OCTOBRE 2022









PAR PATRICK BERLIER

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LES SILEX DE LA FONT RIA



Source emblématique du Pilat, la Font-Ria est située sur la commune de Saint-Genest-Malifaux, dans le Bois Farost, non loin du carrefour de la Croix du Trève. Elle n'est mentionnée sur aucune carte, même pas par le symbole traditionnel signalant une source sous la forme d'une goutte bleue, et même les sentiers y conduisant ne sont pas répertoriés. Pour ces raisons, elle reste parfois difficile à trouver. La Font-Ria est pourtant l'un des rares sites ayant permis de prouver la présence des hommes dans le Pilat aux époques préhistoriques, grâce à la découverte, dans les années soixante à soixante-dix, de nombreux silex taillés. Or ces objets restaient dans l'ombre des réserves d'un musée, et hormis deux petites photos en noir et blanc, et deux planches de dessins au trait, jusqu'à ce jour aucune image n'en avait été publiée.

Le premier texte à évoquer cette source est un long poème de plus de cent vers, Antiquitez du lieu de Saint-Genez de Mallifaut et environs, écrit en 1623 par un prêtre, Louis Jacquemin. Le narrateur raconte qu'étant près de Font-Roy il entendit la voix d'une nymphe, qui lui révéla l'histoire oubliée de son village natal. La suite du poème raconte les péripéties d'une bataille légendaire, et entreprend d'expliquer par ce fait d'armes chimérique tous les noms de lieux des environs. Le poème fut retrouvé en 1876 par l'érudit Charles Guilhaume, qui entreprit de localiser la source. Il communiqua le résultat de ses recherches à la Diana en 1895.

Entre 1917 et 1920 le jeune Jean Granger, natif de Saint-Genest-Malifaux, alors étudiant, intrigué par toutes les légendes colportées au sujet d'une Fontaine du Roy, se mit en devoir de la retrouver. C'est sur les indications de paysans du coin qu'il s'engagea dans les bois en contrebas de la Croix du Trève. Le lieu était alors très embroussaillé. Le jeune homme finit par découvrir la fontaine, bordée de deux dalles gravées, dont il gratta à l'aide d'un canif la surface couverte de mousses, pour déchiffrer les deux inscriptions en quatre lignes chacune, qui sont aujourd'hui bien connues.

 

Les deux dalles gravées et leurs inscriptions, dans les années soixante

 

« Je glace de peur en perdant ma sœur – Car l'on me caresse lorsqu'elle me laisse ». C'est bien sûr la source qui s'exprime ainsi. Pour que l'on puisse la caresser, il faut qu'elle soit gelée, ce qui doit se produire en hiver au moment où une source-sœur la laisse en cessant de couler. Mais à l'époque, cette seconde source, qui ne pouvait qu'être à proximité, restait à découvrir.

Ce jour-là Jean Granger se promit de procéder, plus tard, à la restauration du site et de sa fontaine. Il ne pouvait sûrement pas se douter qu'il lui faudrait attendre plus de cinquante ans pour réaliser ce projet. Le jeune homme avait ressenti l'appel de Dieu, et une fois ordonné prêtre il choisit d'intégrer les Frères Maristes, sans pour autant rejeter son goût pour l'histoire et l'archéologie. Professeur de lettres, le père Granger fut aussi le correspondant des Antiquités Historiques du Ministère des Affaires Culturelles.

Retournant souvent sur le site de la Font-Ria, c'est dans les années soixante qu'il découvrit le fragment d'une troisième inscription, dont seules subsistaient les quelques lettres, ou segments de lettres, situées au début des quatre lignes. On voyait l'article LE, suivi d'un fragment de lettre C ou G, puis un A suivi d'un fragment de lettre P ou R, un M et le fragment d'un O, et enfin le bout de ce qui semblait être un V. Le père Granger en déduisit que l'inscription complète devait être : « le coulage arreste, mon onde vous reste ». Mais cette déduction reste un exercice littéraire et poétique, et il est bien loin d'être prouvé que cette proposition soit le bonne.

 

Fragment d'une troisième inscription

 

C'est à cette époque-là aussi que le père Granger crut trouver la fameuse source-sœur, à quelques mètres de la Font-Ria. Mais on pense aujourd'hui qu'il ne s'agissait que d'un creux de terrain dans lequel l'eau pluviale se serait accumulée. En fait selon les recherches de Pierre-Bernard Teyssier, la seconde source est située un peu plus loin, en allant en direction de la route de la Ricamarie.

Le savant mariste découvrit surtout lors de ses visites plusieurs silex vraisemblablement préhistoriques, affleurant le sol ou à faible profondeur, autour de la source ou dans le lit sablonneux du ruisseau à qui elle donne naissance. Parallèlement, une professeure de dessin de Saint-Étienne, Denise Peillon, découvrit elle aussi de nombreux silex, laissant penser que le site de la Font-Ria avait été un atelier de débitage, ce que semblait confirmer le très grand nombre de déchets, et la présence de plusieurs nuclei, c'est à dire les « noyaux » ( en latin nuclei est le pluriel de nucleus, noyau) restant des blocs ayant servi à tailler les silex.

