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REPORTAGE OCTOBRE 2016

Par Patrick Berlier



NOTRE SORTIE ESTIVALE



BALADE AUX CONFINS DU PILAT

 

Mardi 9 août 2016 : les fidèles des Regards du Pilat se retrouvent à Saint-Régis-du-Coin pour leur balade d'été traditionnelle. Il y a Thierry, Patrice, Bernard, Guy qui nous a rejoints depuis peu, Philippe et son épouse Dominique, Antoine et moi-même. J'ai proposé d'aller jusqu'à la Pierre Ratière, que je ne connais pas encore ! Oui, une des rares pierres du Pilat qui m'avait échappé... C'est par le livre du Patrimoine du canton de Saint-Genest-Malifaux, bel ouvrage dirigé par notre ami Jacques Laversanne, que j'en ai eu connaissance. Les photos m'ont donné envie de découvrir ce site, et le livre sera notre bréviaire pour la journée . Alors j'ai imaginé un petit circuit de randonnée tranquille, 7,3 km et 150 m de dénivelé.

Le temps est couvert, hésitant entre pluie et soleil, mais la pluie du matin n'arrête pas le pèlerin, c'est bien connu. En fait, nous n'aurons pas une goutte d'eau, et quelques beaux rayons de soleil se montreront à la mi-journée. Cela dit, il ne fait pas chaud : 13° au thermomètre de la voiture d'Antoine. On ne se croirait pas au mois d'août. Mais la température sera idéale pour marcher. Nous voici partis. Passé le cimetière, au hameau de la Rouchouse nous prenons une petite route à gauche. Au terme d'une montée douce et régulière, nous émergeons sur le plateau, face à la croix de la Sanglarière. Drôle de nom, ironise Guy, pourquoi pas Sangle avant ?

 

La croix de la Sanglarière

 

C'est une haute croix de granit, de section carrée, avec un croisillon aux branches pattées. Le dé porte une date, 1810 ou plutôt 1870 apparemment. Puis une inscription en lettres majuscules cursives, difficilement déchiffrable. Le livre du Patrimoine y voit les lettres J A M, peut-être Jésus Ave Maria ? Nous avons du mal à les reconnaître, mais il est vrai que le manque de soleil ne nous aide pas. Au vu des photos, je me demande si ce n'est pas plutôt un J H S ou I H S bien mal écrit, peut-être retouché. À moins que ce ne soient que les initiales des donateurs ?

 

Essai de restitution des inscriptions sur le dé

 

Quant au socle, il porte sur sa face avant des mots que Patrice tente de reconstituer en les suivant avec son doigt. Il déchiffre INH... et en dessous VINCE. Je comprends que ce doit être du latin et je reconnais alors la formule bien connue :

IN HOC SIGNO

VINCES

« Par ce signe tu vaincras », la devise de Constantin, présente sur de nombreuses croix.

Nous obliquons à droite. Par les Clavassoux, ancienne possession des religieuses Cisterciennes de Clavas, nous accédons au Rocher de Chaléat. C'est toujours un plaisir de revoir ce coin pittoresque, et le soleil se montre à ce moment-là pour mieux nous le faire apprécier. Le Rocher de Chaléat (selon la carte) ou Roche Chaléas (selon les panneaux indicateurs) est un roc impressionnant, qui domine la vallée de la Déôme, et fait face à la forêt de Taillard. Chaléat ou Chaléas vient du bas-latin cala qui veut dire « abri sous roche ». Effectivement, au pied de la paroi s'ouvre un petit creux tout noirci de fumée, donnant sur un replat herbeux et ensoleillé. L'heure du casse-croûte approchant, certains imaginent déjà des hommes de la préhistoire en train de faire rôtir quelque gibier...

 

Le Rocher de Chaléat et son abri sous roche

 

Nous avons encore un peu de chemin à faire avant de songer à nous restaurer. Nous changeons de direction : alors que nous avions marché jusque là grosso-modo en direction du sud-est, nous partons vers le nord-est. Un bout de route, et nous voici au hameau du Bruand. Notre livre de référence nous apprend que ce nom est la déformation de But Rand, ce qui indique une notion de limite. Rand est une racine gauloise signifiant frontière, limite. Elle a donné de nombreux toponymes, comme Égarande, que l'on retrouve, avec quelques variantes, tout autour des frontières du territoire des Ségusiaves. Ici, au Ve siècle, était la frontière entre les royaumes des Francs à l'ouest, et des Burgondes à l'est. Là nous prenons un sentier qui s'enfonce dans les bois à gauche, en direction du nord, semblant se perdre par endroits. Au terme de la courte montée, nous voici en face du chaos granitique de la Pierre Ratière.

