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Les Brumes Du Pilat



L'intégralité du roman à succès tiré de faits réels








Ecrit par
Daniel Rouet
Préface de Jean Andersson






Juin
2022





Les Brumes du Pilat ©

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Du mÊme auteur :

 

 

Le Dernier Plongeon ©

Roman, 2006, à compte d’auteur

Ortiz

Roman 2016, Herdé Créations

 

 

 

 

 

 

 



Daniel Rouet

 

 

 

Les Brumes du Pilat

 

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Herdé Créations


Le code français de la propriété intellectuelle interdit les copies ou les reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article L. 122-4) et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.425 et suivants du Code pénal.

 

 

 

Crédits photo :

 

Première et quatrième de couverture : Thierry Crestan « Pixelman », Montage Herdé Créations.

 

 

 

 

© Herdé Créations, 2016

54 b, rue Salvador Allende – 38150 Salaise-sur-Sanne

http://www.les-brumes-du-pilat.com/

 

ISBN 978-2-9537556-0-2


À Guy Cartellier…


Avertissement

 

Ce récit est une fiction ; toute ressemblance avec des personnes connues ou ayant existé ne saurait être que fortuite.


 

 

Préface

 

 

                        Je me demande souvent si une préface est lue, et par qui… Ou plus exactement, ce qu’en attend l’auteur de l’ouvrage et le lecteur. À mon sens, l’auteur n’en espère que du bien, le lecteur, rien, car en réalité ce qui l’intéresse avant tout c’est l’ouvrage. Quand bien même il ne serait pas accompagné d’une préface, le lecteur ne s’en apercevrait même pas et ne s’étonnerait pas de son absence.

J’ai cherché dans mon Robert de poche la définition du mot « préface ». Elle tient en deux lignes : « texte placé en tête d’un livre et qui sert à le présenter au lecteur ».

Je vous présente donc « Les Brumes du Pilat », roman (ou polar pour être plus précis) de Daniel Rouet, un ami fidèle que je connais depuis des calendes, sinon grecques (les Grecs n’avaient pas de calendes), au moins du siècle dernier, le vingtième.

Ma surprise a été amusée lorsque Daniel m’apprit qu’il taquinait la plume (lorsqu’on est voisin du Rhône, je pensais que ce serait plutôt le goujon… encore que du goujon dans le Rhône…). Et bien non. Daniel a commis un premier ouvrage en 2006, « Le Dernier Plongeon » (Préfacé par Nicole Rieu qui, elle, prit son travail très au sérieux) et un deuxième trois ans plus tard. À lire donc. J’irais jusqu’à dire, à découvrir.

Je pourrais me contenter de ces simples mots et laisser le lecteur partir seul à l’aventure de cette histoire (ou énigme) qui, chez Daniel Rouet, encore cette fois, est inspirée de faits réels et tragiques survenus dans cette région du Pilat, pour lesquels la lumière fut assombrie par un silence étourdissant.

À chaque chapitre me reviennent en mémoire les interrogatoires dans les commissariats, reproduits sur une machine à écrire, grâce aux doigts de l’agent de  service… et puis, soudain l’auteur s’échappe et poursuit le cours de son roman en essayant de garder le fil conducteur intact dans sa logique impitoyable. Cela pourrait tenir du western à condition d’y ajouter un brin d’imagination quelque peu aventureuse.

Daniel Rouet s’entoure de personnages réels ou fictifs ainsi que de faits historiques, non pas pour noyer le poisson (au fait, y-a-t-il du goujon dans le Rhône ?), mais au contraire, pour ajouter selon la formule mille fois utilisée, l’utile à l’agréable.

C’est le seul conseil que je me permets d’adresser au lecteur. À Daniel je me garderais bien de lui signifier ni compliments, ni critiques et encore moins une opinion. Par incompétence et aussi parce que, dans le domaine de la création, on peut s’enrichir d’influences, mais en réalité, on est seul… de la plus belle des solitudes… avec soi.

Pour le prochain, Daniel Rouet, si tu tiens à une préface, adresse-toi à un écrivain, un vrai…

Au fait une préface n’est peut-être pas écrite pour être lue ?

