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COULEUR DE LUNE
A Saint-Sabin au cœur du massif du Pilat croît à profusion une
plante aux feuilles argentées et aux fleurs vertes : l'Alchémille, Alchemilla
alpina. Précieuse alchémille cueillie par les pèlerins de la Pentecôte et
placée dans les étables pour protéger les troupeaux des maladies. Fabuleuse
alchémille utilisée par les dames de jadis désireuses de retrouver leur
virginité. Mais aussi très secrète alchémille... « Vous vous intéressez à l'herbe de Saint-Sabin ? » Un vieil homme que je n'avais pas entendu approcher se tenait
devant moi. Nous étions près de la chapelle, sur l'étroit promontoire d'où l'on
domine toute la contrée. C'était un 21 juin et comme à l'accoutumée pour le
solstice d'été j'étais arrivé très tôt à Saint-Sabin. « Savez-vous que cette frêle petite plante possède de bien
mystérieuses propriétés ? » La voix coulait aisément, agréable, légèrement voilée. Mon
interlocuteur se
présenta : Saturnin.
Tout à la fois intrigué et amusé je l'invitai à poursuivre : « Regardez ! Il désignait du doigt, scintillantes comme des
pierres précieuses, les perles de rosée blotties aux creux des limbes graciles
de l'alchémille, voyez ces larmes, elles sont le suc de la plante. Un homme en
devina jadis les vertus singulières. Il s'appelait Antoine Louis Chèmes. Il
s'avisa que c'est ici à Saint-Sabin, et plus précisément à l'intérieur du
périmètre sacré délimité par l’enceinte de pierres sèches, obscurs témoins des
cultes antiques, que le végétal atteint son plein épanouissement et développe toutes
ses qualités. Il découvrit que la rosée nocturne de l'alchémille est le fameux
alkaest, le solvant universel tant recherché. Et c'est au moment précis où le
soleil incurve sa course au-dessus de l'horizon céleste, le 21 juin, que doit
s'effectuer la délicate vendange. Antoine Louis Chèmes procéda à de longues, minutieuses et parfois
fastidieuses expériences, sans cesse recommencées, pour parvenir à ce résultat.
Il consacra sa vie à approfondir ses connaissances alchimiques et à multiplier
les combinaisons savantes avec l'espoir d'atteindre l'Accomplissement Suprême. Depuis
longtemps il travaillait à la réalisation du Grand Œuvre. Il vénérait Hermès et
appliquait sans faillir le vieil axiome dissous et coagule. Ses maîtres
étaient Nicolas Flamel et l'impétueux Paracelse. Chèmes pratiquait son art avec
amour et conviction dans la solitude d'un secret ermitage enfoui au plus
profond de la forêt (Se retournant Saturnin esquissa un geste en direction de
la hêtraie de Saint-Sabin). Dans cette recherche de l'absolu l'alchémille aux
feuilles couleur de lune jouait un rôle essentiel, car le précieux liquide
qu'elle exsude aux frais matins solsticiaux est irremplaçable. C'est le lait de
la vierge, l'eau mercurielle, dont l'adjonction déclenche le processus complexe
qui conduit à l'obtention de la pierre philosophale. » J'observais avec attention Saturnin. Il s'animait, gesticulait,
mimait, il était le conteur et l'acteur. Je remarquai alors que, tel le sombre
vieillard du Jardin des Hespérides, le vieil homme claudiquait. Il parlait
comme un disciple respectueux et passionné. Les mots jaillissaient
délicieusement envoûtants. Saturnin était aussi un charmeur. Imposant,
majestueux, il paraissait vouloir s'adresser à l'univers tout entier. Parfois
une brise attentive descendue des hauteurs de Pilat prenait ses paroles au
passage, les emportait au loin pour les déposer avec précaution sur le lit
étincelant du Rhône qui promptement s'empressait de les répandre sur ses rives
soumises. Dans la vallée le soleil s'était élevé jusqu'à la verticale du fleuve
et d'un rai fulgurant l'avait embrasé. Alors de Vienne à Tournon il n'y eut
plus qu'un chemin de feu, une longue flamme aveuglante. Noces sanglantes du Dieu
Soleil et du Fleuve Roi. Saturnin parlait toujours : « Un jour enfin, Antoine Louis Chèmes sut qu'il touchait au but. Dès le début de l'ultime expérience le silence s'était établi à l'extérieur de l'ermitage. Le cœur de la nature s'était arrêté de battre, la vie retenait sa respiration. Toutes les forces cachées de la forêt s'étaient assemblées et concentrées pour apporter leur aide au mage solitaire. Et dans le ciel invisible une conjonction extraordinaire d'astres et de planètes s'était mise en place dans le plus parfait équilibre jamais réalisé. C'était le jour de la Saint-Anne 1769, Rousseau herborisait dans nos montagnes.
