RUBRIQUE ALCHIMIE Juillet 2022
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Renard Gambline
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LA
TRIPLE ENCEINTE par Paul LE COUR ![]() Vers l'an 1800 on
découvrit, près de
l'église Saint-Lubin, à Suèvres (Loir-et-Cher),
localité située au bord de la
Loire et aux confins de l'ancienne forêt d'Orléans, un
bloc de pierre de 1
mètre 50 sur 0,95 M, grossièrement équarri et dont
une face aplanie portait une
curieuse gravure et un certain nombre de cavités ou cupules. Cette pierre
recouvrait l'orifice d'un
puits. Elle a été transportée à Blois et on
peut la voir actuellement dans la
cour de l'ancien évêché devenu musée
d'archéologie. M. Florance,
président de la Société d'Histoire naturelle et
d'Anthropologie du Loir-et-Cher, auteur de nombreux travaux sur la
préhistoire
de ce département, la considère comme une pierre à
sacrifices d'époque gauloise
2, elle serait un vestige d'un antique sanctuaire gaulois
remplacé par un
temple consacré à Apollon, puis par une église
chrétienne et ce sanctuaire.
La pierre de
Suèvres gaulois,
pense-t-il, pourrait être celui dont parle César, lieu de
réunion annuelle des
druides aux confins du pays des Carnutes. Les cupules sont au
nombre de cinq,
aucune explication ne semble en avoir été fournie
jusqu'ici. Je signale, sans y
insister, qu'elles sont disposées de telle sorte que l'on
pourrait y voir les
trous produits par une main droite géante dont les doigts s'y
seraient enfoncés
comme dans la glaise. Il est à remarquer, en effet, que le trou
correspondant
au pouce est le plus grand, et celui correspondant au petit doigt, le
plus
étroit. Or, on sait quelle importance joue la main dans le
symbolisme
archaïque. Quant à la
gravure, qui a 0,20m environ
de côté, elle représente trois carrés
concentriques reliés entre eux par quatre
lignes à angle droit. L'attention de M.
Florance fut attirée
sur la valeur de ce dessin par la description d'un cachet d'oculiste
romain
trouvé vers 1870 à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher)
portant le même signe.
Il est décrit dans les Etudes sur
la Sologne du Docteur
Bourgoin. Un moulage figure au musée d'archéologie de
Blois. Les oculistes romains
se servaient de
ces cachets, portant des caractères en creux, pour marquer les
collyres qu'ils
vendaient à leurs clients, collyres constitués par une
pâte qui durcissait à
l'air et que l'on faisait dissoudre dans divers liquides selon le cas. Le cachet de
Villefranche-sur-Cher est
en stéatite, il mesure 0,4 m de longueur et de largeur, sur 0,12
d'épaisseur.
