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Marcel
BOYER
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Joseph
Paret 1807-1872
Missionnaire,
témoin et historien de la Louisiane antebellum
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Il n'est pas dans nos
habitudes d'entraîner nos
lecteurs internautes loin du Pilat. Pourtant aujourd'hui nous faisons
une
exception... pour de l'exceptionnel... Vous allez découvrir un
dossier évoquant
le destin hors norme d'un homme né dans le Pilat et qui a
vécu sa vocation en
Amérique, plus précisément en Louisiane aux
États-Unis. Sous la conduite
savante de Marcel Boyer, président de l'association Visages de
notre Pilat,
nous allons suivre la trace de Joseph Michel Paret, né à
Pélussin en 1807. Issu
d'une famille bien connue et bien implantée dans la
région, il décida de se
consacrer à la prêtrise. Il aurait pu rester dans son
Pilat natal et devenir
l'humble curé de quelque village de chez nous, au lieu de cela
il préféra mener
une vie de missionnaire, et c'est d'une église de Louisiane dont
il hérita la
charge. Il y resta plus de vingt ans, puis Joseph Michel Paret revint
à
Pélussin pour s'y éteindre en 1872. Marcel Boyer, depuis
près de quarante ans, a
suivi à la trace notre abbé pilatois émigré
en Amérique. C'est une histoire peu
ordinaire et peu connue qu'il s'est attaché à raconter.
Déjà dans les années
quatre-vingt il écrivit une série d'articles dans la
revue Dan l'tan
éditée par son association, puis un petit livre reprenant
le journal tenu par
Joseph Paret, et enfin plus récemment un ouvrage
édité aux États-Unis, publiant
les aquarelles réalisées par le prêtre
missionnaire. Ces œuvres offraient pour
le public américain l'intérêt de représenter
des paysages de la Louisiane avant
la guerre de sécession qui ravagea le pays. On y découvre
tout le talent
artistique de notre prêtre, un peu naïf peut-être dans
son style, mais qui par
une prouesse intellectuelle peu commune réussissait à
imaginer ces paysages vus
du ciel. Marcel Boyer nous a fait
l'honneur et l'amitié de
rédiger ce dossier fourni et particulièrement bien
illustré, nous l'en
remercions chaleureusement. Mais place au voyage, du Pilat en
Amérique... Patrick Berlier |
Joseph Michel Paret est né en 1807 à Pélussin, prêtre, il participa aux Missions de la Louisiane de 1848 à 1868. Il fut pendant vingt et un ans le curé de Little Red Church, sur la rive gauche du Mississippi dans la paroisse (c’est ainsi qu’on désigne les comtés en Louisiane) Saint-Charles, à quelques km au nord de La Nouvelle-Orléans. Du long séjour de Joseph M. Paret à Little Red Church il nous reste 2 témoignages importants qui, conservés dans des familles pélussinoises ont survécu aux aléas du temps, et en Louisiane des photographies et une cinquantaine de lettres écrites entre 1848 et 1866. C'est à Saint-Charles que Joseph M. Paret rédigea le journal qu’il intitule : "Mon Journal d'Amérique, 1853", qui se présente sous la forme d'un gros cahier cartonné de 452 pages, comportant cinq parties. La plus importante étant le Journal d'Amérique, qui est en fait le relevé de la correspondance que Paret échangea cette année-là avec sa famille de Pélussin : ses parents, sa jeune sœur Marie (née en 1808) et ses frères cadets Auguste (né en 1810), Henri (né en 1812), Claude (né en 1815), et Eugène (né en 1820). Cette correspondance comprend 75 longues lettres. C’est également lors de son séjour, au cours des années qui précédèrent la guerre civile, qu’il peignit 53 aquarelles dans un petit carnet à dessins. Vingt-huit de ces aquarelles représentent Little Red Church et ses environs, des habitations et des maisons de plantations de la paroisse Saint-Charles, les autres se répartissant entre 21 représentations animalières et 4 aquarelles réalisées de mémoire sur Châteauneuf, Malleval et Pélussin. Dans les années 1980 j’ai eu le plaisir de travailler sur ces documents et de les préparer pour une édition, d’une part avec l’association Visages de notre Pilat qui publia à Pélussin : Mon Journal d’Amérique, 1853, en 1993, et d’autre part avec Louisiana State University (LSU) qui publia à Baton Rouge: Plantations by the River, en 2001. Cette dernière publication, qui révélait aux louisianais les images d’un patrimoine partiellement détruit lors de la guerre civile, eut une résonnance très importante à Saint-Charles et au-delà de l’état de Louisiane. Les aquarelles de Paret étant selon Pat Bacot, directeur de LSU Art Museum, « Les plus importantes peintures paysagères réalisées avant la Guerre Civile en Louisiane. » (1) Leur publication consacra Joseph M. Paret, un siècle et demi après sa mort en 1872, historien de la Louisiane ! Joseph M. Paret fréquenta l’école des frères Maristes à Pélussin, un collège à Saint-Chamond et le séminaire à Lyon. En 1833 il entra comme professeur de français dans un collège de l’ordre de Saint-Basile à Feyzin (Rhône), où il enseigna jusqu’à la fermeture de celui-ci en 1847. Il fut ordonné prêtre en 1836. A Lyon le clergé bien organisé et très structuré parrainait de nombreuses actions en faveur des Missions étrangères et, en collaboration avec la Société de la Propagation de la Foi, recrutait des prêtres, notamment pour le diocèse de La Nouvelle-Orléans avec qui il entretenait d’étroites et anciennes relations. De nombreux prêtres de la Loire aspirant aux Missions étrangères répondirent à cet appel de la puissante Eglise de Lyon. Joseph M. Paret fut l’un de ceux-là. Le 15 octobre 1847 il embarqua au Havre pour La Nouvelle-Orléans où il arriva le 24 novembre. (2)
La Nouvelle-Orléans et le port en 1852 (lithographies Hill et Smith, Historic New Orleans Collection) Emerveillé, le missionnaire écrit à son supérieur, Mgr Blanc, dès son arrivée à Natchez le 24 janvier 1848, une lettre enthousiaste. C'est probablement sa première lettre rédigée en anglais : "If I was learning a little more the english, I schould to your Lordship relate a thousand and one adventures of my romantic travel on great and large river Mississippi from New Orleans to Natchez ; but as the very most excellent bischop of this city do not will forget very certainly to tell you the least details of my journey ; because to myself will be sufficient for that time to you say that I was some very well in the country, I thank god, after five days travelling and after to have seen all that is remarkable in Vicksburg, Warrenton, Grand-Gulf, Fort Gibson, Greensburg and Rodney.’’ A Natchez, où il s'installe pour un peu plus de deux mois, Joseph M. Paret s'efforce d'apprendre l'anglais : "Mr Paret comes on pretty well - a little too diffident to speak as soon as I expected - but he understands and is a pretty apt scholar" écrit l'évêque de Natchez à Mgr Blanc, le 24 mars 1848. (3) Au mois d'avril 1848 il est nommé à Baton Rouge vicaire de l'église Saint-Joseph. "Monsieur Paret est ici travaillant l'anglais de tout son pouvoir. C'est vraiment un excellent confrère, dont la société m'est une véritable jouissance’’ (4), dit de lui son nouveau curé, Auguste Martin. Tout irait pour le mieux s'il n'y avait cette langue anglaise à apprendre ! "Je ne vous ai rien dit de l'anglais, c'est que vraiment je crois que je fais comme l'écrevisse. Je travaille comme un forçat et malgré cela mes progrès sont très peu sensibles. Que de fois je serais tenté de jeter le manche après la cognée !" (5), écrit Joseph M. Paret. Ce que confirme Auguste Martin : "Le bon M. Paret fait des efforts incroyables pour s'angliciser, il y a dans un défaut de délicatesse de l'oreille qui saisit difficilement les sons, un obstacle à entendre et à prononcer, qu'il surmontera avec beaucoup de peine. Il est convenu qu'à la fin de juin il ira s'installer pour un mois avec un de mes boys aux Plaines, où il n'entendra pas un mot de français." (6) Enfin à l'issue d’une première année difficile, Joseph M. Paret est nommé, le 19 décembre 1848, pasteur titulaire de Little Red Church dans la paroisse Saint-Charles, sur la Côte des Allemands, à quelques milles en amont de La Nouvelle-Orléans. Il y restera vingt et un ans. Little Red Church, paroisse Saint-Charles La paroisse Saint-Charles que découvre Paret au mois de décembre 1848 s'étend sur environ trente milles de part et d'autre du Mississippi, à l'ouest de La Nouvelle-Orléans. Rouge étamine émergeant des champs de canne à sucre Little Red Church est située approximativement au centre de la paroisse sur la rive gauche du fleuve.
