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RUBRIQUE
Rennes le Château

Mai 2021








Par
Patrick Berlier



L'ABBÉ ANTOINE GÉLIS

LE CURÉ ASSASSINÉ

 

Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1897, l'abbé Antoine Gélis, curé de Coustaussa, fut sauvagement assassiné dans son presbytère, et jamais l'auteur de ce crime abominable ne fut retrouvé. Ce fait divers sordide serait sans doute oublié aujourd'hui, si Coustaussa n'était pas situé dans le département de l'Aude, si cette commune n'était pas la voisine de celles de Rennes-le-Château et de Rennes-les-Bains, et si l'abbé Gélis n'avait pas fait partie des proches de l'abbé Saunière et de l'abbé Boudet. Dès lors le mystère prend une autre coloration, et toutes les hypothèses son permises. Nous allons tenter de faire le point.

Antoine Gélis est né à Villesèquelande (Landes), le 1er avril 1827. Après ses études au séminaire, il fut nommé vicaire de Durban-Corbières le 11 juin 1852. Le 20 juin 1855, il était nommé curé desservant de Lanet. Enfin, le 11 octobre 1857, il était nommé à Coustaussa, où il devait exercer son ministère pendant quarante ans. Coustaussa est un petit village, perché sur une colline dominant la vallée du Rialsesse, entre Couiza et Arques. Un vieux château féodal en ruines, quelques maisons autour de l'église, le cimetière à l'écart, tel est le décor modeste dans lequel l'abbé Gélis passa le plus clair de son existence. À l’automne 1897, prenant ses dispositions pour sa retraite, le prêtre âgé de 70 ans s’apprêtait à quitter Coustaussa pour Grèze, près de Carcassonne, où il envisageait de rejoindre son neveu et légataire universel, l’abbé Maurice Malot. Le 25 octobre 1897, celui-ci lui avait écrit pour lui signaler qu’il avait loué une maison pour lui, non loin du presbytère, à compter du lundi 1er novembre 1897. Malheureusement, l'abbé Gélis ne devait jamais voir cette journée.

 

Vue générale de Coustaussa, le village et les ruines du château

Dans le lointain, à droite, Rennes-le-Château

 

Antoine Gélis était un curé austère. L'une des seules photos que l'on ait de lui, prise alors qu'il était encore jeune, montre un homme au regard sévère, sans sourire aux lèvres. Ses paroissiens ne l'appréciaient guère. Il aimait vivre seul. En dehors des offices, ou de ses obligations sacerdotales, il restait enfermé dans son presbytère, ce qui ne manquait pas d'étonner les villageois. La nuit il fermait tous les volets, même en été. L'abbé avait fait poser une clochette sur la porte d'entrée pour signaler un éventuel visiteur, mais en réalité il n'en recevait quasiment jamais. Il ne fréquentait pas sa famille, hormis sa nièce Françoise Pagès, vivant à proximité, qui lui apportait ses repas et sa provision d'eau. Elle devait frapper à la porte close, et l'abbé demandait invariablement « qui frappe ? ».

 

L'abbé Antoine Gélis jeune

 

Le dimanche 31 octobre 1897, l'abbé Gélis avait dit la messe à Coustaussa pour la dernière fois. Dès le lendemain il allait quitter le village pour rejoindre son lieu de retraite à Grèze. Mais le lundi matin, à 10 heures, son petit-neveu Ernest Pagès, inquiet de ne pas avoir vu son grand-oncle, alla frapper à la porte du presbytère. Ne recevant aucune réponse, il manœuvra le loquet, et poussa la porte qui n'était pas fermée à clef, contrairement aux habitudes du prêtre. Il entra, et découvrit le corps sans vie de l'abbé, allongé sur le sol de la cuisine, baignant dans une flaque de sang. L'assassinat était évident, le jeune homme sortit en criant « on a tué Monsieur le curé ! ». Aussitôt le maire ordonna la fermeture du presbytère, et il fit prévenir les gendarmes de Couiza.

Ceux-ci vinrent faire les premières constatations dans la matinée, après avoir informé le juge de paix, et télégraphié au procureur de la République de l'Aude, qui manda un juge d'instruction. Le juge de paix de Couiza, M. Jean-Pierre Pugens, se rendit sur place dès 11 h 45 le lundi 1er  novembre. Le lendemain, c'est le juge d'instruction de Limoux, M. Raymond Jean, qui vint à 14 h 30.

