Le
Château de Rochetaillée
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Présenté
par
Patrick Berlier |
Décembre
2023 |
Lorsque l'on quitte
la ville de Saint-Étienne pour prendre la direction du Pilat, assez rapidement
se profilent à l'horizon les tours du château de Rochetaillée, dominant son
village accroché à flanc de coteau. Ce site pittoresque était jadis la promenade
dominicale préférée des Stéphanois, qui y allaient pour respirer l'air pur du
Pilat, à 750 m d'altitude, admirer ces ruines romantiques, et accessoirement se
régaler dans l'un des restaurants du lieu. Les plus courageux y montaient à
pied, les autres en carriole ou par la diligence assurant le service de
Saint-Étienne au Bessat. Mais qui connaît l'histoire de ce vieux château ?
Ruines du château de Rochetaillée au début du XXe
siècle
(carte postale ancienne)
Il n'en reste que
trois tours décapitées, quelques pans de murailles, l'ouverture béante d'une
porte ogivale, une fenêtre à meneaux, et un peu partout des meurtrières ou des
bouches à feu. Toutefois on devine toujours quelle dut être la puissance de ce
fort posé sur un roc de quartz blanc, surplombant d'un côté la vallée du Furan
et de l'autre celle du ruisseau des Quatre Aigues. On dit souvent que les toits
du château de Rochetaillée versaient leurs eaux dans les deux mers. En effet il
était bâti sur l'arête dorsale de la ligne du partage des eaux des bassins
versants de la Loire et du Rhône. Les eaux pluviales s'écoulaient donc d'un
côté vers le Furan, puis la Loire et l'Atlantique, et de l'autre vers les
Quatre Aigues, le Janon, le Gier, le Rhône et la Méditerranée. Et l'on comprend
qu'ainsi placé sur une position stratégique, le château de Rochetaillée devait
surveiller, défendre, et au besoin verrouiller l'accès à Saint-Étienne par le
sud, comme le château de Saint-Priest-en-Jarez par le nord. Les deux forts ont
d'ailleurs en commun d'avoir été construits sur des blocs de quartz qui ont
surgi du sol en perçant la couche de micaschiste, au moment de l'effondrement
de la plaine du Forez, en des temps préhistoriques.
Le château vu du côté est. On remarque le bloc de quartz
sur lequel il est bâti. À droite l'église du village
Les histoires
colportées par les anciens, et même par quelques auteurs peu regardants, se
sont chargées d'imaginer les origines de Rochetaillée. Ce château paraît
tellement vieux qu'une légende l'a vu antérieur au déluge, rien de moins !
C'est une croyance qui sous-entend que le massif du Pilat n'aurait pas été
recouvert par les flots, et donc qu'il aurait été possible d'y accoster. Il est
bien connu que c'est le Mont Pilat que Noé aborda avec son arche, c'est tout au
moins ce que prétend une tradition légendaire, que l'on retrouve d'ailleurs en
divers endroits de France ou du monde. Une autre légende a vu le château de
Rochetaillée construit par les Romains. Même si quelques légionnaires de Jules
César sont peut-être passés par là, ils ne s'y sont pas arrêtés, et surtout n'y
ont rien bâti. Non, au vu des ruines existantes, il est clair qu'il s'agit d'un
château médiéval. Tout au plus peut-on imaginer qu'un premier donjon, campé au
plus haut du rocher, existait déjà aux alentours de l'an mille, donjon qui par
la suite aurait été complété par d'autres systèmes de défense et par un logis
seigneurial.
Il suffit de se
plonger dans les ouvrages sérieux, comme les Chroniques des châteaux et des
abbayes (1854-1857) de Jean-Antoine de la Tour-Varan, pour apprendre que le
plus ancien document mentionnant Rochetaillée remonte à 1173. C'est le fameux
traité de permutation, fixant les terres respectives du comte de Forez Guy II
et de l'archevêque de Lyon Guichard de Pontigny. Rochetaillée y est mentionné
deux fois. Le traité précise d'abord que le comte abandonne à l'évêque une
partie du mandement allant de Rochetaillée à Malleval (il garde donc
Rochetaillée pour lui), puis ajoute que quiconque aura le château de
Rochetaillée devra en rendre hommage au comte. Ce traité de permutation est
rédigé en latin, mais apparemment son rédacteur n'a pas su traduire Rochetaillée
en latin, alors il l'a écrit en français médiéval, et curieusement de deux
façons différentes : Rochetallié pour la première mention, et
Rochietalliate pour la seconde.