Petite Église Rouge fut construite en 1806 pour remplacer une chapelle primitive érigée en 1740 et détruite par un incendie. Elle doit son nom à la couleur rouge de ses murs extérieurs. Elle constituait un point de repère, un amer aisément identifiable pour les pilotes du Mississippi. Lorsqu’après des jours de navigation - une semaine depuis Kansas City ou Saint Louis - ils apercevaient enfin, ayant passé Good Hope, Prospect et Omond Plantation sur la rive gauche, et laissé Courthouse sur tribord, la robe pourpre de l'humble église, ils savaient qu'ils n'étaient plus qu'à vingt-cinq milles de Canal Street, la grande artère de La Nouvelle-Orléans. Alors les capitaines payaient les salaires des équipages qui arrivaient au terme de leur voyage ! La
paroisse Saint-Charles, extrait de la Carte du Mississippi de Marie
Adrien Persac, 1858 (en surbrillance la région autour de Little Red Chuch, au nord vers Baton Rouge, au sud vers La Nouvelle-Orléans) Dans cette région les rivages du Mississippi portent le nom de Côtes ; la plus riche et la plus prospère est la Côte des Allemands, sur laquelle s'étend en partie l'autorité spirituelle du curé de Little Red Church. Ce nom de Côte des Allemands trouve son origine plus d'un siècle plus tôt, avec l'arrivée en 1722 de colons allemands. Quelques années plus tard, en 1750, d'autres Alsaciens, des huguenots persécutés et exilés par le gouvernement français, les rejoindront. Et en 1766 arrivaient de nouveaux colons français, des Acadiens pourchassés et expulsés de La Nouvelle-Ecosse par les Anglais. Ce sera le fameux "grand dérangement". Ces exilés s'établiront tout le long du Mississippi, notamment en amont de la Côte des Allemands : sur la Côte des Acadiens ; d'autres continueront vers le sud et l'ouest du pays. Cette Côte, J. M. Paret peut désormais la contempler à loisir de la galerie de son presbytère. Église Rouge, le vieux cimetière et la maison curiale ne sont séparés de "la grande eau qui court" que par la river road et par la levée qui canalise les caprices du fleuve. Devant Little Red Church, le "vieil Al" pousse lentement ses eaux vers le sud-est en décrivant une large courbe. Bien à l'abri des levées, de Good Hope et Prospect à Bisland et Fairview, les maisons de plantation semblent lui faire escorte, arborent fièrement leurs façades ornées de larges galeries et de fines colonnes, exhibent leurs jardins d'agrément, belles mosaïques de verdure et de parterres odorants où trônent les chênes séculaires somptueusement parés de mousse espagnole.
Photographie d’Andrew. D. Lytle, Lifetime’s Devotion, 1857-1917, LSU Libraries, 1999. Au-delà les terres cultivables s'étirent en bandes étroites, perpendiculaires au fleuve, jusqu'aux marais et cyprières de l'arrière, généralement sur une profondeur de 40 arpents. La culture de la canne à sucre prédomine à Saint-Charles, elle occupe 80 % des terres cultivables. Riz et maïs complètent cette production qui, grâce à l’esclavage, fait la fortune des planteurs. Des champs de canne à sucre, monte une rumeur, s'élève le chœur des esclaves, pour rappeler que cette fortune et ce luxe de parade se nourrissent de leur labeur. C’est dans le calme de son presbytère, que le curé de Little Red Church, regardera s’écouler la fameuse décennie des années 1850, les plus belles, les plus enchanteresses, dit-on volontiers, de cette époque antebellum, de ce temps d’avant la guerre civile. Années d’opulence pour l’aristocratie toute puissante des planteurs. Années de misère pour la plupart des Noirs, alors asservis, et nombre de petits Blancs, sans propriété. Ces années furent l’ultime souffle de l’économie esclavagiste. Paret vivra les cruelles épreuves de la guerre fratricide qui enflamma le Sud de 1861 à 1865 et qui marqua, la fin de l’illusion pour les uns, et le commencement de l’espoir pour les autres. Puis il assistera aux premières transformations radicales de la société louisianaise. La Population de Saint Charles En 1850 Saint-Charles compte alors 4947 habitants, qui se répartissent : - population blanche : 867 habitants - population de couleur, libre : 121 habitants - population de couleur, esclaves : 3959 habitants Aux côtés des Créoles on trouve des Français, des Anglais, des Allemands, des Irlandais, des Siciliens et des Américains. Dix ans plus tard, en 1860, seize autres nationalités seront représentées. (7) Les Immigrés. Les Etats-Unis connaissaient alors de fortes vagues d'immigration : on dénombrera 1 713 000 immigrants entre 1841 et 1850, et 2 590 000 pendant la décennie suivante. C'étaient pour la plupart des Allemands et des Irlandais. Certains de ces immigrés sont tout aussi démunis que les esclaves, et parfois même moins considérés. C'est notamment le cas des Irlandais. Planteurs et Esclaves. Parmi les professions représentées à Saint-Charles, les planteurs sont, bien sûr, les plus nombreux, suivis de leurs contremaîtres, ou intendants. On dénombre cinq médecins, mais seulement deux maîtres d'école, dont un français. Ici, comme tout autour de La Nouvelle-Orléans, l’aristocratie créole règne en maître sur la vie politique, domine la vie économique, règle la vie sociale et mondaine. Les planteurs officiellement sont 52. La plupart possèdent 10 esclaves et plus, 13 en ont plus de 100, et 3 plus de 200 ! Chiffres considérables, mais il y a beaucoup plus important dans le sud des Etats-Unis ! Car ici l'esclavage constitue le fondement de l'économie de plantation.