 

Vue d'ensemble de la Pierre Ratière

 

D'après notre bréviaire, cela veut dire « pierre rempart » en gaulois. Rempart au sens de frontière, naturellement ; nous sommes toujours sur la frontière entre Francs et Burgondes, qui courait sur la ligne de crête pour rejoindre la Pierre des Trois Évêques, qui n'est pas si loin. Il y a là des roches énormes, hautes de 4 m environ, dont une posée en équilibre sur plusieurs autres. Est-ce l'œuvre de la nature ou l'œuvre des hommes ? Difficile de conclure. À première vue c'est un chaos granitique comme il y en a tant – bien qu'ils soient rares dans le Pilat – naturel donc. L'eau de pluie s'est infiltrée dans les diaclases d'un énorme roc de granit, et sous l'action du gel et du dégel, au fil des millénaires, il a fini par se découper en plusieurs pierres, dont les angles se sont arrondis.

 

Guy semble bien petit à côté de la Pierre Ratière

 

Mais il y a ce gros caillou qui vient caler la pierre en équilibre, comme nous le fait remarquer Bernard. Et puis certains rocs semblent bien équarris. Et il y a aussi des traces de taille : une roche présente les fameux « pointillés » qui servaient à détacher des quartiers. Plusieurs versions existent quant à la méthode employée. Certains disent que des coins en bois étaient enfoncés dans les alvéoles, ensuite on versait de l'eau qui faisait gonfler le bois et éclater la pierre. D'autres affirment que les alvéoles étaient remplies de résine, qui était ensuite enflammée pour chauffer la pierre ; en versant alors de l'eau froide, le choc thermique suffisait pour la fendre au niveau des petites cupules alignées.

 

Trace de taille

 

L'heure du pique-nique a enfin sonné. Un banc de bois rustique, aménagé par des forestiers, nous accueille. Ensuite nous rejoignons la route des Confins et nous cheminons vers le nord-ouest. Guy, qui a l’œil à tout, aperçoit une pierre émergeant de la végétation. Elle n'est pas loin, nous allons y jeter un coup d’œil. Rien d'extraordinaire finalement, c'est un rocher isolé qui doit faire dans les 2,50 m de haut. Il y en a beaucoup de semblables dans le secteur. Philippe en grimpeur confirmé en fait l'ascension. En consultant la carte nous nous apercevons que nous avons fait une boucle, qui nous a ramenés près du hameau de la Sanglarière ; nous ne le voyons pas mais il est juste en dessous, à quelques centaines de mètres.

 

La pierre de la Sanglarière

 

Nous voici aux Confins, quelques maisons isolées. Ce lieu doit son nom au fait qu'au XIVe siècle il se situait aux confins du Forez Viennois et du Velay. Toujours une notion de frontière, mais plus à la même époque. Le chemin large et agréable nous fait revenir à Saint-Régis-du-Coin. Comme la balade était courte et qu'il est encore tôt, Antoine propose d'aller jusqu'au hameau de la Bonche, à 3 km au sud. Une grosse maison bourgeoise, un manoir si l'on veut, construit en moellons de granit, nous surprend par sa ressemblance avec le château Bonneville de Saint-Régis-du-Coin, ou le château du Bois sur la commune de Saint-Genest-Malifaux. Il y a aussi un beau bachat, protégé sous une voûte de pierres en anse de panier.

 

Entrée du manoir de la Bonche

 

Nous avons encore du temps avant de nous séparer. Nous décidons d'une énième balade jusqu'à la Pierre des Trois Évêques. Comme il n'est jamais inutile de redire les choses, et comme les renseignements donnés par le petit panneau récemment placé sur le site sont bien lacunaires, voici donc une petite piqûre de rappel concernant ce rocher historique autant que légendaire.

La Pierre des Trois Évêques est un rocher plat et rond, d’environ 2,50 m de diamètre, émergeant du sol d’une quarantaine de centimètres : comme un grand palet. Pourquoi ce nom ? Il y a d’abord la légende. On dit que pendant la révolution, trois évêques se seraient réfugiés dans une ferme proche, peut-être celle du Bossu qui est à 500 m de là. Ils auraient célébré des messes en secret, se servant de la pierre comme d’un autel. On dit encore que trois évêques pouvaient se réunir ici, et prendre ensemble une collation autour de la pierre, sans sortir de leurs diocèses, car ici était la frontière de trois évêchés.

 

La Pierre des Trois Évêques

 

Sont-ce les trois évêques, réunis le temps d’un déjeuner sylvestre, qui ont gravé ces signes sur la pierre, des croix et un cœur ? Il y a même trois noms burinés maladroitement sur le pourtour du rocher :

BONNELLON

RIQUEUIL ROBERT

BOUVIER

Les noms des trois évêques ? Ce serait quand même étonnant. Des bergers désœuvrés ? Des bergers qui savaient écrire, alors… Ces inscriptions garderont leur part de mystère.

