BALADE AUX
CONFINS DU PILAT
Mardi 9 août 2016 :
les fidèles des Regards
du Pilat se retrouvent à Saint-Régis-du-Coin pour leur
balade d'été
traditionnelle. Il y a Thierry, Patrice, Bernard, Guy qui nous a
rejoints
depuis peu, Philippe et son épouse Dominique, Antoine et
moi-même. J'ai proposé
d'aller jusqu'à la Pierre Ratière, que je ne connais pas
encore ! Oui, une
des rares pierres du Pilat qui m'avait échappé... C'est
par le livre du
Patrimoine du canton de Saint-Genest-Malifaux, bel ouvrage
dirigé par notre ami
Jacques Laversanne, que j'en ai eu connaissance. Les photos m'ont
donné envie
de découvrir ce site, et le livre sera notre bréviaire
pour la journée . Alors
j'ai imaginé un petit circuit de randonnée tranquille,
7,3 km et 150 m de
dénivelé.
Le temps est couvert, hésitant
entre pluie et
soleil, mais la pluie du matin n'arrête pas le pèlerin,
c'est bien connu. En
fait, nous n'aurons pas une goutte d'eau, et quelques beaux rayons de
soleil se
montreront à la mi-journée. Cela dit, il ne fait pas
chaud : 13° au
thermomètre de la voiture d'Antoine. On ne se croirait pas au
mois d'août. Mais
la température sera idéale pour marcher. Nous voici
partis. Passé le cimetière,
au hameau de la Rouchouse nous prenons une petite route à
gauche. Au terme d'une
montée douce et régulière, nous émergeons
sur le plateau, face à la croix de la
Sanglarière. Drôle de nom, ironise Guy, pourquoi pas
Sangle avant ?
La
croix de la Sanglarière
C'est une haute croix de granit, de
section
carrée, avec un croisillon aux branches pattées. Le
dé porte une date, 1810 ou
plutôt 1870 apparemment. Puis une inscription en lettres
majuscules cursives,
difficilement déchiffrable. Le livre du Patrimoine y voit les
lettres J A M,
peut-être Jésus Ave Maria ? Nous avons du mal
à les reconnaître, mais il
est vrai que le manque de soleil ne nous aide pas. Au vu des photos, je
me
demande si ce n'est pas plutôt un J H S ou I H S bien mal
écrit, peut-être
retouché. À moins que ce ne soient que les initiales des
donateurs ?
Essai
de restitution des inscriptions sur le dé
Quant au socle, il porte sur
sa face avant des
mots que Patrice tente de reconstituer en les suivant avec son doigt.
Il
déchiffre INH... et en dessous VINCE. Je comprends que ce doit
être du latin et
je reconnais alors la formule bien connue :
IN HOC SIGNO
VINCES
« Par ce signe tu
vaincras », la devise
de Constantin, présente sur de nombreuses croix.
Nous obliquons à
droite. Par les Clavassoux,
ancienne possession des religieuses Cisterciennes de Clavas, nous
accédons au
Rocher de Chaléat. C'est toujours un plaisir de revoir ce coin
pittoresque, et
le soleil se montre à ce moment-là pour mieux nous le
faire apprécier. Le
Rocher de Chaléat (selon la carte) ou Roche Chaléas
(selon les panneaux
indicateurs) est un roc impressionnant, qui domine la vallée de
la Déôme, et
fait face à la forêt de Taillard. Chaléat ou
Chaléas vient du bas-latin cala
qui veut dire « abri sous roche ». Effectivement,
au pied de la paroi
s'ouvre un petit creux tout noirci de fumée, donnant sur un
replat herbeux et
ensoleillé. L'heure du casse-croûte approchant, certains
imaginent déjà des
hommes de la préhistoire en train de faire rôtir quelque
gibier...
Le
Rocher de Chaléat et son abri sous roche
Nous avons encore un peu de chemin
à faire avant
de songer à nous restaurer. Nous changeons de direction :
alors que nous
avions marché jusque là grosso-modo en direction du
sud-est, nous partons vers
le nord-est. Un bout de route, et nous voici au hameau du Bruand. Notre
livre
de référence nous apprend que ce nom est la
déformation de But Rand, ce
qui indique une notion de limite. Rand est une racine gauloise
signifiant frontière, limite. Elle a donné de nombreux
toponymes, comme
Égarande, que l'on retrouve, avec quelques variantes, tout
autour des
frontières du territoire des Ségusiaves. Ici, au Ve
siècle, était la
frontière entre les royaumes des Francs à l'ouest, et des
Burgondes à l'est. Là
nous prenons un sentier qui s'enfonce dans les bois à gauche, en
direction du
nord, semblant se perdre par endroits. Au terme de la courte
montée, nous voici
en face du chaos granitique de la Pierre Ratière.