Récolte de la canne à sucre (Anonyme) A Saint-Charles, où 126 des 191 familles blanches sont propriétaires d'esclaves et où l'on dénombre cinq esclaves pour un blanc, quels pouvaient être les sentiments de J. M. Paret face à l'esclavage, cette pecular institution si présente ? Son journal de 1853 est plutôt discret sur le sujet, à peine laisse-t-il deviner en quelques phrases sa sympathie pour les Noirs asservis : "Etre reconnaissant envers un prêtre est passé de mode, au moins dans cette paroisse où l'égoïsme et l'orgueil règnent dans presque toutes les classes, excepté chez celle qui est la plus méprisée et la plus maltraitée du genre humain", écrit-il à son père le 1er janvier 1853. (8) Dans l'ensemble son attitude est paternelle, réservée. Peut-être cette discrétion est-elle dictée par la position de l'Église qui n'est rien moins qu'ambiguë sur cette question. Au moment de la guerre civile, elle soutiendra la Confédération Sudiste, et l'un de ses plus éminents prélats, Auguste Martin - l'ancien curé de Paret à Baton Rouge - ira jusqu'à dire que l'esclavage "loin d'être un mal est un arrangement éminemment chrétien, grâce auquel des millions d'êtres passent de l'obscurité intellectuelle au doux éclat de l'évangile". Ronald Creagh qui cite cette phrase, ajoute : "Des masses d'esclaves se détournent du catholicisme et rejoignent ou fondent des Églises protestantes.’’ (9) Frederick Douglas ne disait pas autre chose : "...l'essor de la religion et l'essor du commerce d'esclaves vont main dans la main. La prison d'esclaves et l'église sont côte à côte. On entend en même temps dans la prison le cliquetis des fers et le grincement des chaînes, et dans l'église le psaume pieux et la prière solennelle..." (10) Il ne semble pas que Paret ait eu une opinion aussi tranchée que celle de Mgr Martin, ni qu'il ait soutenu chez les planteurs l'attitude que dénonce avec vigueur F. Douglas.
Mon Journal d’Amérique, p. 294 Quant à la presse locale, ses articles sont souvent sans nuances. Voici par exemple ce qu'écrit dans Le Meschacebé, le journal de la paroisse Saint-Jean-Baptiste, son rédacteur - qui est aussi celui de L'Avant-Coureur de Saint Charles - l'honorable Prudent D'Artlys, le 15 octobre 1854, sous le titre si évocateur "Voleurs de grands chemins ! Nous approchons des travaux de la roulaison et chacun sait que c'est le moment que les nègres choisissent généralement pour partir marrons. Ces coquins deviennent de plus en plus effrontés et dangereux. Ils volent et pillent partout et vont jusqu'à se transformer en voleurs de grands chemins. Il y a sur les limites des paroisses Saint-Charles et Saint-Jean-Baptiste un vieux et laid pacanier, que madame la crédulité publique a la conviction d'être la propriété de monseigneur Satan. Bien des vieilles négresses ne passent devant le pacanier enchanté du Diable qu'en faisant un grand signe de croix et, si nous voulions raconter tous les maléfices et enchantements qui, de notoriété publique, ont eu lieu en cet endroit, nous en aurions pour plusieurs jours. Quoi qu'il en soit, il paraît que les nègres marrons n'ont point la moindre peur de se cacher derrière ce terrible pacanier pour attendre et dévaliser les passants. » Une presse sans nuances et parfois très virulente, ainsi cet article du même auteur, dans le même journal, le 22 avril 1855 : "Les vols nocturnes. Depuis un mois environ, il ne se passe pas une nuit que des vols ne soient commis sur les habitations de notre voisinage. L'audace des nègres augmente quotidiennement et comme ils ne rencontrent aucun obstacle pour se livrer à leur honorable profession, ils volent... volent sans cesse. Tous les poulaillers ont été dévalisés, tous les jardins ravagés et plusieurs habitations ont de plus à regretter la perte de bœufs, vaches, moutons, etc... Les esclaves sont libres, entièrement libres de commettre tous les crimes la nuit. Le chemin public et les cours de nos habitations sont leur propriété aussitôt le soleil couché... Voici ce que nous conseillons de faire à tous nos amis et que nous ferons nous-mêmes. Nous le publions afin que les propriétaires de nègres voleurs en prennent bonne note. Nous tirerons à balle tout nègre qui s'introduira la nuit dans notre cour et nous appliquerons 50 coups de fouet à tout nègre que nous trouverons rôdant chez nous pendant le jour... La loi du lynch est aujourd'hui indispensable pour faire rentrer les esclaves dans le devoir. Ces coquins travaillent ordinairement par bandes de 2 ou 3. Eh bien, qu'une de ces bandes soit prise en flagrant délit et exécutée sommairement, cela fera un exemple pour les autres." Quelques Français. A Saint-Charles, en 1850, le nombre des résidents nés en France est très faible. Ils ne sont que vingt-deux : dix-huit hommes, deux femmes et deux enfants. La plupart des adultes ont quarante ans et plus, et six d'entre eux sont propriétaires d'esclaves ! Le docteur Allain en possède 9, son confrère le docteur Lestrade 3, le boulanger Rizan 8, et l'avocat Chaix 13 ! L'esclavage n'est donc pas l'apanage exclusif des seuls planteurs ! Première Année à Saint-Charles Quand le 19 décembre 1848, J. M. Paret ouvre pour la première fois les portes de son église, c'est une paroisse prostrée qu'il découvre. Depuis une semaine une épidémie sévit dans les plantations. "Le choléra y exerce ses ravages d'une manière plus ou moins violente depuis le 12 décembre dernier, écrit Mgr Blanc, le 19 mai 1849, au conseil central pour l'Œuvre de la propagation de la Foi de Lyon, de Baltimore où il reçoit, dit-il, des nouvelles tristes et affligeantes de la Louisiane et des débordements du Mississippi, plusieurs plantations sont inondées jusqu'à quarante lieues en amont de la Nouvelle-Orléans." (11) La maladie ne désarme pas pendant plusieurs mois. Choléra, inondations, fièvre jaune, vont se relayer au cours de l'année 1849 qui sera une année bien noire ! Dans sa lettre du 