Détails du traité de permutation : les deux mentions de
Rochetaillée
Un autre acte, daté
de 1236, nous apprend que Rochetaillée était alors la propriété de Guigues de
Jarez, seigneur de Saint-Chamond, Virieu et Pavezin. Comme il avait été prévu
par le traité de 1173, Guigues de Jarez rendait hommage pour ce bien de Rochetaillée
au comte de Forez. Ce sont donc probablement les premiers comtes de Forez qui
firent bâtir le château, et les Jarez qui l'agrandirent.
À la fin du XIIIe
siècle, Rochetaillée fut donné en dot à Florie (ou Fleurie) de Jarez, fille de
Gaudemard II de Jarez et de Béatrix de Roussillon, à l'occasion de son mariage
avec Jean IV de Lignières, lequel devint donc le seigneur de Rochetaillée. Il
en rendit hommage à Jean Ier, comte de Forez, en 1333. Rochetaillée
resta aux mains des Lignières jusqu'en 1370, lorsque Marguerite, leur dernière
descendante, l'apporta en dot à son époux Artaud de Saint-Germain, seigneur de
Montrond.
Pendant près de trois
siècles, la seigneurie de Rochetaillée resta aux mains des Saint-Germain, qui
continuèrent, au fil des générations, à en rendre hommage aux comtes de Forez
successifs. Ce sont les Saint-Germain qui firent rénover le château à la fin du
XVe siècle et dans le style de ce temps, lui donnant l'apparence que
l'on devine encore. Des fenêtres à meneaux furent ouvertes dans les façades,
qui précédemment devaient être aveugles, comme dans tout château médiéval. Une
gravure ancienne, reproduite par une
carte postale du début du XXe siècle, montre le château tel
qu'il était en 1550. Elle permet de réaliser à quoi il ressemblait quelques
décennies après sa rénovation, et surtout d'en proposer une reconstitution
virtuelle.
Aspect du château de Rochetaillée en 1550
(Reconstitution infographique de Patrick Berlier)
Le solide bâtiment
épousait au plus près la forme du rocher sur lequel il était bâti. Côté est, le
ravin à pic était suffisant pour assurer une défense naturelle. Côté nord, le
château était défendu par une haute tour à l'angle nord-ouest, une tourelle ou
échauguette à l'angle nord-est, et le côté sud plus étroit se prolongeait par
une grosse tour, épaisse et solide, servant de donjon. Ces fortifications
étaient couronnées de créneaux sur mâchicoulis, ou de hourds en bois, et des
toits coniques pointus coiffaient les sommets des tours, à l'exception du
donjon pourvu d'une terrasse sommitale crénelée. Enfin la porte d'entrée du
château, ainsi que la façade ouest dans laquelle elle s'ouvrait, étaient
protégées par une quatrième tour formant une barbacane, autrement dit une
défense avancée. Murailles et tours étaient percées de meurtrières pour les
arcs et arbalètes, ou de bouches à feu
pour les canons et couleuvrines.
Plan sommaire du château de Rochetaillée
L'accès au château
pose problème, à cause de la position haute de sa porte : comment
faisait-on pour l'atteindre ? La gravure ancienne montre une sorte de plan
incliné, protégé par un avant-mur, montant jusqu'à la porte. Dans la réalité ce
plan incliné serait trop raide pour être gravi. La logique voudrait qu’il y ait
eu plutôt des escaliers, qu'il aurait été facile de tailler dans le rocher,
cependant il n'en reste absolument aucune trace. Il y a eu à une époque un
escalier métallique, mais il n'avait rien de médiéval et devait dater du XIXe
siècle. Peut-être les escaliers d'origine étaient-ils en bois, ce qui
expliquerait leur destruction, puisque ce matériau a totalement disparu du
château. Seuls des piétons pouvaient donc entrer dans le château, les cavaliers
devaient laisser leurs montures dans des écuries situées au pied du rocher.