 

Le presbytère de Coustaussa

 

La porte d'entrée du presbytère ouvre sur un couloir divisant le logement en deux parties égales. À gauche la cuisine, à droite la salle à manger. Au fond du couloir, un escalier conduit à l'étage, où se trouvent deux chambres, dont celle du prêtre située au-dessus de la salle à manger. C'est donc dans sa cuisine que l'abbé Gélis a été assassiné. Voici le déroulement des faits, tels qu'ils ont pu être reconstitués.

Le meurtrier arrive à une heure indéterminée de la nuit. L'abbé l'attendait, car il avait bloqué la cloche de la porte pour l'empêcher de tinter. Il connaît donc le visiteur, lui ouvre sans méfiance, et une conversation s'engage, autour d'un verre de Chartreuse, dont on retrouvera la bouteille sur la table. Le prêtre se trouve assis dans son fauteuil, près de la cheminée. À un moment le visiteur contourne le fauteuil et passe derrière l'abbé. Il a saisi les pincettes servant à remuer les braises, et soudain il s'en sert pour frapper une première fois le prêtre, à la tête. Du sang gicle sur les bras de l'abbé, posés sur les accoudoirs du fauteuil.

Malgré la douleur atroce, malgré le sang qui coule, le prêtre a le courage de se lever, de se diriger vers la fenêtre. Il veut appeler à l'aide. Ses neveux n'habitent qu'à 10 m, ils l'entendront et viendront à son secours. Mais le meurtrier le rattrape avant qu'il n'atteigne la fenêtre. Il frappe à nouveau, cette fois avec une hachette, à coups répétés, pour l'achever. Du sang gicle partout, jusqu'au plafond. Une fois le forfait accompli, l'assassin prend le temps de ranger la pièce, en évitant soigneusement de marcher dans le sang. Puis il monte à l'étage, entre dans la chambre de l'abbé, fracture la serrure d'un sac de voyage contenant divers papiers et documents. Deux gouttes de sang, retrouvées dans la chambre, attestent de la présence du meurtrier. En fait tout le scénario du crime sera établi par les gendarmes et le juge grâce à l'étude des taches de sang.

 

L'église de Coustaussa

 

Le vol n'était pas le mobile du crime. Dans le bureau du prêtre on retrouve 683 F, dans la commode près de 107 F. L'abbé Gélis avait la réputation d'être riche, et de manipuler beaucoup d'argent. Comme tous les curés, il percevait de l'État 900 F par an, dépensait 700 F et donc économisait 200 F. Or l'abbé Jean-Pierre Gayda, curé de Trèbes, déclare que Gélis lui confiait 1000 F par an, à placer en obligations du chemin de fer. Et puis on découvre une note manuscrite de l'abbé Gélis, indiquant qu'une somme de plus de 13000 F en or est cachée en divers endroits du presbytère. Ces cachettes sont retrouvées en effet. D'où lui venait cette fortune ? Tout l'argent récupéré sera ensuite remis à l'abbé Malot, le neveu et héritier de l'abbé Gélis.

Le plus étrange peut-être dans l'affaire est que l'assassin prit la peine de coucher soigneusement la victime sur le dos, et de croiser ses mains sur la poitrine, comme un gisant, dans un geste de prière. Autre fait curieux, la montre de l'abbé était bloquée à 0 h 15, alors que le crime a eu lieu, selon l'autopsie, entre 3 et 4 heures du matin. L'assassin aurait-il retardé la montre avant de la briser, pour brouiller les pistes ?

Lorsque les deux juges commencèrent leur enquête, ils constatèrent qu'une forte odeur de tabac régnait encore dans la cuisine du presbytère. Or l'abbé Gélis ne fumait pas, et détestait que l'on fume en sa présence. Dans une flaque de sang on trouva un carnet entier de papier à cigarettes, de la marque « Le Tzar ». Cette marque était inconnue dans la région, aucun buraliste n'en vendait. Sur l'une des feuilles détachées du carnet, on releva des mots écrits au crayon, d'une écriture très malhabile. Le juge de paix déchiffra « Vico » ou « Epico », suivi d'Angelina. Le juge d’instruction, lui, s'acharna à y voir « Viva Angelina ».