19 mai, Mgr Blanc ajoute :"Les désastres occasionnés par l'inondation sur tout le territoire du fleuve au nord de la Nouvelle-Orléans seront immenses, outre la récolte de l'année qui sera perdue entièrement, il y aura des travaux immenses pour refaire les digues emportées et un très grand nombre ne pourront que préparer de nouveaux plans de canne à sucre pour la récolte de l'année prochaine. L'avenir est sombre..." Lors de cette première année à Saint-Charles, Paret vivra des jours difficiles. On peut lire dans son journal, les monstrueux ravages que peut occasionner le vomito negro, la fièvre jaune. Apparue en Louisiane sous la forme endémique à la fin du XVIIIe siècle avec le développement des échanges commerciaux elle fera entre 1840 et 1860 : 50000 victimes. Dans cette région, qui est alors considérée comme l'une des plus insalubres des Etats-Unis, l'épidémie revient quasiment chaque année. Et elle sévit pendant six à huit semaines, avec plus ou moins de force. C'est une maladie terrifiante, avec laquelle les habitants ont appris à vivre. Et si les Noirs et les Créoles sont dans l'ensemble immunisés, les nouveaux arrivants, Américains ou Européens, sont des victimes potentielles. Quelques mois plus tard, le 20 octobre 1849, Etienne Rousselon dans une lettre adressée au secrétaire de la Propagation de la Foi à Lyon, brossera, lui aussi, un très sombre tableau de la situation : "Vous connaissez déjà tous les fléaux dont notre infortunée Louisiane a été frappée pendant le cours de cette année. Le choléra a sévi depuis l'hiver et surtout à deux époques d'une manière bien terrible, deux de nos prêtres sont morts de cette maladie dans notre diocèse. Notre fleuve le Mississippi s'est élevé à une hauteur inusitée et s'est maintenu à cette élévation menaçante pendant plusieurs mois, rompant les digues, inondant les campagnes et détruisant ainsi les récoltes. Un tiers de La Nouvelle-Orléans est resté submergé pendant plusieurs mois, il y avait deux ou trois pieds d'eau dans toutes les rues, la fièvre jaune est venue ensuite ajouter à tout cela l'effroi de son apparition…" (12)
Rupture de la levée (Anonyme) Paret et ses Paroissiens Joseph M. Paret dès son arrivée à Saint-Charles s'était installé dans la maison presbytérale, entre Little Red Church et Destrehan Plantation, en compagnie d'un couple de domestiques originaires de Franche-Comté : François Henriette comme sacristain, et sa femme Jeanne comme maîtresse de maison et gouvernante. Très régulièrement il accueille chez lui de jeunes garçons afin de faire leur éducation. A la lecture des courriers que J. M. Paret adresse à l'évêché de La Nouvelle-Orléans, et de son Journal d'Amérique, il apparait que les fidèles de la paroisse Saint-Charles ne soient pas très empressés pour assister aux offices religieux : "Je ne prêche ordinairement que le dimanche, et encore quelquefois suis-je obligé de me taire pour ne pas prêcher aux murs et aux planches", se désole le curé de Little Red Church ! (12e lettre, 15 janvier 1853)
Vignette extraite de François Bourgeon, La Petite Fille de Bois-Caïman, p.15. Dans cette bande dessinée l’auteur met en scène Jeanne et François Henriette, le père Paret et Zabo, l’héroïne de la fiction, dans le salon du presbytère de Red Church (cf. l’aquarelle de Paret) Il est vrai que pendant au moins six mois de l'année, d'octobre à mars, les travaux sur les plantations commandent et ne laissent que peu de loisirs aux ouvriers agricoles, notamment aux Noirs. Quant aux Créoles, ils ne pratiquent pas leur religion comme le souhaiterait leur pasteur : "il faut si peu de choses pour empêcher nos dévotes louisianaises d'assister à la messe ! Pour un dîner ou un bal on se gêne si peu, mais pour l'audition de la messe, on ne comprend pas quelle obligation il y aurait d'aller se morfondre". (12e lettre, 15 janvier 1853) Les Créoles ! Paret ne les aime pas et n'est pas tendre à leur égard : "Des corps sans âme et dont le suprême bonheur pour le très grand nombre est de bien manger et faire pis encore ! Leur cœur affadi par tous les plaisirs de la chair et de la volupté, leur a été arraché pour être placé dans la partie la moins noble de l'homme !" (1e lettre, 10 janvier 1853) Paret, dans sa correspondance, reviendra souvent à la charge : "Ils veulent de grands honneurs... combien il serait plus sage d'être plus modeste et surtout de ne point s'élever au-dessus de ses moyens." (18e lettre, 28 janvier 1853) Et encore : "Nés dans un prétendu bien-être, leur fortune, dont ils ont la sottise de se pavaner, leur fait commettre bien des inconséquences que désavoueraient leurs nègres les moins intelligents et les plus disgracieux de la nature". (68e lettre, 15 juin 1853) Les relations ne sont donc pas toujours très bonnes, sauf exception, entre les planteurs de la Côte des Allemands et le pasteur. Ceux pour qui il a une tendresse toute paternelle, ce sont les Noirs, les esclaves "ces braves gens qui sont du reste ma presque unique consolation dans le saint ministère." (69e lettre, 17 juillet 1853) Les esclaves en effet ne l'oublient pas. Chaque dimanche ils lui apportent des quantités de "petits cadeaux" : fruits et légumes de leurs potagers, produits de leurs élevages, de leur chasse ou de leur pêche : "Mes nègres n'ont pas oublié d'apporter leur dîme au curé... Pour être Noirs, je connais bien des Blancs qui n'ont pas une âme aussi belle, ni un cœur aussi noble !" (65e lettre, 15 mai 1853) Paret et ses activités Little Red Church n'est pas très éloignée de La Nouvelle-Orléans. Cette proximité rend plus faciles les relations de la paroisse avec l'évêché. Paret voit régulièrement Mgr Blanc et son vicaire général l'abbé Etienne Rousselon, il entretient également de bons rapports avec ses confrères, l'abbé Chambost de Plaquemine et l'abbé Caretta. Au retour d'une visite à ce dernier à la Terre-aux-Bœufs, dans la paroisse Saint-Bernard, Paret écrit