
Retour aux
sources pour
Patrick sur le site des Loives (avril 2015)
La
partie plate du rocher de droite présentait une vingtaine de
cupules, de formes
et de tailles variées, dont la plus profonde en forme de pied,
reliée par une
rigole à une autre cupule. Mousses et lichens ont un peu envahi
la pierre,
obturant les plus petites des cupules.
Tracé des
cupules encore
visibles en 2015
Comme
pour la Marcelline, ce pseudo-dolmen n’est pas solitaire, d’autres
roches plus
petites parsèment la lande en contrebas, avec là encore
de belles cupules
solitaires.
AXE
ŒIL – NEZ : LA PIERRE DU DIABLE
En
suivant toujours l’azimut 242 de cet axe, on aboutit sur la ligne de
crête
entre le village de Farnay et le crêt de Montieux. Sur la carte,
le lieu
portait, jusque dans les années 90, le nom de
« Tétrette », qui en
patois désigne une mamelle. Aujourd’hui ce nom s’est
transformé en
« Terrette », petite terre, et surtout il a
été déplacé un peu plus
au nord. Quoi qu’il en soit, on remarque sur la crête, non loin
de la Madone, à
la cote 605 m, une grande pierre émergeante, que les habitants
de Farnay
nomment Pierre du Diable.
La Pierre du
Diable de
Farnay (photo 1980)
Cette
pierre est en fait une roche à cupules. On y voit des dizaines
d’alvéoles,
généralement de petite taille, certaines reliées
par des rigoles.
Quelques unes des
cupules
de la Pierre du Diable
Sur
cette pierre, on peut véritablement mesurer cet axe essentiel
matérialisé par
la Pierre qui Chante, qui marque aussi dans un sens la direction du
lever du
soleil au solstice d’été, et dans l’autre sens le coucher
du soleil au solstice
d’hiver. La colline de Marlin est parfaitement visible, au-delà
d’une première
ligne de crête formée par la croix du Cerisier. Quand on
se tourne de l’autre
côté, on peut encore prolonger le même axe,
côté sud-ouest, puisque d’autres
collines se dessinent à l’horizon.
Une partie de
l’équipe des
Regards du Pilat sur la Pierre du Diable :
Patrice Mounier,
Rémy Robert
et Thierry Rollat (août 2007)
AXE
ŒIL – NEZ : CROIX DE PARAQUEUE
Nous
suivons toujours l’azimut 242. Nous arrivons maintenant au-dessus de
Saint-Chamond,
à la Croix de Paraqueue, sur la commune de
Saint-Martin-en-Coailleux. C’est une
croix monumentale en fer forgé sur un socle de pierre,
dressée au XIXe
siècle, restaurée en 2013. Elle est visible de loin, mais
sans doute pas autant
que le pylône de la ligne à haute tension, planté
sur le même lieu. La colline
offre un panorama étendu sur Saint-Chamond, la vallée du
Gier et les Monts du
Lyonnais.
La Croix de
Paraqueue après
restauration
Autour
de la croix plusieurs roches déchiquetées émergent
de la colline. Il faut
descendre, côté nord-est de la colline, par le sentier qui
s’amorce au niveau
de la croix, pour accéder quelques centaines de mètres
plus bas à d’autres pierres,
formant un haut talus de roc dominant les prés et la route.
Plusieurs de ces
pierres portent des cupules. Deux bancs avec chacun une grosse cupule
solitaire. Puis un autre avec trois cupules alignées. Enfin,
plus bas, une
pierre avec une dizaine de cupules.
Deux bancs avec
chacun une
cupule solitaire (photos 1980)
Paraqueue
est un nom qui interroge, on a envie d’y intercaler un L pour pouvoir
saisir le
diable « par la queue ». En réalité
il faut y voir deux mots latins, paries
pour falaise, paroi, et aquae, les eaux. Ce serait donc
« la
falaise des eaux », mais de quelles eaux parle-t-on ?
La terminaison
« en Coailleux » du nom de la commune
dérive du nom primitif
« Acoailleux » devenu par la suite
« Aqualieu », le lieu
des eaux. Il y eut sans doute des sources importantes dans le secteur.
Ne
dit-on pas qu’à Bagnara les Romains venaient se baigner ?
Et puisqu’on
parle des Romains, n’oublions pas que c’est à deux pas de
là que se trouvait le
captage de l’aqueduc conduisant les eaux du Gier jusqu’à Lyon.
Groupe de pierres
avec une
dizaine de cupules (photo 1980)
AXE
ŒIL – NEZ : LE CHAPEAU DE NAPOLÉON
Nous
poursuivons toujours sur cet axe, puisque on aperçoit encore une
colline à
l’horizon. Nous voici à Terrenoire, un faubourg de
Saint-Étienne. Au-dessus du
bassin de Janon s’ouvre le vallon de l’Ancan, où est
installé le cimetière, et
plus haut encore, au sommet de la colline, se dresse un rocher portant
un nom
pittoresque et interrogateur : le Chapeau de Napoléon.
Faisons l’effort
d’y monter depuis Terrenoire, pour découvrir un grand rocher
noir, dont la
silhouette, en effet, rappelle celle du chapeau de
Napoléon !
Arrivée au Chapeau de
Napoléon
On
peut accéder au site plus facilement depuis l’IUT de
Saint-Étienne. On longe
des courts de tennis et puis le rocher apparaît au terme du court
chemin. C’est
une veine de poudingue, une roche formée par
l’agglomération de quantité de
petits cailloux, liés par une sorte de ciment naturel, le tout
formant un
matériau extrêmement dur. Cette dureté explique que
la veine a résisté à
l’érosion, et forme aujourd’hui cette « crête
de coq » émergeant de
la colline. Sa couleur noirâtre est due à la
présence de la houille qui
imprègne les terres de la région : le lieu n’est pas
nommé Terrenoire pour
rien.
Le Chapeau de
Napoléon sous
son autre face.
Merci aux Guides
du Pilat qui
ont posé pour servir d’échelle !
Jadis
le rocher portait un autre nom, on le nommait « Roche
Boutelière »,
un nom qui a disparu au profit de l’appellation plus parlante de
Chapeau de
Napoléon. Cette pierre pittoresque qui vaut le détour ne
porte ni cupule ni
bassin. Pourtant elle a dû exciter l’imagination de nos
ancêtres. C’est en
effet une roche légendaire. Les anciens disaient qu’un
génie vivait jadis en ce
lieu. Il avait une fille, fort belle, qui fut séduite par un
humain. De rage,
le génie les enferma à l’intérieur de cette pierre
qu’il fit jaillir de terre.
Depuis, on dit que certaines nuits on peut encore les entendre parler.
C’est
une légende que j’ai racontée en détails dans mon
livre Les chemins secrets
du Pilat.
22 Départ
du Chapeau de
Napoléon ou Roche Boutelière : ce n’est qu’un au
revoir
L’axe
généré par la Pierre qui Chante s’arrête
là. Aucune autre colline ni aucune
autre pierre n’existe dans son prolongement. Au-delà, c’est le
bassin stéphanois,
la ville, le monde moderne… On est ici au bout de la ligne, d’où
peut-être le
nom de Boutelière donné à la roche ? Nous
reviendrons, à l’aube du
solstice d’été, pour voir le soleil se lever, très
loin à l’horizon, derrière
la colline de Marlin.