Les différentes tours, vues de la route
Côtés ouest et nord,
une seconde ligne de remparts enserrait le village et son église. Il est
probable que cette enceinte extérieure possédait une porte à chaque extrémité,
une au nord et l'autre au sud, cependant il n'en subsiste aucune trace. Il
reste seulement de ces remparts extérieurs l'alignement des maisons qui les ont
remplacés, côté ouest, ainsi qu'une petite tour d'angle, en contrebas de la
route traversant le village.
Vestige de la tour d'angle des remparts extérieurs
Les guerres de
religion n'épargnèrent pas Rochetaillée. Le château fut investi à plusieurs
reprises par les protestants, une première fois en 1562 mais pendant quelques
jours seulement. Ils revinrent une dernière fois en 1589 et réussirent à s'y
maintenir, faisant de Rochetaillée une place forte protestante. Naturellement
les catholiques membres de la Ligue ne tardèrent pas à réagir. À leur tête se
trouvait le grand bailli du Forez Anne d'Urfé (le prénom Anne était alors aussi
bien masculin que féminin), le frère aîné du célèbre Honoré d'Urfé. Bien
décidés à reprendre Rochetaillée, les Ligueurs durent faire venir de Lyon des
troupes supplémentaires et quelques pièces d'artillerie pour assiéger la
forteresse. Alors qu'ils approchaient, un violent orage s'abattit sur eux et
décima une partie des renforts. Mais les canons réussirent à passer. Après une
attaque vigoureuse, succédant à un siège de trois semaines, le château fut
forcé de se rendre le 29 juin 1589.
Vues de l'intérieur, la barbacane percée de bouches à feu et
l'ouverture de la porte d'entrée
Les Saint-Germain
étaient toujours les propriétaires légitimes du château de Rochetaillée.
Portant tous le prénom héréditaire Artaud, l'un d'eux, probablement de la
septième génération, avait hérité Rochetaillée de son père, mais il avait reçu
également de son oncle Aimé de Saint-Germain la terre d'Apchon en Auvergne, à
la condition de porter désormais ce nom prestigieux. Plusieurs Apchon se
succédèrent donc, de père en fils, comme seigneurs de Rochetaillée.
Il y eut en
particulier un Jean d'Apchon qui, déjà âgé, épousa en 1573 Marguerite de Gaste
de Lupé. Or la jeune femme était aimée passionnément par Anne d'Urfé, mais
celui-ci ne s'était pas décidé à demander sa main. Marguerite se retrouva veuve
et sans enfant moins d'un an plus tard, mais son amoureux étant toujours occupé
à guerroyer contre les protestants, elle en épousa un autre... Anne d'Urfé,
lui, finit par embrasser une carrière ecclésiastique.
Le dernier des Apchon seigneurs de
Rochetaillée vendit le château aux Badol de Forcieu, qui en 1656 obtinrent de
Louis XIV le privilège d'ériger la seigneurie en baronnie. Jean Badol de
Forcieu, dernier du nom, sans enfant, légua la baronnie aux Bernou de Nantas,
avec qui il était apparenté, et dès lors ceux-ci prirent le titre de barons de
Rochetaillée.
Vus de l'intérieur, restes de la façade et de la tour nord
Les Bernou de
Rochetaillée étaient toujours les propriétaires du château au début du XIXe
siècle, mais n'y habitaient plus depuis longtemps, résidant dans leur hôtel
particulier à Saint-Étienne. Alors le dernier baron décida de tirer quelque
profit du vieux château. Tout fut vendu aux plus offrants, les toitures, les
charpentes, les parquets, le mobilier, les tentures, et tout ce qui était en
fer, depuis les armes, blanches ou à feu, jusqu'aux rampes d'escaliers.
Coquille vide, le logis central battu par les vents et la pluie finit par
s'effondrer en 1830. De l'orgueilleux château médiéval, il ne resta que les
tours, amputées de leurs faîtes, les bases des murs au nord et à l'est, et un
morceau de la façade à l'ouest, formant les ruines que nous connaissons
aujourd'hui, lesquelles sont devenues la propriété de la ville de
Saint-Étienne, depuis que celle-ci a annexé l'ancienne commune de Rochetaillée.
Les ruines du château de Rochetaillée au lever du soleil (août
2013)