à son père : "Je préfère bien ma solitude, au moins à Saint-Charles je ne suis point au milieu des bois, des bayous et des étangs !" (68e lettre, 27 juin 1853) Pour meubler ses heures de loisirs le "solitaire" de Saint-Charles ne manque point de ressources ! Il y a tout d'abord ses paroissiens, qu'il reçoit souvent au presbytère, mais très curieusement, au sujet de ses rencontres, il avoue : "Personne moins que moi ne tient moins à ces sortes de visites qui me mettent d'ordinaire malade, à cause du temps qu'elles dérobent à mes occupations !" (69e lettre, 5 juillet 1953) L'une de ses occupations touche à la nature. Fidèle à ses origines rurales, par goût et par nécessité, il a transformé son presbytère en exploitation agricole : potagers, vergers, prairies, cultures de maïs, d'avoine ou de trèfle rouge, animaux de ferme sont l'objet de ses soins attentionnés. Dans son Journal, il donne mille et un détails sur la conduite de son domaine que l'on devine être de belles dimensions ! "La seule culture du maïs, dit-il, couvre une surface de trois arpents." Et à son voisin de Destrehan Plantation, le juge Rost, il vend quatre arpents de terres agricoles. C'est dire l'importance des propriétés de l'Église dans la paroisse et la relative prospérité du curé. D'ailleurs nombreux sont les convives, qui chaque jour se pressent autour de sa table bien garnie, à bénéficier de cette aisance ! Car aux fruits des jardins de la cure, s'ajoutent les libéralités des esclaves, les produits de la pêche : écrevisses, anguilles, carpes et autres... sardines (?), et ceux de la chasse. Car l'abbé Paret aime chasser, moins toutefois que son bedeau, François Henriette qui, semble-t-il, consacre plus de temps à courir les marais et à "gaspiller la poudre de son curé, qu'à remplir son office de sacristain !" Certes la tentation est grande car les berges du Mississippi et les cyprières sont giboyeuses ; elles regorgent de sarcelles, bécasses, grives, grues, moqueurs et autres passerines, perdrix et poules d'eau ! L'autre passion de J. M. Paret c'est l'ornithologie. Les rives du fleuve, les bayous, les marais à l'entour de Little Red Church, lui sont un terrain de découverte et un champ d'expérimentation quasi illimités qui réservent parfois de belles surprises. A son frère Eugène, à qui il dépeint avec la précision du naturaliste un spécimen de canard que lui a apporté son sacristain, il écrit : "Si je suis le premier ornithologue qui ait fait la description de ce beau palmipède, je veux en souvenir de toi, qu'il porte désormais ton nom, celui d'Eugenius avec l'épithète de "non-pareil". (37e lettre, 29 février 1853) D’ailleurs son carnet d'aquarelles montre quelques beaux croquis d'oiseaux de Louisiane. Paret, ainsi, se situe dans la tradition de ces français du XIXe siècle fortement attirés par les sciences de la nature, qui étudient le milieu naturel du nouveau continent. En 1857, devait le rejoindre en Louisiane Auguste Barthélémy Langlois, un de ses confrères, un "pays" natif de Chavanay qui allait devenir un éminent spécialiste de la flore Louisianaise ! Il y a aussi les journaux, que Paret lit avec attention : Le Courrier de la Louisiane, Le Phare de New York, Le Tablet, Le Propagateur Louisianais, Le Propagateur Catholique, et les gazettes locales : L'Abeille, Le Meschacebé et L'Avant-Coureur de Saint-Charles. Tous ces journaux lui sont source de réflexion, et il n'hésite pas à les envoyer à sa sœur et à ses frères en leur recommandant la lecture des articles qu'il juge les plus intéressants ! Quant à l'écriture, elle est pour Joseph M. Paret une source de plaisir, mais aussi un exercice nécessaire. On le ressent avec force à la lecture de son Journal. Elle lui est un moyen privilégié de rompre sa solitude et de ne pas se couper de ses racines. Ces relations épistolaires, quotidiennes, avec l'un ou l'autre des membres de sa famille, sont à la fois de véritables conversations et occasions de continuer à pratiquer la langue natale ! Même si, parfois, il lui arrive d'être à court d'imagination : "Quand on a passé quatre ans ici, on ne sait plus en vérité sur quoi exercer sa plume", écrit-il à sa sœur. (14e lettre, 20 janvier 1853) Mais il est d'ordinaire plutôt disert, quelquefois prolixe. Il écrit avec facilité et aime à montrer son érudition en émaillant ses lettres de citations latines ou grecques. Les Frères Auguste et Eugène, et le cousin Antoine. A maintes reprises il exprima à ses frères restés à Pélussin le vœu de les voir un jour s'établir dans son Eldorado ! Il écrit à Auguste le 9 mars 1853 : "Ce malheureux attachement que vous avez tous pour le pays, sera cause que vous ne ferez jamais qu'en vivoter de jour en jour. Si comme tant d'autres vous aviez su vous secouer un peu et essayer à voler de vos propres ailes, aujourd'hui vous pourriez déjà vous retirer avec une honnête aisance." (42e lettre, 9 mars 1853) Quelques années plus tard, Auguste et Eugène répondront à ses insistants appels. Auguste, âgé de 45 ans, Marie Goutaray, sa femme, âgée de 30 ans, et leur petite fille Irma, font vers 1857, le voyage de La Nouvelle-Orléans. Ils s'installent non loin de Little Red Church. Joseph M. Paret, dans deux de ses aquarelles, nous dépeint leur habitation : une modeste ferme sur une propriété de « deux arpents de face au fleuve et ayant 40 arpents de profondeur. » Auguste meurt à Saint-Charles, le 13 février 1863, quelques mois seulement après la naissance de son troisième enfant. Sa veuve, Marie Goutaray, se remariera le 8 octobre 1864 avec son beau-frère Eugène, avec qui elle aura encore un garçon Marie-Alfred.
Eugène, le benjamin des fils Paret, a rejoint la Louisiane peu après après son frère Auguste. Il est sur la liste des passagers qui le 17 novembre 1857, débarquent à La Nouvelle-Orléans du Gutemberg en provenance du Havre. Il est accompagné d'un autre membre de la famille, sans doute un cousin, Antoine.