 

                             Jean Andersson

 


 


 

Chapitre I

 

 

 

Région du mont Pilat, 20 mai 1987, 11h 20.

 

À

ux commandes de son appareil le lieutenant-colonel Rémy Dubreuil se sentait bien. Une douce quiétude l’envahissait peu à peu. Il gardait encore en bouche le goût du café pris à la base peu de temps avant son décollage. Le feulement de la tuyère du réacteur, au milieu de sa puissance, le rassurait. Ce sentiment d’invulnérabilité l’avait toujours habité dès lors qu’il prenait place dans le cockpit du Mirage.

 Cet appareil il le connaissait par cœur. Au Tchad, d’où il revenait, l’avion et lui avaient appris à s’apprivoiser mutuellement. Avec deux mille sept cents heures de vol ensemble, ils formaient un vieux couple. Cette énième sortie, c’était leurs noces d’or en quelque sorte !

 Il avait laissé Lyon à une minute à peine derrière lui et suivait maintenant le ruban argenté du Rhône qui scintillait en jouant à cache-cache à travers le tapis brumeux. Ce dernier se densifiait et enveloppait de plus en plus le Mirage, sans pour autant inquiéter outre mesure Rémy.

En pilote expérimenté, il avait satisfait aux difficiles épreuves de pilotage par conditions extrêmes. En patrouille au-dessus du Hoggar, il s’était même retrouvé coincé dans des vents de sable terribles et il s’en était sorti sans casser du bois, alors…

 Il obliqua très légèrement de trois degrés pour survoler le mont Pilat, massif montagneux situé au sud de Lyon, et rentrer à la base d’Istres point final de sa mission.

 « Allez "Piquette"   ça sent l’écurie, ma vieille ! »

 Au-dessous de lui, tapie sous l’épais matelas ouaté, il devinait la montagne. Figure de proue des hauts plateaux ardéchois, elle surplombait la vallée du Rhône du haut de ses mille quatre cent trente-deux mètres d’altitude. L’émetteur relais de télévision (TDF) prolongeait un de ses sommets en le coiffant de sa haute tour de 80 mètres d’une blancheur immaculée. Rémy connaissait bien le relief pour l’avoir survolé à maintes reprises. Il vérifia son altimètre. Il indiquait 8200 pieds. Jugeant la marge de manœuvre sécurisante, il entama son virage, immédiatement copié par les deux appareils  suiveurs qui avaient bloqué leur " Furet " Flying-Unlimited-Radar-Evolution-Technology (système de pilotage automatique dont l’armée de l’air française venait d’être récemment dotée) sur leur leader.

 C’est précisément ce système que les trois hommes avaient pour mission de tester. Le plan de vol était clair : Navigation à basse altitude pour déjouer les radars, formation serrée en patrouille d’interception, simulation de combat (la D.C.A du mont Verdun les avait  taquinés  peu de temps auparavant lors de leur survol  lyonnais). Le  nom  de code  de  leur  mission  était

" Euphonie ".

 Le chasseur s’inclina sagement à droite. Son pilote avait la sensation de conduire par les rennes une pouliche de course bien docile. Au travers de la verrière de son cockpit, où se réverbérait l’éblouissante clarté du soleil, il apercevait les Mirages accompagnateurs qui volaient en formation serrée. Ils évoluaient à travers les nuages dans un bel ensemble, éloignés d’à peine plus de 200 mètres les uns des autres. Leurs silhouettes dessinaient dans les airs un triangle isocèle d’une géométrie parfaite dont Rémy était le sommet, le fer-de-lance.

Sur ses flancs, à trois heures, entre deux volutes de brouillard, quand la visibilité le permettait, il pouvait presque apercevoir son ami Dautry qui l’épaulait et, à neuf heures, le sous-lieutenant Lambert, un jeunot de cinq ans son cadet qui fermait le triangle.

 Au-dessous d’eux, l’azur bleuté avait fait place à une purée de pois. Ils n’y voyaient plus à cent mètres. Le plafond s’abaissait de plus en plus. Au sol, il distinguait encore, quand les nappes de brume se diluaient, le patchwork des parcelles de terre. Géométries baroques et couleurs bigarrées s’y conjuguaient pour composer un tableau cubiste du plus bel effet.

