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REPORTAGE SEPTEMBRE 2017

Par Patrick Berlier




BESSEY ET SES MYSTÈRES

 

Samedi 22 juillet 2017 : Regards du Pilat a invité de ses amis et sympathisants à sa balade pilatoise, pédestre, estivale et annuelle. Nous avons choisi cette année le secteur de Bessey, commune tranquille et sans histoire du piémont rhodanien, entre Pélussin et Malleval, qui possède néanmoins sur son territoire quelques curiosités, pour ne pas dire des mystères, dont nous avons décidé de faire le tour. La météo n'est pas rassurante, et promet des orages pour l'après-midi, mais comme la petite randonnée ne fait que 9 km, nous devrions être revenus aux voitures avant le déclenchement des intempéries prévues. La température est en tous cas bien agréable, même si le soleil joue un peu à cache-cache avec les nuages. Le Pic des Trois Dents et le Crêt de l'Œillon se détachent sur le ciel gris, mais plus à droite une écharpe de brume s'est amassée au pied des monts. Comme dit l'adage populaire : « quand le Pilat a son écharpe, beau temps pour les carpes ». Autrement dit, il ne va pas tarder à tomber des cordes.

 

Le Pilat a son écharpe

 

Nous partons du hameau de Gencenas, et notre première station sera pour une maison bien modeste, à la sortie de ce hameau côté Pélussin, où plusieurs pierres de remploi ont été intégrées dans la maçonnerie. Il y a d'abord dans la cour deux fenêtres avec des encadrements moulurés, celle de gauche, à moitié cachée derrière un figuier, s'ornant d'un petit blason. Difficile de déchiffrer la date et les initiales qui semblent y avoir été sculptées. Nous croyons reconnaître un 1 et un 4, peut-être 1554 ? En-dessous les lettres IC, le I étant barré d'un petit trait, dans le style du XVIe siècle.

 

La fenêtre au blason

 

Puis nous admirons la célèbre crucifixion, en façade côté rue du même bâtiment. C'est un bas-relief, semble-t-il d'un seul morceau, qui doit provenir de quelque édifice religieux, et qui a été remployé ici en signe de protection. Les personnages sont représentés sous un aspect naïf, avec des têtes rondes. Le Christ en croix est entouré par deux petits personnages qui se tiennent à ses pieds, sans doute comme le veut la tradition s'agit-il de la Vierge Marie à gauche et saint Jean à droite. Marie semble avoir les bras croisés, et Jean paraît porter la main droite contre son menton, dans un classique geste d'affliction. Au-dessus de l'encadrement sont stylisés le soleil et la lune.

 

La crucifixion de Gencenas

 

Le Christ incline légèrement la tête, des traits gravés sur le bord de la joue semblent peut-être styliser une barbe, et il porte sur le crâne ce qui peut ressembler à une couronne d'épines. Les traits sont réduits au plus simple, sans expression particulière.

 

Détail de la tête du Christ

 

On ne peut que faire le rapprochement entre cette œuvre rustique et naïve et les deux autres comparables que l'on trouve dans la même région : celle du hameau de la Chaise, avec son Christ très semblable curieusement composé de trois blocs de pierre dont un d'une couleur différente, et le désormais célèbre médaillon de Champailler, bien que de taille plus petite.

 

Comparaison des trois crucifixions

De gauche à droite : Gencenas – la Chaise - Champailler

 

Nous quittons Gencenas par un chemin qui se perd un peu en serpentant entre les vergers, pour finalement rejoindre le GR 65, le chemin de Compostelle. À l'époque gallo-romaine, ce chemin constituait ce que l'on pourrait nommer « l'itinéraire bis » de la grande voie passant dans la vallée du Rhône, et que l'actuelle N 86 a plus ou moins remplacée. Prévoyants, les Romains avaient tracé une autre route sur les collines, pour doubler la première au cas où celle-ci aurait été submergée par une crue du fleuve, ou lors de périodes de troubles : voyager en hauteur est toujours plus sécurisant que de voyager en fond de vallée. Nous sommes précisément sur le tronçon qui venait de Chavanay par la Ribaudy et se dirigeait sur Malleval par Morzelas. Le premier arrêt sur ce chemin séculaire sera pour le lieu-dit Brive. C'est un nom qui vient du gaulois briga, désignant un pont. Il n'y a pas de pont à cet endroit précis, mais le chemin conduisait vers le petit pont, disparu aujourd'hui, qui devait franchir le ruisseau des Collonges.