La présence en Louisiane de cet Antoine Paret, auprès d'Auguste et d'Eugène, aura constitué l'une des surprises de cette étude, car à Pélussin le souvenir de son émigration avait disparu des mémoires. En effet, contrairement à ses deux cousins, Antoine s'établira définitivement en Louisiane et y fera souche. Né à Pélussin le 22 mars 1827, fils de Jean Paret et de Marie Chabert, il épousera le 11 juin 1862 à Opelousas dans la paroisse Saint-Landry une fille du pays, de dix ans sa cadette : Zélia Fusilier. Antoine et Zélia Paret paraissent avoir toujours vécu au cœur du pays acadien, à Opelousas, l'ancien comptoir commercial des Français et des Indiens Appalousa ; puis à Chataignier dans la paroisse Evangéline, non loin de Mamou la capitale de la musique cajun traditionnelle ; et enfin à Port Barre dans la paroisse Saint-Landry, où Zélia Fusilier meurt en 1903. Antoine mourra en 1912 à Chataignier. (13) Jusqu'à la fin de sa vie, sa famille de Pélussin lui donnera régulièrement des nouvelles de la parenté, des amis, et du pays. Ses descendants, établis à Lafayette et à Denham Springs, ont conservé précieusement cette correspondance et de nombreuses photographies de cette époque, ils ont aujourd'hui renoué avec la branche familiale de Pélussin. La vie d’Auguste et d’Eugène installés à Saint-Charles, près de leur frère, fut celle de petits fermiers qui, à force de travail et de privations, économisent sou par sou pour se constituer un petit pécule. En 1864 (Auguste est décédé l'année précédente) ces économies atteignent 8942 piastres (dollars), ainsi que l'atteste un billet daté du 6 avril 1864 et signé par le Consul de France à La Nouvelle-Orléans. L'argent est expédié en France. Mais dans tout le Sud c'est la guerre civile, et ce capital en "papier monnaie dit billet confédéré" ne servira jamais : "Les assignats qui circulent ici n'ont aucune valeur hors de notre malheureux pays", (14) écrit Mgr Odin. Le trésor inutile, vieillira oublié au fond de quelque tiroir dans une maison du pélussinois. Au temps de la guerre civile Pendant quatre longues années, de 1861 à 1865, la guerre civile sévira dans le Sud, et mettra à feu et à sang la totalité des états esclavagistes. Le clergé de Lyon fut, régulièrement, tenu informé, grâce aux courriers que Mgr Odin parvint à adresser au Conseil central de Lyon pour l'Œuvre de la Propagation de la Foi, de l'évolution de la guerre et de ses conséquences pour les paroisses de Louisiane. "La guerre acharnée, qui désole le Sud, cause un grand malaise dans tout le pays. La misère augmente rapidement et il nous est difficile de prévoir la fin de ce conflit désastreux... Le blocus déclaré peu de jours après mon arrivée (Jean-Marie Odin fut évêque de Galveston au Texas, avant d'être nommé le 17 Juin 1861 au siège de La Nouvelle-Orléans, qu'il rejoignit à la fin du mois de juin), a tellement paralysé les affaires que la misère est devenue grande. Le nombre des familles indigentes est innombrable. Les habitants sont, en outre, obligés de subvenir aux frais de la guerre par des dons volontaires ou contributions forcées." (15) "La guerre a ruiné cet infortuné pays, la misère y est à son comble. Les habitants sont dépouillés de tout ce qu'ils possédaient. (16) " "La Louisiane a été complètement ruinée par la guerre sauvage qui désole l'Amérique. Il faudrait un Jérémie pour tracer le tableau de sa décadence et de ses souffrances. La Nouvelle-Orléans naguère si populeuse est assise dans la solitude depuis le commencement des hostilités. Le blocus avait anéanti son commerce, des milliers de familles restèrent alors sans emploi et tombèrent peu à peu dans l'indigence." Photographie d’Andrew D. Lytle, Lifetime’s Devotion, 1857-1917, LSU Libraries, 1999. Le départ des pères et fils pour la guerre a laissé une multitude de femmes et d'enfants. Ils étaient souvent l'unique soutien de leur famille. Prise par l'ennemi cette malheureuse ville a vu sa misère croître de jour en jour. On dirait que les vainqueurs étudiaient toutes les malices imaginables pour s'enrichir de ses dépouilles. Il paraissait tous les jours de nouvelles ordonnances plus humiliantes et onéreuses les unes que les autres. La moindre infraction à ces édits était punie d'une amende pécuniaire, de la prison dans les forts, ou même de l'exil. Les nègres ont été encouragés à quitter leurs maîtres, plus tard on les a enrôlés dans l'armée. Que de maisons et de terres confisquées, que de mobiliers saisis et vendus à l'enchère ! Il y a quelques mois, presque tous ceux qui avaient refusé de prendre le serment d'allégeance, hommes, femmes et enfants, furent expulsés de la ville et condamnés à aller chercher un asile dans l'Alabama. Ils ne pouvaient emporter avec eux que la modique somme de 50 piastres, leur linge de corps et des provisions pour quelques jours. Quel spectacle déchirant de voir l'élite de notre société arrachée forcément au lieu de leur naissance et condamnée à prendre la route de l'exil ! A peine ces malheureux avaient-ils franchi le seuil de leur porte, que l'autorité militaire s'emparait du mobilier, de l'argenterie et de la maison elle-même. Si quelques membres de la famille n'étaient pas compris dans l'acte de proscription, ils devaient se procurer un logement ailleurs. Nous avons perdu tous nos hommes les plus respectables et nos familles les plus chrétiennes. De nouvelles figures, de nouveaux caractères, se montrent à chaque pas dans les rues. Nos plus riches campagnes ont été également envahies par l'armée et partout où les soldats ont pu pénétrer, règne la désolation. Grand nombre de maisons ont été livrées aux flammes. Les résidences ont été pillées. Les meubles que l'on ne pouvait emporter ont été détruits à coups de hache. Coton, sucre, chevaux, mulets, bœufs, chariots, rien n'a échappé à l'avidité du soldat. Les clôtures même des champs ont été renversées et détruites. Les récoltes seront donc perdues. Plus de mille nègres, enlevés à leurs maîtres, ont dû suivre l'armée malgré leur désir de rester sur l'habitation à laquelle ils appartenaient. Ces pauvres nègres, hommes, femmes et enfants amoncelés pêle-mêle, souffrent beaucoup et meurent rapidement. La marche des troupes fédérales nous rappelle les horreurs des guerres des Vandales… Notre position est très critique. Nous sommes surveillés de près. Je vous prie de ne pas publier les petits détails contenus dans cette lettre. Ils me compromettraient." (17) Tel est donc le sombre tableau que dresse le prélat de Louisiane. On imagine dans quel triste état devait être la région tout autour de Little Red Church. Tous les habitants de Saint-Charles eurent à pâtir de ces dramatiques événements, qui n'épargnèrent certainement point Joseph M. Paret et ses deux frères. Comme partout ailleurs les