Ses tranches portent les inscriptions suivantes : Cromstephan
Adrescentescic
Cromstephani Addiatesistol
qui voudraient dire
(collyre) de Caïus
Romanus Stéphanus pour les cicatrices récentes et
(collyre) pour enlever les
maladies des yeux (diathésis tol lendas) . A quels sentiments a
obéi l'oculiste
romain en mettant le signe en question sur son cachet ? N'a-t-il pas
voulu lui
conférer quelque mystérieuse puissance ou par une
association d'idées facile à
concevoir, a-t-il voulu rapprocher le pouvoir de guérir les
maladies des yeux,
de celui d'ouvrir à la compréhension de certains
mystères. Dans toutes les
initiations, en effet, le futur initié a d'abord les yeux
bandés et l'on va, en
lui enlevant son bandeau, lui conférer symboliquement la
lumière. Cherchant ce que
pouvait signifier cette
gravure venue ainsi deux fois à sa connaissance. M. Florance
émit l'idée
qu'elle représentait peut-être une triple enceinte
sacrée. ![]() Le
cachet d'oculiste gallo-romain Il semble, en effet,
qu'il ait raison d'attacher une
signification à cette gravure. Je l'ai trouvée, en effet,
en d'autres lieux : à
Rome et à Chinon. A Rome, on peut la voir, ainsi que d'autres
graffites à
caractère symbolique, sur le petit mur supportant les colonnes
du cloître de
Sao Paulo (XIII siècle). A Chinon, les Templiers enfermés
dans le donjon l'ont
tracée également, ainsi que bien d'autres signes. Mais
que représente ce dessin
dont la persistance à travers les siècles est si curieuse
? Il s'agit à
notre avis d'un emblème en
rapport avec la grande doctrine coulant comme un fleuve souterrain
à travers le
monde depuis des temps lointains. Dans son symbolisme,
les trois cercles sont parfois enlacés de
telle manière que si on les suppose constitués par des
disques, leur
entrecoupement reproduit les sept couleurs du prisme. L'idée
trinitaire est la grande richesse
de la pensée métaphysique occidentale, on la trouve
figurée de bien des façons
depuis de longs siècles, en elle se résume et se
concrétise l'ensemble des
phénomènes du monde physique et du monde moral. Dante,
entre autres, l'a bien
compris. Les trois cercles de
l'existence appartiennent d'ailleurs à la
tradition gauloise et celtique. On les retrouve sous une autre forme
dans le
Paradis, l'Enfer et le Purgatoire chrétiens et dantesques. On ne saurait donc
être surpris de voir
figurer sur un monument druidique le symbole des trois enceintes, des
trois
cercles de l'existence Keugant,
Abred, Gwynfyd. En Angleterre, un
monument druidique situé à Abury paraît avoir
représenté, au moyen de pierres levées, ces trois
cercles. Toutefois, la
reconstitution qui en fut publiée en 1853 dans le Magasin
Pittoresque montre deux
cercles placés côte à côte renfermés
dans un troisième et ayant au centre un
dolmen. La
présence d'un puits sous la pierre de Suèvres ne
nous étonne pas. Bien des lieux de pèlerinage remontant
au passé sont édifiés
sur ou près de puits sacrés. N'est-ce pas du puits que
sort la vérité ? Et ne
devons-nous pas voir dans cette phrase que nous répétons
sans y réfléchir, le
sens profond qu'elle contient ?
![]() Carte
dessin de l'Atlantide
par Paul Schliemann, (petit fils de Henrich Schliemann qui
découvrit la ville
de Troie) paru le 17 novembre 1912 dans le "London Budget" Et maintenant
signalons
que dans le Critias, Platon
parlant de la métropole
des Atlantes décrit le palais de Poséïdon comme
édifié au centre de trois
enceintes concentriques séparées par des canaux.
L'île intérieure avait un
diamètre de 5 stades, l'enceinte extérieure de 26 stades.
Nous empruntons à une
brochure parue en Angleterre le dessin ci-après. Les trois
enceintes et les
quatre lignes ou canaux les reliant à angle droit s'y retrouvent
exactement. La forme ronde ou
carrée
n'a d'ailleurs aucune importance, une croix dans un carré a la
même
signification qu'une croix dans un cercle (la croix dans un
carré se trouve sur
l'omphalos de Kermaria, la croix dans un rond figure dans toutes nos
églises
chrétiennes où on la trace sur les murs au moment de leur
consécration au
culte). Dans le récit
de Platon, les trois
enceintes du temple de Poséïdon, reliées par des
canaux, sont construites en
pierres noires, jaunes et rouges. Tout cet ensemble
symbolique est en
rapport avec l'idée trinitaire et avec le Grand-Œuvre alchimique
où se
retrouvent Poséïdon et les trois couleurs, par lesquelles
doit passer successivement
la matière au cours de ses transformations. La couleur noire (ou
bleu foncé)
correspondant à la première enceinte est en rapport avec
le Père ou le Soufre ;
la seconde qui est jaune (ou blanche) avec le Fils ou le Mercure ;
la
troisième qui est rouge avec le Saint-Esprit ou le Sel. Les vieux alchimistes
cachaient sous ces
symboles une connaissance toute particulière des
phénomènes de la vie
universelle, une science toute intuitive mais synthétique et
cohérente que nous
ne faisons que retrouver par l'expérience et par la
précision des procédés
modernes. N'est-il pas
émouvant en tous cas de
découvrir un peu partout, gravés sur la pierre en une
langue universelle
s'adressant directement à l'entendement, ces signes par lesquels
des hommes ont
communié depuis des siècles et des siècles en une
même foi dans la grandeur des
lois de l'univers et dans la confiance en l'évolution
éternelle de la vie ? Par une
coïncidence assez curieuse, au
moment même où paraissait notre article sur
l'emblème des trois enceintes. M.