Combien d'années Chèmes avait-il consacré à décanter, purifier,
sublimer, cuire, cémenter, extraire, fixer, cristalliser, projeter, dissoudre
et marier les noires matières issues de la terre matricielle à l'eau
mercurielle minutieusement cueillie sur l'alchémille, comme le fruit précieux
sur l'Arbre de vie ? Maintenant à l'intérieur du laboratoire sylvestre, dans
les cornues et les vaisseaux de verre chauffés à blanc de mystérieuses
transformations agissaient. L’enchanteur aussi se métamorphosait, mais il n'en avait
pas encore conscience. Il arrivait ainsi au terme de sa quête, approchait du
dénouement et perdurait l'œuvre des maîtres fameux. Il savait à présent qu'il
avait eu raison de faire confiance à ce simple si trompeusement insignifiant.
L'alchémille couleur de lune, la verte satinée du poète, l'herbe sacrée de la
médecine antique, le trésor des alchimistes, l'orviétan des colporteurs. Il recueillait les fruits d’une vie de recherche. Mais étrangement
il ne ressentait aucune griserie, il regardait avec une joie sereine le
Grand-Œuvre s'accomplir. Il jouissait de l'instant, le temps lui semblait
s'être ralenti, il en percevait le déroulement infinitésimal. » Emporté par le flot de ses paroles Saturnin s'était mis à tanguer.
Il piétinait, écrasait d'innombrables petites plantes. La senteur suave de
l'alchémille mêlée à l'entêtante fragrance des serpolets embaumait. Et les
délicates fleurs vertes si discrètes au milieu du bleu éclatant des campanules
coloraient le discours du vieil homme. Tel Jason à la proue d'Argos Saturnin
sur la colline de Saint-Sabin, véritable nef cosmique, haussait la voix pour
rappeler à l'ordre le Dauphiné distrait ou le Vivarais amusé. Il apostrophait
le Pélussinois qui écoutait avec application, interpellait le Viennois qui
n'avait d'yeux que pour le fleuve enflammé. Au dernier rang de cet étonnant
théâtre de verdure quelques invités prestigieux tendaient l'oreille par-dessus
les Terres Froides. On reconnaissait le Mont-Blanc, les Ecrins, la Meige et
tant d'autres. Et sur la scène, l'émouvant sanctuaire, la pierre sacrificielle,
l'énigmatique tumulus, en arrière la belle hêtraie. Et dominant les hautes
futaies de sapins et de mélèzes les crêts de l'Œillon, de Bote et le Pic des
Trois Dents. Depuis cette chaire Saturnin retrouvait les gestes et les
attitudes des prêtres venus invoquer Bélénus. L'ombre tentaculaire du vieil
homme se projetait démesurément allongée sur le mur blanc de la petite chapelle
comme une monstrueuse araignée enserrant sa proie. L'alerte conteur poursuivait
: « Jusqu'à cet instant Antoine Louis Chèmes était resté maître
de son expérience, elle se continuait à présent sans son intervention, malgré
lui. La réussite le rendait humble, la métamorphose exacerbait ses sensations,
son corps tout entier n'était plus qu'un récepteur extrêmement sensible à
l'écoute de la matière. Celle-ci sous l’action complexe et combinée du feu et
de l'eau, de la terre et de l'air, irradiait les couleurs de l'arc-en-ciel.