grandes plantations furent dévastées, et celles dont les propriétaires avaient été par trop impliqués dans la lutte contre l'Union furent confisquées. Les propriétés, ruinées par la guerre, se vendaient à des prix dérisoires. Ce fut le cas, par exemple, de Prospect Plantation, l'ancienne habitation d'Edgard Labranche. L'Avant-Coureur de Saint-Charles du 16 mars 1867 cite, sans la nommer, le cas de cette plantation de 1860 acres située à 28 milles de La Nouvelle-Orléans, qui produisait avant la guerre des récoltes de 500 000 dollars et qui fut vendue le 8 janvier 1866 pour 49 500 dollars. Enfin malgré les pressions qui s'exerçaient sur eux, certains propriétaires continueront à faire de la résistance, tel celui de Good-Hope qui refusera que les affranchis se réunissent chez lui ! Le conflit fratricide laissa le Sud exsangue. En perdant la guerre, celui-ci perdit les fondations de son économie qui reposait entièrement sur l'esclavage. L'industrie du sucre qui atteignit des sommets de production au début des années 1860, déclina peu à peu, malgré les espérances de certains : "Saint-Charles avait en 61-62, 84 sucreries en activité, et en a aujourd'hui 29. La récolte de sucre a été en 61-62 de 18191 boucauts, et en 70-71 de 5527 boucauts seulement", note l'Avant-Coureur du 9 septembre 1871. Le même journal constatait le 23 mai 1868 : "il ne restait en 1868 qu'environ 200 plantations sucrières sur les 1291 que comptait la Louisiane en 1860. Pour toutes les remettre en état il faudrait 30 millions de piastres." Prospect Plantation
Planche et commentaire extraits de Plantations by the River, p. 76,77 LE RETOUR AU PAYS Une page désormais était tournée, antebellum avait vécu, prenait place, déjà, au rang des souvenirs. A Saint-Charles, Joseph M. Paret qui après tant d'années passées en Louisiane, commence à songer à son retour, a la douleur de perdre au mois de mai 1966 son sacristain François Xavier Henriette. Cette disparition, qui survient après celle de son frère Auguste, trois ans plus tôt, le confirma sans doute dans son désir de revenir en France. Joseph M. Paret ne verra point tous les changements qui, au lendemain de la guerre, allaient transformer la vie dans le Sud. Il quitte l'Amérique, à la fin de l'année 1869, au moment où les Etats-Unis s'apprêtent à vivre le plus prodigieux des essors économiques. Déjà un premier chemin de fer transcontinental relie la Côte Est au Pacifique. D'autres suivront qui ouvriront toutes grandes les portes de l'Ouest. Jusqu'à la fin du siècle, onze millions et demi d'Européens, séduits par la promesse d'une vie meilleure, traverseront l'Atlantique pour participer à ce développement sans précédent. En Louisiane, où l'on s'efforce d'oublier la guerre, la vie se réorganise sur de nouvelles bases et avec un peuple Noir libéré du joug. Et son émotion est sans doute grande quand il adresse à son frère un suprême adieu. Auguste, qu'il avait convaincu de venir chercher, sinon la fortune, du moins un peu d'aisance, et qu'il laisse dans le vieux cimetière. Et c'est le cœur bien lourd, partagé entre la joie de revoir bientôt les siens, et la tristesse de laisser tant d'amis et de souvenirs, qu'il quitte son presbytère. Dans le port de La Nouvelle-Orléans, l'épaisse forêt de mâts des grands voiliers au long cours s'est éclaircie. Plus nombreux sont les navires à vapeur transocéaniques à mêler leurs fumées à celles des steamboats. Leurs panaches obscurcissent l'horizon du plat pays sur lequel le vieux prêtre jette un dernier regard. "J. M. Paret, ci-devant curé de Saint-Charles et M. et Mme Eugène Paret sont partis la semaine dernière de La Nouvelle-Orléans, pour le Havre, à bord du steamboat Frankfort", note laconique L'Avant-Coureur de Saint-Charles du 30 octobre 1869. Deux semaines plus tard ils verront enfin les côtes de France, et bientôt leurs montagnes du Pilat. Leur sœur Marie et leurs frères Henry et Claudin sont là pour les accueillir. Leur père est décédé quelques mois plus tôt à l'âge de 85 ans. A Pélussin Joseph M. Paret retrouve le quartier des Croix et la nouvelle église Saint-Jean. Celle-ci achevée en 1845 peu de temps avant son départ pour les Missions, avait été l'objet pendant plusieurs années de vives querelles entre les fidèles des différents quartiers de Pélussin. Un quart de siècle plus tard, en 1869, quelques vieilles rancœurs subsistaient toujours ! Le bourg s'est doté depuis peu d'un bel hôpital moderne. De nombreuses "fabriques" se sont installées sur les cours du Régrillon et de la Val-en-Scize, et une cinquantaine de moulinages pour la soie utilisent la force des deux rivières. Le corollaire de cette industrialisation et du développement d'une main-d'œuvre ouvrière, c'est l'apparition de rapports sociaux nouveaux. Pour la première fois à Pélussin des mouvements de grève apparaissent, chez les ouvriers en soie. Joseph M. Paret s’éteint le 2 août 1872, à son domicile des Croix. Il avait 65 ans. Avant de mourir il avait réparti entre ses neveux et ses nièces les souvenirs et les objets rapportés de Louisiane. A Irma, le bel album des aquarelles peintes sur la Côte des Allemands ; à Marie-Joseph le Journal d'Amérique ; aux uns et aux autres les diverses photographies de famille prises à La Nouvelle-Orléans - ces mêmes photographies que l'on retrouve, en Louisiane, chez les descendants du cousin Antoine. Marie-Alfred conservait en outre l'inutile trésor de billets confédérés. PASSE LE TEMPS... En 1877, au cours d'une crise de démence, un homme mettra le feu au presbytère de Saint-Charles. La maison curiale et les archives paroissiales seront entièrement détruites, et le souvenir du séjour de Joseph M. Paret pour longtemps effacé. Quelques années plus tard, le Mississippi emportera une partie du vieux cimetière. Little Red Church rongée par les termites menace ruine, la petite flamme rouge s'éteindra définitivement en 1921. Aujourd'hui la population de Saint-Charles dépasse les 45 000 habitants. Les rives du fleuve se sont industrialisées. Usines et raffineries ont remplacé les plantations. Une voie rapide traverse les anciens champs de canne à sucre. Une autre longe le fleuve dont les levées ont été rehaussées. Depuis 1983, un pont, le Hale Boggs Bridge franchit le Mississippi à la hauteur de Little Red Church. Quelques belles propriétés, Destrehan, Ormond et sur la rive droite Homeplace continuent à témoigner des fastes antebellum. Dans le cimetière de Saint-Charles Borromée quelques tombes demeurent. Pour sceller la mémoire d'un passé qui ne veut pas mourir. A Pélussin, grâce aux aquarelles de Paret, les maisons de plantations disparues n'en finissent plus de se mirer dans les eaux du ‘’vieil Al’’. Les aquarelles Le second témoignage laissé par Joseph M. Paret est un document