 

Le carnet de papier à cigarettes

Reconstitution d'après la description du juge d'instruction

 

Pour lui il devait s'agir de l'une de ces prostituées qui étaient légion dans les villes. Il ordonna aux gendarmes de faire le tour des maisons de tolérance. C'est à Narbonne que l'on trouva en effet une fille prénommée Angelina, Ganier de son nom de famille. On l'interrogea, on lui fit écrire sur un bout de papier « Viva Angelina », mais l'écriture, régulière, ne correspondait pas à celle trouvée sur le papier à cigarettes. Angelina Ganier fit remarquer que si c'était elle que l'on avait voulu désigner, on aurait écrit « Viva Henri IV », car c'est le seul nom sous lequel elle était connue. L'original de la mention « Viva Angelina » ou « Epico Angelina » a disparu, seul a subsisté le papier que l'on a fait écrire à la fille Ganier. Malheureusement, car on continuera pendant longtemps à prétendre qu'il était écrit « Viva Angelina », alors que c'était plutôt « Epico Angelina » qu'il fallait lire. Mais cette Angelina Epico, si tant est qu'il s'agisse bien d'une personne, reste un mystère.

 

La mention « Viva Angelina »

En réalité le papier que l'on fit écrire à Angelina Ganier

 

Le juge d'instruction Raymond Jean, excluant le crime d'un rôdeur, orienta alors son enquête vers les proches de la victime, pensant que le mobile était une affaire de famille. Il faisait sien le vieil adage policier « cherche à qui profite le crime ». En l'occurrence le crime profitait au neveu de l'abbé Gélis, Joseph Pagès. L'homme était criblé de dettes, il devait 100 F à l'abbé, et surtout 2000 F à un usurier, somme arrivant à échéance précisément ce 1er novembre 1897. Fait curieux, il n'assistait pas aux funérailles de son oncle, le 3 novembre 1897, ce qui suffisait déjà pour porter sur lui un regard inquisiteur. Les gendarmes interrogèrent Joseph Pagès, mais il avait un alibi : il avait passé tout le dimanche avec sa femme à Luc-sur-Aude, auprès de leur fils dont la femme était sur le point d'accoucher. Après la naissance de l'enfant, il était revenu brièvement à Coustaussa le soir pour prendre du linge, et était passé chez son oncle l'abbé Gélis pour lui annoncer la bonne nouvelle, puis était reparti à 21 h et était resté toute la nuit à Luc-sur-Aude.

L'enquête se poursuivit pendant un mois, sans qu'aucun élément nouveau ne fût découvert. Pourtant, au début de l'année 1898 les langues commencèrent à se délier. En fait, une langue, celle d'un certain témoin affirmant que dans la nuit du meurtre son chien avait aboyé, qu'il avait entendu marcher, et reconnu le pas de Joseph Pagès. Malgré la fragilité de cette déclaration, et le fait que le témoin ait attendu plus de deux mois pour se manifester, le juge décida d'inculper le neveu de l'abbé Gélis. Celui-ci resta en prison quelques mois, puis le 2 août 1898 la Cour de Montpellier rendit un arrêt de non-lieu. Joseph Pagès fut libéré, mais il décida de quitter Coustaussa et passa le reste de sa vie à Espéraza. L'enquête revenait au point de départ.

 

L'abbé Antoine Gélis âgé

 

L'abbé Maurice Malot rapporta cependant un fait intéressant. Sa sœur Françoise, l'épouse de Joseph Pagès, lui avait raconté que le 12 octobre 1897, étant allée rapporter du linge à la sacristie, elle y avait vu l'abbé Gélis avec une autre personne, assise, qui parut surprise de sa venue. L'abbé l'avait empêchée d'entrer, il l'avait même poussée dehors et avait fermé la porte pour que sa nièce ne pût pas identifier le visiteur. L'abbé avait simplement dit « c'est un ami ». Comme l'ont fait remarquer plusieurs auteurs, le seul ami d'un prêtre qui n'a guère d'amis est souvent un autre prêtre.

Aussi a-t-on souvent susurré le nom de Bérenger Saunière, ou de son frère Alfred, prêtre également, comme suspect possible dans l'assassinat de l'abbé Antoine Gélis. Sans aucun début de preuve, ces allégations resteront des hypothèses hasardeuses. L'abbé semble avoir été tué par quelqu'un qui cherchait à récupérer quelque chose, avant que le prêtre n'ait quitté Coustaussa pour toujours.