Le lieutenant pensa alors qu’il faisait le plus beau métier du monde. Tout à coup le brouillard s’opacifia. Une pluie fine vint battre l’habitacle.

  « Quelle poisse, pesta Rémy, drôle de printemps ! »

 L’avion traversa une zone d’éclaircies. Ceint d’échardes de brumes qui s’effilochaient comme les fils de la laine sous le peigne du cardeur, du brouillard, le Pilat, émergea. Sur son flanc, plein sud-est, à mille trois cent soixante-deux mètres d’altitude voisinait le massif des Trois Dents. Une crête de pics en triptyque semblable aux crocs d’un chien.

La stupéfaction recouvrit de son masque de Gorgone le visage de Rémy.

  « Putain de Dieu ! Comment se trouvait-il là ? Ce n’était pas possible… »  Quelque chose clochait. Il n’aurait jamais dû se trouver si près, ni l’avion si bas !

 D’un des crocs, soudain, jaillit une lueur violente qui le surprit et l’aveugla. Mû par un réflexe conditionné, il détourna la tête. Presque immédiatement, un bip lancinant s’invita dans la cabine. En simultané, le témoin d’alerte rouge au centre de ses commandes clignota. Une onde froide lui parcourut l’échine. Ses yeux se révulsèrent. Ses muscles se tétanisèrent. Devant lui les appareils de contrôle s’affolaient. Il rectifia la position, sa main gauche interrogea la pleine puissance du turboréacteur SCEMA, rien ! Dans un basculement inexplicable en quelques dixièmes de secondes, l’avion était devenu incontrôlable. Il essaya toute la procédure de reprise en main, en vain ! Toute sa science du vol, toutes ses années à bourlinguer dans ce ciel devenu soudain inhospitalier ne lui servaient plus à rien.

 Il lui fallait prendre une décision et vite. La sueur lui perlait par tous les pores. La stupeur marquait son faciès d’une impression imbécile. Dans sa tête, engendrée par la pression des jets et la décélération, des milliers d’abeilles bourdonnaient. Des halos bleutés lui voilaient la vue. Il n’arrivait plus à trouver son souffle. Le masque d’arrivée d’air semblait engorgé. L’avion  continuait de piquer du nez, comme attiré vers le sol par une polarité  mystérieuse.

 Dans son micro, il hurla comme un damné à l’attention de ses coéquipiers : « Mayday… Mayday… Décrochez !   Décrochez ! Pour l’amour de Dieu… Décrochez ! »

 Rien. Aucun écho. Comme si les ondes étaient parties en vacances. Comme si le monde autour de lui n’existait plus. Il tira sur le manche en essayant de pousser le réacteur au maximum, palonniers à fond. Rien ne répondait. L’avion continuait à une vitesse effrayante sa tragique et inexorable inclinaison vers la terre. Le sol se rapprochait à vitesse grand V. Devant ses yeux exorbités, au travers du brouillard, il vit d’une manière diffuse le village se rapprocher, grossir, enfler démesurément.

 Il pouvait presque maintenant distinguer le toit des bâtiments, les deux églises, le viaduc. Ses doigts effleurèrent la commande de mise à feu du siège éjectable. Non ! Il ne pouvait pas faire cela. Il lui fallait attendre ; attendre encore, attendre le dernier moment.

 Du fond de sa mémoire, le manuel d’instruction ressurgissait, occultant de sa froide rigidité ses velléités d’autonomie. Il lui fallait éviter à tout prix le carnage, s’écraser au milieu des bois et avec un peu de chance…

