LES GUERRES DE CHRISTOPHE DE SAINT-CHAMOND




Par Patrick Berlier



AVRIL 2014


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Avec ce nouveau dossier de notre série « les guerres du Pilat », nous n’allons pas nous centrer sur un lieu mais nous intéresser à un personnage, Christophe d’Urgel, seigneur de Saint-Chamond. Ce sera quand même l’occasion d’évoquer deux épisodes sanglants qui se sont déroulés sur le sol pilatois, la bataille du Bessat et la prise de Malleval, durant l’époque tragique des guerres de religion. Mais commençons par un bref rappel des évènements nationaux à l’origine de ces conflits à répétition qui ont endeuillé la France pendant plus de trente ans.

 

            Lorsque commence notre histoire, en 1562, le jeune roi Charles IX, qui n’a que douze ans, règne depuis deux années sur la France, sous la régence de sa mère Catherine de Médicis. Depuis déjà trois décennies la religion réformée est apparue dans le pays et s’y est répandue. Le 1er janvier 1562 est signé l’édit de Saint-Germain-en-Laye, qui donne aux protestants le droit de pratiquer librement leur culte dans les campagnes et les banlieues. Cette initiative s’inscrit dans la politique d’ouverture et d’apaisement qu’entend mener la reine mère. C’est compter sans les Guise, qui deux mois plus tard, jour pour jour, commandent le massacre des huguenots à Wassy (Haute-Marne). Suite à cet acte de barbarie, les protestants répliquent en s’emparant de plusieurs villes. Ces deux évènements successifs, s’ajoutant à toutes les rancœurs précédentes, vont déclencher les guerres de religion, suite de conflits sanglants entrecoupés de trêves éphémères. La société française sortira meurtrie et déchirée de cette rude épreuve.

 

Catherine de Médicis

 

            À ce moment-là, Christophe d’Urgel règne depuis presque trente ans sur la baronnie de Saint-Chamond, qu’il gère avec droiture, en homme prudent et sage, tout en tentant de perpétuer sa dynastie. Veuf de Gasparde de Lettes-Desprez, qui l’a laissé sans descendance mâle, et il s’est remarié en 1554 avec Louise d’Ancezune, héritière d’une vieille famille provençale. Le début des guerres de religion vient bouleverser sa destinée. À la demande du maréchal de Saint-André, en avril 1562 il lève une armée de 200 chevau-légers et la lui amène à Lyon, qui vient de tomber aux mains des protestants. Il participe avec bravoure au siège de la ville, qui échoue cependant et Lyon restera aux mains des huguenots. Le sinistre baron des Adrets profite de son absence pour attaquer Saint-Chamond ; mais il n’ose assiéger le puissant château, se contentant de s’en prendre aux églises. Dès lors, Christophe n’aura de cesse de porter la guerre contre le camp protestant. C’est dans ce contexte que va se dérouler la bataille du Bessat, plus légendaire que réelle, tout au moins quant à la localisation du lieu des combats.

 

Christophe d’Urgel, seigneur de Saint-Chamond

Version colorisée du portrait inséré dans les « Chroniques des châteaux et des abbayes » de J.-A. de la Tour-Varan

 

LA BATAILLE DU BESSAT

 

            Au mois d’octobre 1562, les protestants qui tiennent Annonay sont inquiets de la présence d’une armée catholique dans la proche vallée du Rhône. Ils décident de renforcer leur puissance de feu en montant une expédition pour aller chercher des armes à Saint-Étienne, déjà capitale de l’armurerie. Le 27 octobre, François du Buisson, seigneur de Sarras, prend la tête d’une troupe de 140 hommes et arrive à l’aube devant Saint-Étienne, où il réussit à pénétrer pour piller les magasins d’armes. Les faits seront rapportés par un précieux témoin de l’époque, le consul d’Annonay Achille Gamon, qui écrira dans ses mémoires :

« arrivé sur le poinct du jour brusla les portes et la print sans résistance. Ce faict, assembla toutes les armes qu’il trouva dans les boutiques, dont ladicte ville est fort abondante, et les fit ambaler, se pouvant retirer à son advantage et assez ample butin, si le désir d’en avoir ne l’avoit retenu. »

En effet, si le commando a réussi parfaitement son entreprise et s’est emparé sans coup férir d’un butin considérable, la troupe, forte de son succès, commet l’erreur de s’attarder dans la ville dans l’espoir d’y trouver encore plus de richesses.