le curé de Conan (Loir et-Cher), qui ignorait cet article,
découvrait et
signalait à M. Florance le même symbole gravé sur
une grosse pierre du
soubassement du contrefort droit de l'entrée de l'église
de Sainte Gemme
(monument historique) près d'Oucques (Loir-et-Cher). Comme le graffite est
à demi engagé dans
la maçonnerie (voir croquis), M. le curé de Conan pense,
avec juste raison, que
cette pierre a une provenance antérieure à la
construction de l'église et se
demande si elle ne remonterait pas au druidisme. Ce graffite mesure 25
centimètre de
diamètre extérieur. D'autre part, lors de
mon récent passage
à l'Acropole d'Athènes, j'ai relevé sur les dalles
du Parthénon côté est, et
sur celles de l'Érechthéion, un certain nombre de fois le
même emblème qui
m'avait échappé deux ans auparavant. A l'Acropole, la
plupart portent un point
central. En Colombie, nous
apprend le Journal des
Américanistes, 1925, on à
découvert les vestiges du Temple du soleil de Sogamozo
brûlé en 153. Il comportait des colonnes cylindriques
en bois de 0,80 à 0,90 mètre de diamètre, disposées en 3
cercles
concentriques, le cercle
extérieur mesurait environ 36
mètres de diamètre. Sous les poteaux, on
découvrit des
ossements humains, la tradition rapporte en effet que, lors de la
construction,
des esclaves furent enterrés vivants sous chaque colonne de
l'édifice sacré. Dans la Revue
numismatique, 1862, M.
Hucher signale qu'un jour il lui arriva une charmante rouelle d'or
à 8 rayons
de provenance gauloise, la jante était composée de trois cercles
concentriques,
le moyeu n'était pas
percé à ce
jour. Nous avons donc
là, non pas une arme, mais l'emblème des trois
enceintes en Gaule, de forme circulaire cette fois, reliées par
8 et non plus
par 4 lignes droites rayonnantes. Cette modification qui donne
naissance à un
autre symbole très fréquent : celui de
l'étoile à 8 branches trouvée en
maints endroits : Grèce, Crète, forum romain, etc.,
dont j'aurai
l'occasion de reparler. ![]() Le graffite de Sainte-Gemme Enfin, j'ai
reçu de M.