C'est enfin en 1971, grâce au labeur du père Granger, aidé d'un maçon et de bénévoles, que la fontaine fut enfin restaurée et aménagée telle qu'on la connaît de nos jours.

 

La Font-Ria aujourd'hui

 

Il convient de signaler que si le père Granger a pérennisé l'appellation Font-Ria, celle-ci est avant tout le nom patois que lui avaient transmis oralement les paysans. Les rares sources écrites parlent elles d'une Font du Roy ou Font-Réal. Fontaine ou source du roi, fontaine royale, de bien beaux noms... Quant à savoir à quel roi ils font référence, ceci est une autre histoire.

Les silex découverts sur le site sont aujourd'hui conservés à Roanne par le Dépôt de fouilles situé en face du Musée Déchelette. En fait, malgré leur proximité, ce sont deux entités administratives différentes, le Dépôt dépendant de la DRAC et le Musée de la commune de Roanne. Le Dépôt de fouilles n'est pas ouvert au public, cependant la Fédération des Groupes de Recherches Archéologiques de la Loire a récemment obtenu l'autorisation de le visiter.  Les diverses associations historiques ou archéologiques du Pilat étaient invitées, ainsi que quelques individuels, et c'est à ce titre que j'ai pu y participer. Cette journée de découverte, qui s'est déroulée le 20 mai 2022, nous a permis de pénétrer dans le dépôt de fouilles, de voir, de photographier, et même de manipuler, les fameux silex, répartis dans cinq sachets différents.

 

Le Musée Déchelette

 

Les objets découverts autour de la Font-Ria ont fait l'objet de trois nomenclatures.

1. La description du père Granger, dans son petit livre Deux sources qui parlent – l'énigme de la Font-Ria, imprimé et publié à compte d'auteur en 1971. Elle s'accompagne de deux photos noir et blanc montrant les silex avec les numéros qui leur ont été attribués,Mais le savant mariste, s'il était sûrement un professeur de lettres émérite, semblait fâché avec l'arithmétique. Pour lui il y a 28 spécimens de silex, ainsi répartis : une quinzaine de lames numérotées 1 à 14 (ce qui ne fait que 14, pas 15), 1 burin n° 15, 8 grattoirs numérotés 16 à 23, et au moins 6 nuclei numérotés 24 à 28 (ce qui ne fait que 5, pas 6).

2. La description de Denise Peillon, avec dessins au trait finement exécutés, certains silex étant représentés sous plusieurs faces, publiée par le Bulletin des Groupes Archéologiques de la Loire en 1972. Cette description adopte une numérotation un peu différente de celle du père Granger. Pour elle il y a 31 silex taillés, qu'elle énumère selon deux répartitions, l'une par matières et par couleurs, l'autre par utilisation (racloirs, burins, lamelles, grattoirs, et nuclei). Seuls les dessins sont classés dans l'ordre des numéros.

3. Une série de photos aimablement fournie par le Musée Déchelette à Pierre-Bernard Teyssier. Elles montrent les contenus de chacun des cinq sachets, numérotés de 52 à 56, servant à conserver les silex. Ainsi rassemblés par catégories ils sont simplement numérotés (sauf une série) selon la liste de Denise Peillon, et sans commentaire.

Les publications du père Granger et de Denise Peillon ont été tirées à petit nombre d'exemplaires, la seconde étant simplement ronéotypée, et de ce fait elles sont devenues rarissimes aujourd'hui. J'ai eu la chance de rencontrer Denise Peillon en 1986, lors d'une séance de dédicace de ma série de brochures Le guide du Pilat et du Jarez, qui venait d'être éditée. Enchantée de me rencontrer, elle m'a gentiment offert un exemplaire de chaque publication, avec une sympathique dédicace.

 

Première planche des dessins de Denise Peillon, les numéros 1 à 18

 

La description de Denise Peillon est la plus précise. Elle répartit ainsi les 31 silex taillés : 2 racloirs (17 - 18), 3 burins (2 – 19 – 24), 9 lamelles (1 – 3 à 9 – 15), 10 grattoirs (10 à 14 – 16 – 20 à 23). 6 nuclei (26 à 31), et 1 rognon de silex (25). Elle évoque en outre 165 déchets divers. Le dépôt de fouilles du Musée Déchelette a conservé cette répartition et cette numérotation, en regroupant les silex par catégories dans 5 sachets.

En se basant sur le travail de Denise Peillon, voici le détail numéro par numéro.