Vue
d'ensemble de la Pierre Ratière
D'après notre bréviaire,
cela veut dire
« pierre rempart » en gaulois. Rempart au sens de
frontière,
naturellement ; nous sommes toujours sur la frontière entre
Francs et
Burgondes, qui courait sur la ligne de crête pour rejoindre la
Pierre des Trois
Évêques, qui n'est pas si loin. Il y a là des
roches énormes, hautes de 4 m
environ, dont une posée en équilibre sur plusieurs
autres. Est-ce l'œuvre de la
nature ou l'œuvre des hommes ? Difficile de conclure. À
première vue c'est
un chaos granitique comme il y en a tant – bien qu'ils soient rares
dans le
Pilat – naturel donc. L'eau de pluie s'est infiltrée dans les
diaclases d'un
énorme roc de granit, et sous l'action du gel et du
dégel, au fil des
millénaires, il a fini par se découper en plusieurs
pierres, dont les angles se
sont arrondis.
Guy
semble bien petit à côté de la Pierre Ratière
Mais il y a ce gros caillou qui vient
caler la pierre
en équilibre, comme nous le fait remarquer Bernard. Et puis
certains rocs
semblent bien équarris. Et il y a aussi des traces de
taille : une roche
présente les fameux « pointillés »
qui servaient à détacher des
quartiers. Plusieurs versions existent quant à la méthode
employée. Certains
disent que des coins en bois étaient enfoncés dans les
alvéoles, ensuite on
versait de l'eau qui faisait gonfler le bois et éclater la
pierre. D'autres
affirment que les alvéoles étaient remplies de
résine, qui était ensuite
enflammée pour chauffer la pierre ; en versant alors de
l'eau froide, le
choc thermique suffisait pour la fendre au niveau des petites cupules
alignées.
Trace
de taille
L'heure du pique-nique a enfin
sonné. Un banc de
bois rustique, aménagé par des forestiers, nous
accueille. Ensuite nous
rejoignons la route des Confins et nous cheminons vers le nord-ouest.
Guy, qui
a l’œil à tout, aperçoit une pierre émergeant de
la végétation. Elle n'est pas
loin, nous allons y jeter un coup d’œil. Rien d'extraordinaire
finalement,
c'est un rocher isolé qui doit faire dans les 2,50 m de haut. Il
y en a
beaucoup de semblables dans le secteur. Philippe en grimpeur
confirmé en fait
l'ascension. En consultant la carte nous nous apercevons que nous avons
fait
une boucle, qui nous a ramenés près du hameau de la
Sanglarière ; nous ne
le voyons pas mais il est juste en dessous, à quelques centaines
de mètres.
La
pierre de la Sanglarière
Nous voici aux Confins, quelques
maisons isolées.
Ce lieu doit son nom au fait qu'au XIVe siècle il se
situait aux
confins du Forez Viennois et du Velay. Toujours une notion de
frontière, mais
plus à la même époque. Le chemin large et
agréable nous fait revenir à
Saint-Régis-du-Coin. Comme la balade était courte et
qu'il est encore tôt, Antoine
propose d'aller jusqu'au hameau de la Bonche, à 3 km au sud. Une
grosse maison
bourgeoise, un manoir si l'on veut, construit en moellons de granit,
nous
surprend par sa ressemblance avec le château Bonneville de
Saint-Régis-du-Coin,
ou le château du Bois sur la commune de Saint-Genest-Malifaux. Il
y a aussi un
beau bachat, protégé sous une voûte de pierres en
anse de panier.
Entrée
du manoir de la Bonche
Nous avons encore du temps
avant de nous séparer.
Nous décidons d'une énième balade jusqu'à
la Pierre des Trois Évêques. Comme il
n'est jamais inutile de redire les choses, et comme les renseignements
donnés
par le petit panneau récemment placé sur le site sont
bien lacunaires, voici
donc une petite piqûre de rappel concernant ce rocher historique
autant que
légendaire.
La Pierre
des Trois Évêques est un rocher plat et rond, d’environ
2,50 m de diamètre,
émergeant du sol d’une quarantaine de centimètres :
comme un grand palet.
Pourquoi ce nom ? Il y a d’abord la légende. On dit que
pendant la révolution,
trois évêques se seraient réfugiés dans une
ferme proche, peut-être celle du
Bossu qui est à 500 m de là. Ils auraient
célébré des messes en secret, se
servant de la pierre comme d’un autel. On dit encore que trois
évêques
pouvaient se réunir ici, et prendre ensemble une collation
autour de la pierre,
sans sortir de leurs diocèses, car ici était la
frontière de trois évêchés.
La
Pierre des Trois Évêques
Sont-ce les
trois évêques, réunis le temps d’un déjeuner
sylvestre, qui ont gravé ces
signes sur la pierre, des croix et un cœur ? Il y a même
trois noms
burinés maladroitement sur le pourtour du rocher :
BONNELLON
RIQUEUIL ROBERT
BOUVIER
Les noms des
trois évêques ? Ce serait quand même
étonnant. Des bergers
désœuvrés ? Des bergers qui savaient écrire,
alors… Ces inscriptions
garderont leur part de mystère.