Héring, maître de conférences à
l'Université de Strasbourg, deux documents
imprimés concernant l'un des signes rupestres relevés par
M. Georges Courty sur
les roches du bois de la Grande Beauce, commune de Lardy
(Seine-et-Oise),
l'autre des signes gravés dans la grotte de Vatersthal
(Moselle). Ici et là, on
trouve un graffite composé non de trois, mais de deux
carrés concentriques
seulement traversés par deux lignes en croix. Il apparaît bien
qu'il ne
s'agit ni du hasard, ni d'un jeu comme celui de marelle, car il en est
qui se
trouvent tracés sur des parois verticales ou sur des objets trop
petits (cachet
d'oculiste) et il ne semble pas douteux que ce symbole se rapporte aux
concepts
antiques concernant les trois principes (les trois carrés) et
les quatre
éléments (les deux lignes en croix). La croix a souvent
représenté en effet les
quatre éléments. Il
reste également acquis que le temple de Poséïdon est
conçu sur les mêmes bases dans le récit de Platon
et que Poséïdon est en
rapports étroits avec l'antique alchimie, synthèse
explicative des mystères de
la vie et de la création. Par
deux fois déjà nous
avons parlé de ce curieux emblème d'une triple enceinte
formée de carrés ou de
ronds concentriques reliés par des lignes en croix qui semblent
appartenir au
symbolisme le plus lointain et s'être transmis de siècle
en siècle. Notre
érudit correspondant, M. Charbonneau Lassay nous faisant part de
ses réflexions
à ce sujet nous écrit : «Avant
le christianisme, ce dessin des trois enceintes devait
avoir un sens symbolique précis ; il est possible que les
deux premières
lignes soient des enceintes, les lignes droites en croix qui y
aboutissent, des
avenues et le plus petit carré un autel ou un "saint des
saints", un Hiéron
plus sacré que les autres. Je ne serais pas surpris que les
chrétiens en aient
fait une image de la Jérusalem céleste... » Aujourd'hui, nous
donnons
une autre image de la triple enceinte avec cette fois l' « arus
», le foyer du
centre. Il s'agit d'un document concernant le druidisme et cette
gravure qui
figure dans un curieux ouvrage sur la cathédrale d'Autun par le
chanoine Edme
Thomas (1846) est donnée comme représentant la
cité gauloise des Eduens. Dans
cet ouvrage, l'auteur s'occupe longuement de cette partie de la Kabale
qui
s'appelle la Gématrie, c'est-à-dire
de la valeur numérale des
mots. C'est ainsi qu'il rappelle que le nom du soleil Belenus (dont
nous avons
parlé à propos de saint Babolein) vaut 365, nombre des
jours de l'année
solaire. Les mots inscrits sur
ce
dessin se rapportent à la hiérarchie druidique. Edme
Thomas ne donne
malheureusement aucun renseignement pouvant permettre de savoir ce que
représente cette gravure et quelle est sa provenance.
Néanmoins, elle s'associe
singulièrement à l'idée de faire de la pierre de
Suèvres une pierre druidique
comme le pense M. Florance. M. Charbonneau-Lassay
nous
fait observer que des menhirs ont été
décorés au temps chrétien, mais cette
observation ne peut s'appliquer qu'à des sculptures en creux et
non à des
sculptures en relief, or la triple enceinte figure en relief sur les
dolmens
d'Aveny (Eure) et de Boury (Oise). Tout
ceci semble donner à l'idée
de la triple enceinte une origine druidique. Nous pensons
cependant que cette origine est antérieure
au druidisme et, pour tout
dire, qu'elle est atlantéenne. On en trouverait
peut-être une confirmation dans la façon dont
était construite la ville de Mexico. Elle était en effet
entourée de trois
canaux concentriques rappelant la description de la capitale des
Atlantes dans
Platon. Ce symbole semble donc appartenir à cette
métaphysique lointaine à
laquelle le druidisme emprunta et l'idée trinitaire et celle de
la dualité du
médiateur représenté tantôt par des
emblèmes masculins, tantôt par des emblèmes
féminins, tantôt sous la forme androgyne, qui était
surtout utilisée dans les
centres initiatiques. Cette idée de
la triple enceinte, nous
la retrouverons chez Dante et nous verrons en divers pays les trois
cercles
disposés de manière différente entramant tout un
symbolisme particulier. Paul Le Cour
![]() La
triple enceinte,
graffite des Templiers au donjon du château de Chinon, 1308 E-C
Florance "les cachets de médecins oculistes gallo-romains,
L'homme
préhistorique, 1909, et l'archéologie
préhistorique, protohistorique et gallo-romaine
en Loir-et-Cher, 1926 Louis Charbonneau-Lassay est l'auteur du
"Bestiaire
du Christ" paru chez Desclée de Brouwer. |