 

            Achille Gamon nous apprend que la petite armée du seigneur de Sarras sera chassée au plus vite par les habitants des lieux voisins, et finalement totalement décimée :

« les communes d’alentour s’assemblerent de tous costés, et comme il sortoit de la ville avec sa troupe pour se retirer, fut chargé et defaict par lesdites communes. »

Il ne nous dit rien du lieu précis de la bataille, ni de l’identité de ceux qui la conduisent. L’imagination populaire, relayée par certains auteurs peu regardants, se chargera de combler ces lacunes, et là la légende prend le pas sur l’histoire. Voyons ce qu’elle nous raconte…

 

Saint-Étienne, la Grand’Église (XVe siècle)

 

Lorsqu’il apprend ces exactions, le vieux seigneur Pierre d’Urgel de Saint-Priest, suzerain de la ville de Saint-Étienne, charge son fils Jean d’organiser une action punitive. Pas dans la ville même, où un combat risquerait de provoquer des victimes innocentes, mais sur le chemin du retour, lorsque la troupe protestante regagnera Annonay en traversant le Pilat. Le bouillant Jean de Saint-Priest, qui s’est illustré sur divers champs de bataille avant de venir seconder son vieux père à qui il succèdera bientôt, met à profit le temps de repos et de « faciles jouissances » que s’accordent les protestants à Saint-Étienne pour monter son embuscade. Il requiert l’aide de son cousin et allié, Christophe d’Urgel de Saint-Chamond. Leur armée reçoit le renfort de la petite garnison du château du Thoil, sur la route entre Saint-Chamond et le Bessat, ainsi que celle de Rochetaillée, et c’est pas moins de 1500 hommes, dont la moitié d’arquebusiers, qui guettent les protestants au « défilé » de Chaubouret proche du Bessat, toujours selon la tradition légendaire.

 

Après une dure bataille où les catholiques fondent sur les huguenots à onze contre un, voici donc nos protestants défaits et décimés, puisqu’ils laissent sur le terrain pas moins de 120 hommes. La belle histoire affirme cependant que la vingtaine de rescapés va quand même trouver le courage de ramasser ses morts pour aller les enterrer dans les bois, à plus d’un kilomètre au sud, en un lieu où s’élève aujourd’hui la « Croix des Fosses. » Quant aux catholiques, nous dit-on encore, ils enterrent leurs morts à la sortie du Bessat, en ce lieu toujours nommé « le Mort. » Détails invraisemblables, mais qui perdureront dans la légende. Il faudra toute la science d’un Michel Achard, ancien bibliothécaire de la ville de Saint-Étienne et Bessataire passionné par l’histoire de son village, pour tenter de rétablir une réalité plus historique.

 

            Le Mort, les Fosses, évidemment ces noms de lieux paraissent évocateurs. D’autant qu’il existe d’autres toponymes, aux alentours du Bessat, semblant conserver le souvenir d’une bataille ancestrale, comme l’affirme l’historien Jean-Antoine de la Tour-Varan dans sa monumentale Chronique des châteaux et des abbayes (1854) :

« Le Champ de Mort serait le théâtre où se livra le combat ; les Fosses, le lieu où furent enterrés ceux qui périrent ; le Palais, l’endroit où le chef posa ses tentes ; les Citadelles, un terrain de retranchement ou tout autre ouvrage de défense ; la Batterie, le point où fut placée l’artillerie. N’oublions pas de citer le Plâtre du Camp, c’est-à-dire l’emplacement du camp. »

 

            Le problème, c’est que ces toponymes sont largement antérieurs à la fameuse bataille de 1562. Le hameau des Palais, près de Tarentaise, est connu depuis 1390. Son nom pourrait désigner un lieu entouré de pieux (du vieux français « pal » que l’on retrouve dans palissade), ou plus vraisemblablement venir du mot « palle », qui désigne un replat, comme pour le quartier de La Palle à Saint-Étienne. La Batterie, sur la route de Graix, est connue depuis 1377, on écrivait alors « La Basterie », ce qui pourrait désigner le domaine d’une famille Baste ou Basty, ou une fabrique de bâts. Le lieu-dit Le Mort, à la sortie du Bessat sur la route de Saint-Étienne, pourrait tenir son nom d’une déformation de « Maure » : il y a d’ailleurs, tout proche, le Crêt du Maure.

 

Lieu-dit Le Mort, à la sortie du Bessat, et son célèbre Christ (carte postale ancienne).
À gauche la route départementale en direction de Saint-Étienne

 

            Quant aux Fosses, n’oublions pas que le célèbre Jean du Choul nous en parlait déjà en 1555, sept ans avant la terrible bataille, en ces termes :

« Une armée y fut défaite, et taillée en pièces, et les morts furent ensevelis aux Fosses. En quels temps cette guerre eut-elle lieu, et quels peuples mit-elle en présence, on ne le sait pas clairement. » (Traduction Claude Longeon).