Une
croix gravée sur la pierre
Les évêques
de la légende n’ont fait qu’imiter leurs
prédécesseurs, les druides, qui
avaient coutume de se réunir dans le Pilat, en des temps perdus,
pour être au
plus près de leurs dieux et en recevoir les enseignements. Mais
ces temps
eurent une fin lorsque, vers l’an 50 avant Jésus-Christ,
arrivèrent des
conquérants, les Romains, qui occupèrent le Pilat en
suivant Jules César dans
sa guerre des Gaules. Alors les druides se replièrent vers la
forêt des
Carnutes, bien loin du Pilat. Auguste leur imposa de revenir, non pas
dans le
Pilat trop difficile à surveiller, mais à Lugdunum,
capitale des Gaules, qui
allait devenir Lyon. C’est donc sur la colline de la Croix-Rousse que
les
druides célébrèrent ensuite leurs mystères.
Auguste
avait divisé le pays en quatre provinces, soit du nord au
sud : la
Belgique, la Lugdunaise, l’Aquitaine et la Narbonnaise. Ces trois
dernières
provinces avaient une frontière commune, non pas à
Lugdunum mais dans le Pilat.
Car les Romains avaient désigné ce massif pour y
réunir ces provinces, et pour
leur servir de borne commune ils avaient choisi ce rocher qui porte
aujourd’hui
le nom de Pierre des Trois Évêques. Probablement, si les
Romains ont préféré
cette discrète pierre plate, c’est parce qu’elle devait jouer
déjà, bien avant
leur arrivée, un rôle capital dans les croyances
gauloises, celui d’une sorte
de « nombril du monde » tout comme l’était
l’omphalos de Delphes pour les Grecs. Il était
capital de l’annexer,
car cela permettait de la « romaniser ».
Les
provinces de la Gaule romaine
Mais tout a
une fin. L’empire romain déclina et finit par tomber en
morceaux, et avec lui
les provinces romaines de la Gaule. Le destin de la Pierre où
elles se
réunissaient était cependant loin d’être
scellé. Elle garda son rôle de
frontière dans une Gaule envahie par des peuples qui se
partagèrent son
territoire : soit, schématiquement, les Francs au nord de
la Loire, les
Wisigoths au sud, les Burgondes dans le bassin de la Saône et du
Rhône. La
Pierre servit à matérialiser les limites des territoires
respectifs des
Wisigoths à l’ouest et des Burgondes à l’est. Ces deux
peuples étant chrétiens,
le christianisme naissant dans ces régions se vit-il
confirmé dans son rôle de
religion unique, qui s’organisa avec la création des
évêchés et la fondation
des premières abbayes. La pierre qui avait servi de
frontière aux provinces
romaines de la Gaule devint la limite commune des diocèses de
Lyon, Vienne et
le Puy-en-Velay, gagnant dès lors son nom de Pierre des Trois
Évêques. C’est un
rôle qu’elle conserva jusqu’à une époque
relativement récente.
Le temps
passa. Dans l’empire de Charlemagne, la Pierre des Trois
Évêques concrétisa la
démarcation entre les trois provinces de la Bourgogne, de la
Provence et de
l’Aquitaine. Puis elle servit de borne frontière entre les parts
attribuées à
ses descendants, Charles le Chauve et Lothaire, lors du morcellement de
l’empire carolingien par le traité de Verdun en 843. Elle marqua
encore, à
l’intérieur de la baronnie de la Faye, feudataire du
comté de Vienne, la
frontière commune entre les zones de juridiction des
châteaux de Montchal,
Argental et la Faye. Elle perdit son rôle majeur, en terme de
pouvoir temporel
tout au moins, en 1296, lorsque le comte Jean Ier de Forez
étendit
son territoire par son mariage avec Alix de la Tour, fille du comte du
Viennois, annexant pour l’occasion tout le sud du Pilat formant la dot
de la
mariée, région qui prit le nom de Forez Viennois.
Concertation
autour de la Pierre des Trois Évêques
La Pierre
des Trois Évêques continua cependant à servir de
frontière entre les trois
paroisses de Saint-Genest-Malifaux au nord-ouest, la Versanne au
nord-est, et
Saint-Sauveur-en-Rue au sud. À la révolution, ces trois
paroisses devinrent des
communes du département de la Loire, sans que leurs limites ne
fussent
modifiées, et donc la pierre garda son caractère
frontalier, non plus religieux
mais républicain. Cet ordre fut chamboulé en 1858 par la
création de la commune
de Saint-Régis-du-Coin, laquelle se fit au détriment des
territoires des autres
communes. Les limites changèrent et la frontière commune
se déplaça de quelques
centaines de mètres : c’est aujourd’hui la Croix de Caille
qui marque la
limite entre la Versanne, Saint-Sauveur-en-Rue et
Saint-Régis-du-Coin. La
Pierre des Trois Évêques se borna, si l’on peut dire,
à marquer la frontière
entre la Versanne au nord et Saint-Sauveur-en-Rue au sud, rôle
qui est toujours
le sien aujourd’hui.
Le
rôle majeur joué par la Pierre des Trois
Évêques, à toutes les époques, est
quand même à relever. Ce rocher est vraiment le nombril du
monde, comme la clé
de voûte d’un édifice indicible. C’est une sentinelle du
temps, un gardien de
l’espace sacré.
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