 Cramponné au manche Rémy Dubreuil jouait son va-tout. C’était trop bête de finir là. En quelques poignées de secondes grappillées sur l’éternité, il revit toute son existence : l’école d’officier de Salon-de-Provence, le jour de l’obtention de son brevet, ses parents drapés de fierté, la cérémonie de son mariage, Nelly, le Tchad ! Encore vivant, mais déjà condamné. Dans sa mémoire un méli-mélo de souvenirs dansait une folle sarabande. Projetées au-devant de lui les images défilaient en accéléré. Dans l’habitacle, sa jeune épouse, la tête appuyée tout contre son épaule, dormait à présent à ses côtés. Il n’osait pas faire un mouvement de peur de la réveiller, il la trouvait craquante dans cette posture lascive, fragile, abandonnée. Le temps semblait comme suspendu au cadran d’un bonheur sans fin, immatériel. Il se revoyait, en août de l’année dernière, à la Garden party donnée à l’occasion des journées portes ouvertes de la base 112 à Reims.   Pendue à son bras, toute auréolée de la lumière diaphane du bel été, Nelly resplendissait. La fanfare de l’armée de l’air, bien à l’ombre sous les grands arbres du parc, accompagnait la fête de ses flonflons entrainants. De grandes tables, toutes de blanc nappées, étalaient en abondance victuailles et boissons. 

 Rémy se sentait bien. Anormalement bien. Un nuage de gaze noir drapa le soleil. Le paysage, pris en otage par un camaïeu de gris sordide, se délaya. Sous le souffle d’un vent fraîchement levé, une escadrille de gobelets en plastique traversa le ciel gris. Les grandes nappes blanches en perdition s’envolèrent à leur tour. Nelly, sans qu’étrangement il ne pût esquisser aucun geste pour la retenir, lâcha sa main. Sa vue se brouilla. Son rêve se perdit dans le fouillis luminescent des instruments de bord. Il plissa les paupières. Sa conscience, petit à petit, l’abandonnait. Un cerf-volant tricolore, rouge, orange et noir volait dans le ciel, tout à côté de lui. Venue d’on ne sait où, la voix de sa mère emplit le poste de pilotage et le sermonna :

  « Rémy ne monte pas si haut dans l’arbre. Laisse ce cerf-volant dans les branches, tu vas te casser la figure. »

 Dans la bulle de plexiglas qui composait (pour combien de temps encore ?) le cockpit, Nelly lui souriait. Jamais Mirage n’avait si bien porté son nom.

 Accompagné d’un hurlement apocalyptique, l’appareil amorça sa chute vertigineuse, entrainant avec lui, ses deux compagnons d’infortune. Au tout dernier moment Rémy réussit pourtant à cabrer légèrement l’appareil. Immédiatement, ses coéquipiers qui n’avaient apparemment pas réussi à déconnecter leur " F.U.R.E.T " l’imitèrent. Jusqu'à la dernière seconde il s’accrocha à ce fol espoir, autant qu’à son manche et à sa vie qui s’en allait. Une grande lumière blanche à l’intensité fulgurante lui brûla les yeux.

 Il était onze heures vingt et une sur l’écran radar de la tour de contrôle de la base du mont Verdun, le vol 758 n’existait plus.

 

******

 

 — Qu’est-ce que c’était ?

 — Mon dieu je ne sais pas ! On aurait dit un avion qui franchissait le mur du son.

À l’intérieur de la salle de restaurant, immobiles, tous leurs sens en éveil, ils interrogèrent le silence sourd de menaces qui venait de s’installer. Pierre Bonnardel, l’architecte affecté à la réfection de l’auberge, venu pour une réunion de chantier, jeta un regard au travers de la vitre. Une boule orange traversa son espace visuel.

« Un avion en feu sans doute ? »  pensa-t-il.

 Juliette Panel, la commanditaire des travaux, patronne du café restaurant “ L’Auberge de la Croix ” interrogea d’un rapide coup d’œil le carillon. Il indiquait onze heures vingt passées. Trois plaintes stridentes, décalées, déchirèrent le ciel. Simultanément, trois explosions se répercutèrent d’échos en échos jusqu’aux contreforts des montagnes. Elles étaient si intimement mêlées que leurs sons s’y engouffrèrent en une seule et même plainte lugubre.