Dans la clairière des Fosses s’élève une croix en fer, sur un socle pyramidal en pierres, portant un écusson avec la date 1562. En réalité ce petit monument date de 1925 (date marquée dans le ciment en bas de la croix, de l’autre côté) ; il a sans doute remplacé une croix antérieure. La croix des Fosses actuelle est la sœur jumelle de la croix de Givet (ou Civet), au bord de la route un peu avant le Bessat quand on monte de Saint-Étienne, portant la même date 1562.

 

La croix des Fosses

 

            Qu’il y ait eu des batailles dans le secteur du Bessat, cela ne fait aucun doute, le site ayant toujours été un lieu de passage. On se souvient en particulier de cette belle arquebuse découverte par des bergers en 1848. Que la bataille de 1562 entre catholiques et protestants ait eut lieu à Chaubouret, cela relève plus de l’imagination et de la légende que de l’histoire. Le lieu a toujours souffert d’une mauvaise réputation, et son nom même pourrait signifier « montagne où officia le bourreau. » Y situer la bataille s’inscrivait sans doute dans la logique des croyances populaires. En vérité, on imagine mal les huguenots faire le détour par Chaubouret pour rentrer chez eux, d’autant que cela les aurait obligés à passer soit par Rochetaillée soit par le Thoil, deux bastions catholiques qu’il aurait mieux valu contourner. La solution la plus logique est le vieux chemin muletier, beaucoup plus direct et surtout plus discret, passant par ce qui deviendra le col du Grand-Bois.

 

 

« LE FLÉAU DES HUGUENOTS »

 

            Fort de sa victoire, Christophe de Saint-Chamond décide de frapper aussitôt la ville d’Annonay, devant laquelle il met le siège quelques jours plus tard. Après sommations, il fait brûler la porte de Déôme et entre facilement avec ses troupes. Il se livre alors à de sanglantes représailles, comme le raconte Achille Gamon dans ses mémoires :

« Les hommes qu’on trouva furent inhumainement tuez, les ungs precipitez et jettez des plus hauts lieux et les autres arquebuzés et laissé les corps nuds par les rues a la mercy des chiens. Entre aultres, l’on tient que aulcuns povres laboureurs vieux et caducs, pressez de se donner au diable et renier Dieu, pour ne l’avoir voulu faire furent cruellement tuez. »

 

La ville et le château d’Annonay, vus du pont de la Déôme (gravure ancienne)

 

La ville est systématiquement mise à sac et en partie brûlée, les tours abattues, « jusques aux gonds et ferrements qu’on arrachoit des murailles a grande force » ajoute encore Achille Gamon. Christophe d’Urgel se retire d’Annonay début novembre pour rejoindre le duc de Nemours Jacques de Savoie qui séjourne à Vienne, mais il reviendra en janvier parachever son travail de destruction, avec encore plus de troupes et de l’artillerie qui abattra les murailles. Rentré chez lui, il renforcera les défenses du château de Saint-Chamond afin de le protéger d’une éventuelle attaque.

 

            Christophe de Saint-Chamond poursuit sans relâche sa guerre contre les protestants, gagnant le surnom de « Fléau des huguenots. » En 1563 il vole au secours des moines de La Chaise-Dieu assiégés par le baron des Adrets. Il sauve l’abbaye et empêche le baron de s’en prendre au Puy-en-Velay. Puis il va guerroyer tantôt à Lyon, tantôt en Auvergne, tantôt encore en Vivarais.

 

En 1570 se place l’épisode fameux de sa querelle avec le jeune Henri de Bourbon, roi de Navarre et futur Henri IV, qui séjourne alors à Saint-Étienne avec Gaspard de Coligny, chef de son armée, et le baron des Adrets. Les protestants se sont rendus maîtres de la cité, où ils ont causé des dégâts considérables. Christophe de Saint-Chamond doit sans doute caresser l’idée de s’en prendre à eux, lorsque se présente à lui un gentilhomme envoyé par Henri de Bourbon. Le roi de Navarre a envie d’organiser une partie de chasse, et comme il a entendu parler de la fameuse meute d’épagneuls du seigneur de Saint-Chamond, il le prie avec une candide audace de lui prêter ses chiens. Christophe, ardent catholique, ne saurait lui accorder ce service à un protestant. Cependant Henri de Bourbon est prince de sang, le seigneur de Saint-Chamond va donc prendre des gants pour lui signifier son refus : le différend restera courtois. Il lui fait donc répondre : « quand vous serez bon catholique, et serviteur du roi, je n’aurai ni vie, ni biens, ni amis qui ne soient à votre service ; mais tant que vous serez huguenot et ennemi de sa majesté, je ne pourrai vous envoyer autre chose qu’un panier de cerises de mon jardin. » L’évènement est sans doute marquant pour Henri de Bourbon. 36 ans plus tard, devenu roi de France sous le nom de Henri IV, il s’en souviendra encore et avouera à Melchior Mitte de Chevrières, petit-fils de Christophe de Saint-Chamond, n’avoir jamais mangé d’aussi bonnes cerises.