1  Lamelle opaque de silex beige, fines touches bilatérales à coche sur troncature.

2  Burin opaque de chaille, dièdre, formation d'une scie.

3  Lamelle opaque de silex mastic.

4  Lamelle opaque de silex mastic pâle, éclat.

5  Lamelle translucide de calcédoine blonde, extrémité cassée, préparation d'une soie.

6  Lamelle translucide de calcédoine caramel foncé, extrémité cassée.

7  Lamelle très translucide beige.

8  Lamelle opaque d'amphibolite.

9  Lamelle opaque de silex rouge orangé, extrémité cassée.

10  Grattoir de calcédoine translucide mastic, cortex beige à grain fin.

11  Grattoir de calcédoine transparente blonde, tête de grattoir cassée, à retouches bilatérales symétriques.

12  Grattoir opaque de silex noir et gris.

13  Grattoir de calcédoine translucide caramel clair, sur éclat, retouches bilatérales sur troncature.

14  Grattoir de calcédoine translucide caramel, grattoir atypique, sur éclat à très fines retouches bilatérales.

15  Lamelle opaque de jaspe rouge, inclusions de quartz blanc et violet.

16  Grattoir opaque de chert, blanc cassé œillé de blanc bleuté à veinules beiges, vacuoles cristallines de quartz hyalin, sur éclat, de technique levaloisienne paléolithique moyen.

17  Racloir opaque de silex gris bleuté et brun, à vacuole cristalline de quartz hyalin.

18  Racloir opaque de silex beige, cortex ocre jaune grenu, bilatéral.

19  Burin opaque de silex beige à cœur rosé, cortex beige clair lisse, taille atypique sur bulbe et latérale, pourrait aussi faire office de racloir.

20  Grattoir de calcédoine translucide caramel, à cortex cristallin, retouches ventrale, taille atypique sur bulbe.

21  Grattoir translucide de calcédoine marron glacé, transparente, homogène, taille typique sur bulbe.

22  Grattoir opaque de silex gris fer, sur bout de lame à très fines retouches, vacuoles cristallines de quartz hyalin et fumé.

23  Grattoir translucide de sardoine écaille, cortex calcaire, frappe atypique sur bulbe.

24  Burin de calcédoine blanche transparente.

25  Rognon de silex.

26  Nucleus de silex beige verdâtre, à cortex beige, important.

27  Nucleus de chaille rousse, à cortex grumeleux beige clair.

28  Nucleus de chert blanc, à cortex ocré cristallin, avec traces nettes de « pelage » en conchoïdes parallèles.

29  Nucleus de calcédoine rhomboïde, blond-blanc, transparent.

30  Nucleus de jaspe rouge-brun à cortex quartzeux.

31 Nucleus d'amphibolite.

 

Deuxième planche des dessins de Denise Peillon, les numéros 19 à 31

 

Dater les silex s'avère bien difficile. Pour Denise Peillon, ils peuvent remonter aussi bien au paléolithique supérieur (avant -100000), ou au néolithique (-8000 à -2500). Quant à la technique employée pour la taille, pour l'un des spécimens elle est typiquement levaloisienne (-100000 à -35000), alors que d'autres semblent s'apparenter à du moustérien ( -60000 à -35000).

Les trois nomenclatures – celle du père Granger, celle de Denise Peillon et celle du Musée Déchelette – présentent chacune quelques petites erreurs. Denise Peillon les avait elle-même corrigées à la main dans l'exemplaire de sa publication dont elle me fit cadeau. En outre elles présentent entre elles quelques désaccords. Chicaner point par point sur ces divergences serait fastidieux et hors de propos, il vaut mieux se contenter d'admirer les silex de la Font-Ria, tels qu'ils se sont révélés à nous le 20 mai 2022. Le responsable du dépôt de fouilles les avait sortis de leurs sachets respectifs et alignés sur la table, sans les classer par numéros. Nous les avons photographiés ainsi, et pour chaque cliché le premier travail a consisté à identifier chacun des spécimens, en fonction de la description de Denise Peillon, et en se référant aux photos préalables. Ensuite l'informatique a permis de les remettre dans l'ordre numérique. Les voici rassemblés par catégories, numérotés, classés, et enfin révélés au grand jour.

 

Contenu du sachet n° 52 : 38 déchets de diverses matières, diverses couleurs, diverses transparences ou opacités

 

Contenu du sachet n° 53 : 2 racloirs (17 - 18), 3 burins (2 – 19 – 24)

 

Contenu du sachet n° 54 : 9 lamelles (1 – 3 – 4 – 5 – 6 – 7 – 8 – 9 – 15)

 

Contenu du sachet n° 55 : 10 grattoirs (10 – 11 – 12 – 13 – 14 – 16 – 20 – 21 – 22 – 23), 1 rognon de silex (25)

 

Contenu du sachet n° 56 : 6 nuclei (26 – 27 – 28 – 29 – 30 – 31)




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