 

Une partie de l'équipe, entourant la pierre gravée de Brive

 

À l'angle entre le chemin principal et un chemin perpendiculaire, une pierreémerge du sol. C'est une pierre discrète en taille et en hauteur. Les randonneurs sur le GR passent devant sans même la remarquer. Pourtant elle présente sur sa face inclinée au SO une gravure haute d'une trentaine de centimètres. « C'est un neuf ? », interrogent en chœur les participants à cette sortie. Il faut comprendre qu'ils croient voir le chiffre neuf. Pourtant non, d'abord si cette gravure est romaine cela ne peut être un 9, parce que les Romains l'écrivaient IX, ensuite si le soleil était présent nous verrions que la gravure a la forme d'un demi-cercle qui se prolonge à droite vers le bas par un trait rectiligne, comme une canne ou une houlette de berger, laquelle se poursuit par un autre trait horizontal à angle droit. Seulement, une main malhabile semble avoir gravé la pierre sous le demi-cercle pour en faire une boucle, d'où l'illusion d'un chiffre 9. De même, la gravure se prolonge en bas à droite par une sorte de cupule en forme de goutte d'eau. Elle semble elle aussi malhabile et plus récente. Mais difficile de conclure. D'ailleurs la gravure elle-même pourrait remonter aux Romains, mais tout aussi bien dater du Moyen-Âge, ou d'une époque moins ancienne. Serait-ce une limite de propriété ?

 

Détail de la gravure, photo prise un jour ensoleillé

 

Nous sommes ici à l'un des angles d'une surface rectangulaire de 720 m par 430 m, dont les côtés sont matérialisés par des chemins rectilignes et se rejoignant à angles droits. Ces longueurs sont des multiples d'une unité de mesure romaine bien connue, l'actus, qui valait environ 36 m. Dans le conte de Noël mis en ligne en décembre 2016 sur ce même site, j'évoquais la possibilité d'un saltus, terrain de 20 x 12 acti (pluriel d'actus), dégagé et aplani par des géomètres romains pour des travaux de topographie. L'idée m'avait été soufflée par notre ami Jacques Laversanne. Cela restera une hypothèse séduisante, qui accréditerait l'origine romaine de la pierre gravée. La vieille carte IGN au 10000e des années 50 révèle, mieux que les cartes actuelles, l'emprise de surface de terrain, entourée de pierres et de chapelles, que nous allons les découvrir au cours de la matinée.

 

La pierre gravée, le saltus, la pierre à cupules, les deux chapelles
(Détail de la carte 1:1000)

 

Nous poursuivons sur le GR 65, et au bout des 430 m équivalents à la largeur de l'hypothétique saltus, nous tournons à droite à angle droit, pour parcourir les 720 m correspondant au grand côté du rectangle. Ces deux côtés rectilignes en angle droit servent de limites à la commune de Bessey et lui donnent un peu l'allure d'un état américain, toutes proportions gardées. Nous sommes toujours sur le GR 65, mais celui-ci a quitté la voie romaine pour prendre la direction de Véranne. C'est un tronçon un peu oublié, au point qu'un agriculteur croit que nous sommes perdus, pourtant nous sommes bien sur le chemin de Compostelle. Il faut dire que les renouées du Japon sont en train d'envahir, et cette plante particulièrement invasive confère à notre périple un petit aspect sauvage.

 

Sur le chemin de Compostelle

 

Nous atteignons la D 79 qui relie Pélussin à Malleval. Nous la remontons sur 250 m pour accéder, à droite, à la pierre dite des Martinelles. C'est une grande pierre plane et peu inclinée, un peu comme une grande sœur de la pierre de Brive. Elle ressemble aussi un peu, en plus petit cette fois, à la pierre Saint-Martin de Chaussitre. Martin, les Martinelles... La toponymie semble souligner cette analogie. Cette pierre, bordée par une petite murette, serait creusée de plus de 200 cupules, ce qui ferait d'elle la plus importante pierres à cupules du Pilat, et l'une des plus grandes de France. Seulement, il faut un peu les yeux de la foi pour les voir, ces cupules, car elles sont de petite taille et n'apparaissent pas au premier coup d'œil. Il faudrait sans doute revenir par un jour ensoleillé et avec une lumière rasante. La revue Dan l'Tan a consacré une page dans son numéro 28 à cette pierre, avec entre autres la photo d'un groupe de 9 cupules disposées quasiment en carré. Apparemment, le photographe avait préalablement passé les cupules au charbon de bois pour mieux les faire ressortir.