 

Christophe de Saint-Chamond fait remettre un panier de cerises à Henri de Béarn

Illustration extraite de « Histoire de Saint-Chamond » par James Condamin (1890)

 

Nous voici en 1574. Le terrible massacre de la Saint-Barthélemy, deux ans plus tôt, a relancé les guerres de religion. Christophe de Saint-Chamond, alors sexagénaire, traque toujours vaillamment les huguenots, malgré son âge et les crises de goutte qui le font souffrir. Charles IX l’a nommé gouverneur du Vivarais. C’est à ce titre, et en voisin, qu’il va prendre part aux tristes évènements qui vont ruiner la cité de Malleval.

 

 

LA PRISE DE MALLEVAL

 

            Depuis déjà quelques années, la seigneurie de Malleval est aux mains de Jean de Fay, gendre d’Antoine de Varey, qui avait reçu les terres du Forez-Viennois en 1517, suite à un échange de terres avec le Connétable de Bourbon. Jean de Fay a, un temps, été séduit par la religion réformée, mais il est revenu dans le giron de l’Église catholique. Il n’en est pas de même pour son neveu Jean de Fay, seigneur de Peyraud près de Serrières, qui en huguenot belliqueux décide de se rendre maître de la cité gouvernée par son oncle nouveau catholique. À la tête de ses troupes, il investit Malleval le 6 avril 1574, profitant d’une averse et d’une brèche trouvée dans la muraille. Le consul Achille Gamon raconte également cet épisode dans ses mémoires :

« De nuict avec une forte pluye, ils tirèrent quelques soldats au-dedans et y mirent garnison, bruslèrent certaines maisons au dehors et s’y fortifièrent non sans grande perte et dommage des habitants. »

 

Le château de Peyraud (gravure ancienne)

 

Un mois plus tard, les protestants abandonnent Malleval lorsque approche Christophe de Saint-Chamond et son armée. Celui-ci décide pratiquer la politique de la terre brûlée pour empêcher le retour des huguenots. Il réussit à hisser plusieurs pièces d’artillerie, que lui a donné François de Mandelot, le gouverneur de Lyon, sur un belvédère dominant la cité. Durant deux jours les canons vont la bombarder. Les murailles de Malleval, qui deux siècles plus tôt avaient résisté aux assauts des « Anglais », sont bien fragiles face à l’artillerie lourde. L’orgueilleuse cité est systématiquement brûlée et ruinée. Elle se reconstruira certes au cours des années qui suivront, mais elle ne retrouvera jamais la puissance et l’éclat qui avaient été les siens au Moyen-Âge.

 

Le 30 mai 1574 le roi Charles IX meurt des suites d’une maladie brutale et mal définie. C’est son frère Henri III qui va lui succéder. Il devra composer avec tous les partis, dont la Ligue fondée par les Guise, mais il parviendra en 1577 à imposer la paix. Hélas celle-ci se révélera n’être qu’une trêve provisoire. C’est néanmoins dans cette atmosphère apaisée que va s’achever la vie de Christophe de Saint-Chamond, les désagréments de la vieillesse ayant fini par lui imposer un repos forcé. Sentant sa fin approcher, et toujours sans héritier mâle, il décide de marier le seul enfant qu’il lui reste, sa fille Gabrielle, afin que la baronnie revienne, si Dieu le veut, à son petit-fils. Mais Gabrielle est abbesse de l’abbaye de Clavas ; qu’importe, nécessité fait loi et Christophe obtient du pape l’annulation de ses vœux. En 1577 Gabrielle épouse Jacques de Miolans, seigneur de Chevrières, autre vaillant combattant catholique que son père lui a choisi pour mari. Trois ans plus tard Christophe d’Urgel, seigneur de Saint-Chamond, décède dans son lit après avoir dicté volontés et testament ; il remet sa baronnie entre les mains de son gendre. Bien occupé à guerroyer contre les huguenots en divers lieux, la guerre ayant repris de plus belle, Jacques de Miolans prend quand même le temps d’assurer sa descendance. Cinq enfants sont déjà nés de son union avec Gabrielle, dont seule une fille a survécu, lorsque le 19 septembre 1586 vient enfin au monde son fils Melchior Mitte de Chevrières, qui deviendra le plus célèbre seigneur de Saint-Chamond, et élèvera la baronnie au rang de marquisat.

 

Le château de Saint-Chamond, au temps de sa splendeur sous Melchior Mitte de Chevrières (gravure ancienne)




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