rare, exceptionnel. On peut imaginer qu’il a conçu ce carnet à dessins, qui comprend 53 aquarelles, comme un journal intime, visuel celui-ci, un aide-mémoire très personnel. Sur les 53 aquarelles 28 intéressent particulièrement l’histoire louisianaise. Notre regard indiscret s’est posé un siècle et demi plus tard sur ces images d'une Louisiane, mythique pour certains, honnie par d'autres car foncièrement esclavagiste. Elles font partie aujourd’hui, en bonne et juste place, du patrimoine louisianais. Paret apparait comme un témoin unique et incomparable de la vie rurale et sociale et la culture créole ante-bellum de la Louisiane, ce sont les louisianais qui l'affirment, universitaires, historiens, ou simples citoyens, tous subjugués par ce qu'il leur révèle de leur passé. « Art, architectural, and landscape historians, anthropologists, and all others interested in the culture of the South will remain in his debt for decades to come. Father Paret has provided for us a fresh view of social activities, plantations layouts, buildings types, fences and garden types, interiors, and costumes for an entire parish in South Louisiana in those important years before the Civil War. » (18) « As specimen of naïve or folk art, these drawings are significant. As documents of cultural history, however, they are invaluable records of America’s Creole heritage in the lower Mississippi River Valley… » (19) « … they constitute the single most valuable visual source for documenting the nineteenth-century plantation landscape in the lower Mississippi region. » (20) Le non-conformisme de ses représentations, le choix de ses sujets, son sens aigu de l'observation, la justesse de son trait, son travail d'aquarelliste (malgré parfois un dessin et un trait naïfs) leur sont en effet un merveilleux miroir où se reflètent des pages peu connues, et une vision inédite, de cette période de leur riche histoire. Paret montre des vues d'ensemble de la paroisse : Little Red Church, le presbytère et les maisons de plantations. Paret a dessiné les paysages, les architectures, les intérieurs des maisons ; il a saisi la vie quotidienne avec une grande précision. Il représente fidèlement les paroissiens devant l'église, les planteurs et leurs familles devisant dans les jardins d'agréments, des hommes retirant du bois flotté du Mississippi, des esclaves sur la batture, vaquant à leurs occupations dans les quartiers réservés, ou travaillant dans les champs. L'originalité de Paret réside dans son ingénieuse utilisation de la perspective pour décrire en vues panoramiques les grosses exploitations sucrières qui bordent le Mississippi. Plantations-villages avec leurs multiples habitations, celles, luxueuses, des maîtres et celles de leurs régisseurs, les logements des ouvriers, les alignements de cases du quartier des esclaves, les innombrables dépendances, l'énorme bâtiment de la sucrerie, le jardin d'agrément en façade sur le fleuve et les immenses étendues où se cultivent la canne à sucre. Et sur le Mississippi, le Meschacébé, défilent les élégants steamboats à la parade rythmée par le staccato de leurs roues à aubes, et d’élégants voiliers le jabot gonflé, et encore d'innombrables et inconfortables flatboats chargés d'immigrés se rendant à La Nouvelle-Orléans, à Crescent City, leur ultime Eldorado. Ce sont les 28 aquarelles de Saint-Charles que Louisiana State University présente dans le livre Plantations by the River. Elles ont justifié pour L.S.U. une édition bilingue franco-anglaise diffusée en Amérique du Nord et dans la communauté francophone. Le livre a été accueilli avec enthousiasme en Louisiane et par les historiens, il a reçu le Humanities Book of the Year 2003 décerné par Louisiana Endowment for the Humanities. Depuis leur publication en 2001, les aquarelles ont suscité, en Louisiane et au-delà, de nombreux articles dans la presse ou dans des revues (cf. ci-après l’article d’Arkansas Review), elles ont été copiées dans d’innombrables publications. Elles ont même inspiré un auteur de bandes dessinées, dans La Petite Fille Bois-Caïman de François Bourgeon un épisode se déroule à Little Red Church et met en scène le père Paret ! (21)
Vignette tirée de François Bourgeon, La Petite Fille de Bois-Caïman, p.18, une improbable rencontre entre Zabo et le père Paret Arkansas Review – vol 34 – April 2003 – n°1 A Journal of Delta Studies Arkansas State University
Notes Mes recherches ont notamment bénéficié des ressources, en France de l’Office Pontifical des Missions à Lyon (O.P.M. Lyon), en Louisiane : des archives de l’archevêché de La Nouvelle-Orleans, des archives de University of Notre Dame, Indiana (U.N.D.A.), des archives micro-filmées des journaux de Saint-Charles et de La Nouvelle-Orléans, des compétences et de l’investissement du professeur Jay D. Edwards de Louisiana State University (L.S.U.) qui a porté le projet d’édition en Louisiane, et de Robert D. Landry, décédé aujourd’hui, pour qui j’ai une grande et affectueuse reconnaissance. Bob m’a accompagné et soutenu dans ce travail pendant 18 ans, il fut un correspondant, un chercheur et un documentaliste d’une rare efficacité 1. Saint-Charles Herald-Guide, du 23/09/ 1993, Pat Bacot est cité par Patrick Yoes. 2. Le Propagateur Catholique, du 27/11/1847, journal édité par le diocèse de La Nouvelle-Orléans. 3. Paret à Mgr Blanc, 24/01/1848, U.N.D.A. 4. Martin à Rousselon, 15/05/1848, U.N.D.A. 5. Paret à Rousselon, 22/05/1848, U.N.D.A. 6. Paret à Rousselon, 29/05/1848, U.N.D.A. 7. Les renseignements relatifs aux recensements de 1850 et de 1860 cités ici, sont extraits de : Les Voyageurs, publication de The German-Acadian Coast Historical and Genealogical 8. J.M. Paret : Mon Journal d'Amérique, 1ère lettre, 01 janvier 1853. Toutes les citations des lettres de Paret à sa famille sont extraites du Journal d’Amérique, la référence n’est plus rappelée par la suite. 9. Ronald Creagh : Nos cousins d'Amérique, Payot, Paris, 1988, p. 333. 10. Frederick Douglas : Narative of the Life of F.Douglas an American Slave written by Himself, Boston, 1845, Maspéro, Paris 1980, p. 111. 11. O.P.M. Lyon, lettre n° F 02825, du 19/05/1849. 12. O.P.M. Lyon, lettre n° F 02826, du 20/10/1849. 13. Communications de Nedra Kerin de Lafayette, et Mike Miller de Denham Springs, descendants d’Antoine Paret. 14. O.P.M. Lyon, Mgr Odin, lettre n° F 02858, du 30/04/1864. 15. O.P.M. Lyon, Mgr Odin, lettre n° F 02850, du 28/02/1862 16. O.P.M. Lyon, Mgr Odin, lettre n° F 02853, du 22/12/1862. 17. O.P.M. Lyon, Mgr Odin, lettre n° F 02855, du 20/07/1853. 18. H. Parrot, Jay D. Edwards et Suzanne Turner, An analytical appreciation, Plantation by the River, p. 3 19. idem, p. 9 20. idem, p. 10 21. François Bourgeon, La Petite Fille Bois-Caïman, Edit. François BOURGEON & 12 |