 

La pierre des Martinelles

 

Nous revenons à la route. De l'autre côté, nous grimpons à travers les vergers pour atteindre « la chapelle oubliée ». Ainsi avais-je nommé, dans un petit dossier publié sur ce même site, la ruine qui s'élève au sommet de ce petit tertre. On la prendrait pour une simple cabane de vigneron, s'il n'y avait cette grande croix de briques sur la façade. D'ailleurs la carte IGN des années 50 signalait bien une chapelle à cet endroit. Elle semble avoir brûlé, comme en témoigne une poutre calcinée au-dessus de la fenêtre. Quant à la porte d'entrée, elle paraît avoir changé de place : on dirait que l'ancienne ouverture, au centre de la façade, a été obturée avec un mur de briques, pour décaler la porte vers la gauche.

 

La chapelle oubliée

 

Ce petit bâtiment suscite décidément bien des interrogations. Tout autant que l'appellation du site : « Saut de l'Agneau » jadis, « Sourdio de l'Agneau » aujourd'hui. Le nom Saut aurait pu se comprendre s'il y avait eu ici une cascade (comme le Saut de Lorette, ou le Saut du Gier) mais ce n'est pas le cas. En fait Saut était sans doute une mauvaise traduction du latin saltus, qui veut dire saut mais désigne aussi un terrain. Revoilà donc notre saltus romain ! En l'occurrence, celui-ci aurait porté le nom de saltus agni, le territoire de l'agneau. Quant au Sourdio actuel, c'est un mot de patois signifiant « source ». Sauf que de source, ici, il n'y a point. Un mystère de plus !

 

La ruine du Sourdio de l'Agneau et les sommets du Pilat

 

C'est sous le soleil retrouvé que nous nous dirigeons ensuite vers la chapelle Saint-Claude, distante de moins de 500 m. Cette petite chapelle rurale a été rénovée et bénite en 1831, mais elle remplace certainement une chapelle plus ancienne. On y accède par une longue rampe, comme le montoir d'une grange, ce qui accentue son caractère champêtre. Le lieu est reposant. L'Église connaît deux saints nommés Claude : un archevêque de Vienne au Ve siècle, et le plus célèbre, l'évêque de Besançon au VIIe siècle. C'est probablement au premier des deux que la chapelle est dédiée. Son second patron est saint Abdon, martyr persan du IIIe siècle très honoré dans la vallée du Rhône et dans le Pilat rhodanien.

 

La chapelle Saint-Claude

 

La croix couronnant le pignon attire notre attention. C'est une croix en fonte ouvragée, aux branches ajourées mêlées de feuilles de lierre, symbole de vie éternelle. Une croix comme il y en a tant dans les vieux cimetières. Le petit personnage placé contre le fût semble être une Vierge tenant contre elle l'Enfant Jésus. Rien à voir avec saint Claude. Sans doute cette croix est-elle une récupération. Mais nos estomacs crient famine, il est temps de nous diriger vers la Madone de Malleval, dont le petit terre-plein ombragé fournira le cadre idéal pour notre pique-nique.

 

Détail de la croix – en médaillon le personnage

 

Le casse-croûte avalé, nous voilà repartis. Petite route tranquille serpentant au milieu des vignes, nous traversons les hameaux de Favier, Bazin, le Bouillard. Nous voici enfin au lieu-dit les Alouettes, où se cache l'une des plus belles « carrières de meules » du Pilat. Dans les grands rochers, une quinzaine de traces d'extraction de meules sont visibles.  C'était une exploitation médiévale, même si une tradition affirme que les colonnes du temple d'Auguste et de Livie, à Vienne, qui sont formées de cylindres superposés, proviennent de cette carrière. Non, ce ne sont pas des segments de colonnes, mais des meules de moulin, d'un bon mètre de diamètre environ, qui ont été arrachées à ces bancs de granite.

 

Les Alouettes, trace d'enlèvement de meule

 

Comme c'est le cas pour d'autres carrières de ce type dans le Pilat (on en connaît une demi-douzaine dans la région de Pélussin) certaines meules n'ont jamais été détachées du socle rocheux, comme si les ouvriers étaient partis un soir sans revenir. Il y en a deux ici, une très en relief mais bien abîmée, l'autre intacte, très belle, à peine dégrossie et attendant là depuis plus de 700 ans peut-être que quelqu'un vienne finir le travail.

 

Une meule oubliée

 

Le ciel s'est fait menaçant, l'orage gronde et un grand couvercle de nuages s'est posé sur les sommets du Pilat. « Quand le Pilat a son chapeau, voyageur prends ton manteau », dit un autre adage, ce qui veut dire que la pluie est imminente. Heureusement, nous ne sommes qu'à 700 m de Gencenas, que nous atteignons juste au moment où les premières gouttes se mettent à tomber. C'est sous une pluie battante mêlée de grêle que nous rentrerons chez nous, mais la tête pleine de souvenirs de cette belle journée.




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