Dans la transparence du verre Chèmes observait la régénération des éléments en
ressentait dans sa chaire tous les effets. Lui qui avait tant souhaité ce moment prit brutalement conscience
de sa propre transformation. C'est à l'absence de tout reflet alors qu'il se
mirait dans la cornue qu'il sut que le Grand-Œuvre s'était accompli. Car là où
il aurait dû apercevoir son image il ne rencontrait que le néant. Il
considérait la sphère translucide, contemplait sa non image. Dans la petite
fiole se recréait le cosmos, le monde astral où se fondait l'âme du savant. Il
revivait la naissance des mondes, le chaos de l'univers, cherchait dans la
fission des atomes son identité originelle, sa réalité cosmique. Peu à peu le
réel basculait vers l'invraisemblable. Au large de sa raison d'abord vacillante des amers initiatiques
lui indiquaient la route vers l'Absolu. Et si au commencement il n'avait été qu'un
capitaine dérivant sur une mer morte, il naviguait à présent sur les chemins de
la Connaissance Universelle et de l'immortalité, découvrait les profondeurs
inexplorées et les fantastiques ressources de son cerveau, se déjouait des
pièges de son Moi secret. Sur l'océan de son ignorance il abordait çà et là les
fragiles et somptueux rivages de savoirs nouveaux, révélant les inestimables
trésors jamais approchés de son inconscient, découvrant comme le jusant
découvre la grève la quintessence de son être le plus intime. » Saturnin était dans un état d'excitation extrême, au plus fort de
son récit ses paroles prononcées d'une voix retentissante allaient percuter la
montagne sous le Pic des Trois Dents, survolaient le hameau de Cubusson et rebondissaient
sur le Crêt de Peillouté. Saturnin jouait avec l'écho. Il n'avait pas fini sa
phrase que déjà les premiers mots lui revenaient, tonitruants. Alors pour se
faire entendre il haussait le ton plus encore, et l'écho lui répondait tonnant
toujours plus fort. Chaque repli de la montagne lui réfléchissait ses paroles.
Bientôt il y eut, non pas un récit, mais une multitude. Les mots se
chevauchaient, se confondaient, rendaient incompréhensibles ses propos. Les
expressions se mariaient entre elles en des formes nouvelles pour des phrases
sans cohérence. La nature réinventait le discours du vieil homme. C'était la
fête du Verbe. Bientôt le vacarme eu raison du fragile vieillard qui renonça
face à ce déluge. Vidé de toute énergie il se tut. Et pendant un long moment je
pus écouter la fin de l'histoire qui me parvenait enfin intelligible. « La transmutation avait désintégré son ego, créant une onde
de choc incommensurable, soufflant la tempête vers les plus lointains confins
de l'univers. Antoine Louis Chèmes avait l'impression qu'on lui arrachait une
chape de plomb du crâne. Il dévorait maintenant l'espace, en reculait les
limites, maîtrisait la fuite des jours, devenait immortel. » J'étais profondément ému. Saturnin, ce disciple d'Ogmios, m'avait
ramené le temps d'une éloquence des siècles en arrière. Le vieil homme ne
parlait plus. Il attendait, comme l'acteur espère le rire ou les
applaudissements. D'ailleurs nous crûmes bien entendre quelques sifflets
d'approbation aux quatre coins de l'horizon. Puis l'artiste parut retrouver ses
esprits et à l'instant de me quitter il se tourna vers moi et d'un air
malicieux me dit : Ceci est bien votre histoire, n’est-ce pas monsieur Chèmes !
Marcel Boyer
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