L'abbé Gélis a été enterré dans le petit cimetière du village. Sa tombe est un monument tout simple : une stèle verticale, surmontée d'une croix. Une simple inscription, en lettres dorées :

ICI REPOSE

LE CORPS DE L'ABBÉ

ANTOINE GÉLIS

ASSASSINÉ

DANS SON PRESBYTÈRE

A L'AGE DE 70 ANS

DANS LA NUIT DU

31 OCTOBRE AU 1ER NOVEMBRE 1897

 

PRIEZ POUR LUI

 

La tombe de l'abbé Gélis dans le cimetière de Coustaussa

 

Il est facile de vérifier que la tombe n’est pas tournée en direction de Rennes-le-Château, comme on l’a dit trop souvent. La stèle typique du XIXe siècle s’orne d’un symbole en forme de rose antique, à cinq pétales, dont le cœur est chargé non pas d’une croix, autre affabulation, mais d’une sorte d’astérisque à cinq branches, en prolongement des cinq pétales. Adieu donc le signe de la Rose-Croix que d’aucuns voudraient voir apparaître sur cette tombe. Le centre de la croix qui surmonte la stèle s’orne quant à lui d’un autre symbole végétal, formant une croix, mais sans rapport là non plus avec une rose.

 

Le symbole sculpté en forme de rose

 

Le monument s’accompagnait jadis d’une petite plaque commémorative (disparue aujourd’hui) où sous la photo de l’abbé on pouvait lire :

SOUVENEZ-VOUS DANS VOS PRIÈRES

de l’âme de

MR GÉLIS ANTOINE

Curé de Coustaussa de 1857 à 1897

Assassiné dans cette paroisse

Victime de la haine des méchants

Dans la nuit du 31 octobre

Au 1er novembre 1897.

Suivaient deux phrases en latin :

  Erat vir simplex et rectus, ac timens

Deum, et recedens a malo.

  Hic est veré Martyr, qui pro christi

nomine sanguinem suum fundit.

Voici la traduction : « C’était un homme simple et droit, craignant Dieu et s’écartant du mal. Ici est un vrai martyr, qui versa son sang pour le nom du Christ. » On peut quand même s’étonner de quelques bizarreries, émanant peut-être de quelqu’un peu habitué à écrire le latin, comme l’accent sur veré qui en fait le seul mot accentué, alors que d’autres accents auraient pu se placer sur Deum, recedens et nomine. En effet le latin ecclésiastique accentue les mots, ce qui n’est généralement pas le cas du latin classique. De même on s’étonne que le mot christi soit écrit sans majuscule, ce qui est pourtant la coutume, respectée pour Deum, alors que dans la même phrase le mot Martyr est écrit avec une majuscule pas vraiment justifiée.

 

La plaque commémorative

 

Il n'existe que deux photos de l'abbé Gélis. L'une, la plus connue, est celle qui figurait sur la plaque commémorative. C'est celle qui représente l'abbé assez jeune. L'autre est cette  photo prise vers 1896, représentant cinq prêtres de la région réunis autour d'une table. On y reconnaît, de gauche à droite : l'abbé Bérenger Saunière, curé de Rennes-le-Château, l'abbé Maurice Malot, curé de Grèzes, l'abbé Alfred Saunière, frère de Bérenger, professeur au Petit Séminaire de Narbonne, probablement l'abbé Henri Boudet, curé de Rennes-les-Bains, et l'abbé Antoine Gélis, curé de Coustaussa. L'abbé Gélis et son neveu semblaient donc faire partie des proches de l'abbé Saunière, de son frère Alfred, et de l'abbé Boudet.

 

Photo des cinq prêtres – l'abbé Gélis est à droite

 

Dix ans après le meurtre, l'abbé devenait un personnage de roman. C'est en effet en 1907 que Maurice Leblanc, dont on connaît les liens avec l'affaire de Rennes-le-Château, publiait Arsène Lupin gentleman cambrioleur, roman qui parut d'abord en feuilleton selon la mode de l'époque. L'un des épisodes était titré Sherlock Holmes arrive trop tard, mais très vite, pour ne pas être accusé de plagiat, l'auteur dut changer le nom du détective anglais en Herlock Sholmès. Dans cette histoire, le curé d'un petit village se nomme l'abbé Gélis...




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