  " Boum… Oum… Oum ! "

 Un grondement de tonnerre roula, enfla, envahit l’espace, traversa les murs, jusqu’à faire bourdonner leurs tympans. Pierre se jeta au-dehors, en renversant deux chaises au passage. Stationnée devant l’auberge, sa grosse BMW noire l’attendait. Le brouillard était dense, la pluie fine et froide. À quelques encablures en amont, au pied de la grande ligne droite qui montait au col, dominant les sapins, il aperçut trois langues de feu aux couleurs orangées qui s’élevaient vers le ciel. Enveloppées dans leurs ganses de brume, elles formaient à leur sommet trois champignons bleutés. Instinctivement, cette vision quasi surréaliste lui fit penser à une explosion atomique. La lueur diminua rapidement. Débauchés de leur travail, les maçons, abasourdis, leurs truelles à la main, envahissaient la route, cherchant à comprendre.

 — Fais gaffe Pierre ! recommanda Juliette qui était sortie sur le bas de la porte.

 — Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ?

 — Je ne sais pas moi, c’est étrange.

 — C’est tombé sur le crêt, là-bas. J’y file !

Sur les chapeaux de roue, la puissance berline démarra. Le Crêt en question n’était pas loin de l’auberge, quatre cents mètres tout au plus. Très rapidement, celui que l’on appelait familièrement "l’archi" fut sur les lieux. Ses yeux scrutaient l’épais brouillard, l’interrogeaient. Il roulait vitres ouvertes. Il arriva à proximité de la crête. Une odeur indéfinissable mélangée aux senteurs de résine des conifères parvint à ses narines. Au volant de sa voiture il descendit aussi bas qu’il put. Des débris de plus en plus nombreux jonchaient la route. Il jugea plus prudent de continuer à pied.

 Il tira le frein à main, se gara tant bien que mal, moitié sur la route, moitié sur la butte. Il emprunta le chemin du bois de Bancelle et courut de toutes ses forces, sentant que là-bas un drame s’était joué et que peut-être il pouvait se rendre utile.

 Pour gagner du temps il délaissa le chemin goudronné et coupa à travers bois. En cette fin de mois de mai, les fougères, abondantes, recouvraient d’un matelas verdâtre particulièrement dense l’intimité du sous-bois. À leur contact, il se trouva rapidement trempé jusqu’aux genoux.

 Il réalisa soudainement qu’il n’avait pas la tenue adéquate pour sa course champêtre. Les accrocs laissés sur son pantalon par les épines étaient si nombreux qu’il finirait en chiffon avant la fin de la journée. L’exaltation du moment le poussa à continuer sans plus se soucier de son apparence. L’heure lui semblait grave. L’odeur se faisait de plus en plus insistante. Soudain il l’identifia : c’était de l’essence !  Des vapeurs de carburant polluaient l’air pur et leur densité ne laissait rien augurer de bon quant à la suite des événements.

 Après avoir parcouru deux cents mètres environ, il arriva essoufflé en haut de la combe. En lisière du bois, essaimées ici et là, quelques fermes éparses trainaient leurs solitudes. Les prés pentus dégringolaient jusqu'à la route du col qui se perdait dans le brouillard.

 Un spectacle hallucinant s’offrit à lui. Pour un peu il se serait cru à Noël ! Les sapins étaient couverts de couleurs, comme s’il l’on avait vidé la hotte du vieux monsieur barbu, en un puzzle de milliers de pièces au-dessus du Pilat ! Trois coupes sombres et distinctes formant trois clairières artificielles zébraient la forêt. Dans leur sillage les arbres étaient éclatés, éventrés, déchiquetés.

 Stupéfait, il ne savait plus où donner du regard.

 Les pylônes électriques avaient été sectionnés. Leurs fils pendaient comme des guirlandes et crépitaient en lançant des gerbes d’étincelles. L’empennage d’un des avions s’était fiché en terre tel un soc de charrue au moment des labours. En contrebas, un morceau de carcasse se consumait. La roue d’un train d’atterrissage perchée au faîte d’un sapin témoignait de la violence du choc. À la lisière de la forêt, un morceau d’aile était resté suspendu dans les branches. Des amoncellements de ferraille entremêlés aux branchages arrachés jonchaient le sol : L’apocalypse de Dante!

 Au vu de l’importance des débris, il comprit qu’il ne s’agissait pas d’un avion, mais de plusieurs, deux, voire trois appareils.