 

Une croix gravée sur la pierre

 

Les évêques de la légende n’ont fait qu’imiter leurs prédécesseurs, les druides, qui avaient coutume de se réunir dans le Pilat, en des temps perdus, pour être au plus près de leurs dieux et en recevoir les enseignements. Mais ces temps eurent une fin lorsque, vers l’an 50 avant Jésus-Christ, arrivèrent des conquérants, les Romains, qui occupèrent le Pilat en suivant Jules César dans sa guerre des Gaules. Alors les druides se replièrent vers la forêt des Carnutes, bien loin du Pilat. Auguste leur imposa de revenir, non pas dans le Pilat trop difficile à surveiller, mais à Lugdunum, capitale des Gaules, qui allait devenir Lyon. C’est donc sur la colline de la Croix-Rousse que les druides célébrèrent ensuite leurs mystères.

Auguste avait divisé le pays en quatre provinces, soit du nord au sud : la Belgique, la Lugdunaise, l’Aquitaine et la Narbonnaise. Ces trois dernières provinces avaient une frontière commune, non pas à Lugdunum mais dans le Pilat. Car les Romains avaient désigné ce massif pour y réunir ces provinces, et pour leur servir de borne commune ils avaient choisi ce rocher qui porte aujourd’hui le nom de Pierre des Trois Évêques. Probablement, si les Romains ont préféré cette discrète pierre plate, c’est parce qu’elle devait jouer déjà, bien avant leur arrivée, un rôle capital dans les croyances gauloises, celui d’une sorte de « nombril du monde » tout comme l’était l’omphalos de Delphes pour les Grecs. Il était capital de l’annexer, car cela permettait de la « romaniser ».

 

Les provinces de la Gaule romaine

 

Mais tout a une fin. L’empire romain déclina et finit par tomber en morceaux, et avec lui les provinces romaines de la Gaule. Le destin de la Pierre où elles se réunissaient était cependant loin d’être scellé. Elle garda son rôle de frontière dans une Gaule envahie par des peuples qui se partagèrent son territoire : soit, schématiquement, les Francs au nord de la Loire, les Wisigoths au sud, les Burgondes dans le bassin de la Saône et du Rhône. La Pierre servit à matérialiser les limites des territoires respectifs des Wisigoths à l’ouest et des Burgondes à l’est. Ces deux peuples étant chrétiens, le christianisme naissant dans ces régions se vit-il confirmé dans son rôle de religion unique, qui s’organisa avec la création des évêchés et la fondation des premières abbayes. La pierre qui avait servi de frontière aux provinces romaines de la Gaule devint la limite commune des diocèses de Lyon, Vienne et le Puy-en-Velay, gagnant dès lors son nom de Pierre des Trois Évêques. C’est un rôle qu’elle conserva jusqu’à une époque relativement récente.

Le temps passa. Dans l’empire de Charlemagne, la Pierre des Trois Évêques concrétisa la démarcation entre les trois provinces de la Bourgogne, de la Provence et de l’Aquitaine. Puis elle servit de borne frontière entre les parts attribuées à ses descendants, Charles le Chauve et Lothaire, lors du morcellement de l’empire carolingien par le traité de Verdun en 843. Elle marqua encore, à l’intérieur de la baronnie de la Faye, feudataire du comté de Vienne, la frontière commune entre les zones de juridiction des châteaux de Montchal, Argental et la Faye. Elle perdit son rôle majeur, en terme de pouvoir temporel tout au moins, en 1296, lorsque le comte Jean Ier de Forez étendit son territoire par son mariage avec Alix de la Tour, fille du comte du Viennois, annexant pour l’occasion tout le sud du Pilat formant la dot de la mariée, région qui prit le nom de Forez Viennois.

 

Concertation autour de la Pierre des Trois Évêques

 

La Pierre des Trois Évêques continua cependant à servir de frontière entre les trois paroisses de Saint-Genest-Malifaux au nord-ouest, la Versanne au nord-est, et Saint-Sauveur-en-Rue au sud. À la révolution, ces trois paroisses devinrent des communes du département de la Loire, sans que leurs limites ne fussent modifiées, et donc la pierre garda son caractère frontalier, non plus religieux mais républicain. Cet ordre fut chamboulé en 1858 par la création de la commune de Saint-Régis-du-Coin, laquelle se fit au détriment des territoires des autres communes. Les limites changèrent et la frontière commune se déplaça de quelques centaines de mètres : c’est aujourd’hui la Croix de Caille qui marque la limite entre la Versanne, Saint-Sauveur-en-Rue et Saint-Régis-du-Coin. La Pierre des Trois Évêques se borna, si l’on peut dire, à marquer la frontière entre la Versanne au nord et Saint-Sauveur-en-Rue au sud, rôle qui est toujours le sien aujourd’hui.

Le rôle majeur joué par la Pierre des Trois Évêques, à toutes les époques, est quand même à relever. Ce rocher est vraiment le nombril du monde, comme la clé de voûte d’un édifice indicible. C’est une sentinelle du temps, un gardien de l’espace sacré.




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