 Soudain l’horreur le changea en statue de sel. Lové autour d’un pommier, le corps d’un des  pilotes gisait. Son premier réflexe fut de lui porter secours, hélas ! Il n’y avait plus rien à faire. D’une ferme voisine, il prévint la gendarmerie.

 

*******

 

 À Pélussin, dans la caserne des pompiers, Jacques Martin, « Jacky » pour les intimes, trompait son ennui en jouant aux cartes. Il n’aurait pas dû se trouver là, mais un mauvais rhume au début de la semaine l’avait contraint, fiévreux, à garder le lit. Célibataire endurci, il vivait seul. Confiné par la maladie dans son petit appartement au centre du bourg, il s’ennuyait. Les journées lui semblaient longues et le désœuvrement peu à peu le gagnait. Aucun sapeur ne se trouvant disponible pour assurer la garde de la caserne, il entreprit d’y passer sa convalescence. Elle était un peu sa deuxième maison.

 Son copain Jean parti faire une course au-dehors, il était resté seul au poste et partageait sa solitude avec les cartes. Il enchainait réussite sur réussite, quand soudain… le klaxon relié au téléphone dans le fond du garage où dormaient les véhicules d’intervention meugla. Il décrocha le combiné. Nul besoin d’être mélomane pour reconnaître la voix de stentor du  capitaine Roumanille :

 — Réveillez-vous là-dedans, tout le monde sur le pont, bordel de merde !

 — C’est que… Je suis tout seul.

 — Démerdez-vous ! Enfin… Démerde-toi. Bouge-toi !

Lance la sirène. Trouve du monde. Chaque minute compte. J’arrive à la caserne illico. Prépare le VSAB. Démarre l’ambulance. De mon côté je préviens le S.M.U.R, la protection civile et je bats le rappel des effectifs.

 — Mais qu’est-ce qui se passe, il y a la guerre?

 — Ne discute pas ! Il n’y a pas une seconde à perdre. Des avions se sont écrasés sur la crête de la Croix de Montvieux.

 — C’est une plaisanterie ?

 — C’est sérieux mon petit, au moins trois appareils ! Pour ton baptême du feu, tu vas être servi ! Rameute le plus de monde possible. Je compte sur toi. Obéis !

  Jacky raccrocha. Il était abasourdi par la nouvelle. Groggy. Mais bien vite il retrouva son sang-froid et ses automatismes. Il courut jusqu’à son casier où il enfila à la hâte sa tenue d’intervention. Toujours au pas de course, il rejoignit le hangar où se trouvaient entreposés les véhicules. Le portail électrique grinça en s’enroulant. Il jubilait :

  « Oublier la maladie ! Au diable les réussites ! Voilà enfin quelque chose de sérieux, d’important. » Il se dirigea, au pas de course, vers le bureau de son chef de corps. L’armoire aux clefs trônait à l’arrière. L’excitation engendrant la maladresse, il pesta sur le manque de coopération que celle-ci montrait à l’ouverture.

Finalement elle daigna s’ouvrir.

 « Ce n’est pas trop tôt », grommelât-il en essayant de repérer parmi la cinquantaine de clefs, la couleur qui l’intéressait.

 « L’ambulance c’est… Voyons… Le porte-clefs rouge ! Oui, le voilà. »

Il le brandit fièrement comme un champion olympique aurait brandi sa médaille sur le podium. Il courut jusqu’au véhicule d’intervention et s’installa au volant. Le vieux Berliet, malgré le nombre pharaonique de kilomètres affichés à son compteur, démarra au quart de tour, à la grande satisfaction de son conducteur :

  « Au passage je prendrai Jean. Il doit être à la scierie, ça va lui faire drôle ! »

Il pensait à la tête de l’autre, quand fièrement, il lui jetterait à la face.

  « Des avions ! Oui mon vieux, c’est comme je te le dis, des avions ! »  

Tous feux allumés, toute sirène hurlante, pourfendant le brouillard, le véhicule prit la direction du sommet. Il partait pour une intervention qu’il n’était pas prêt d’oublier…

 

*****

 

 Patrick Pépinot se tenait un peu plus bas, dans les locaux de la D.D.E. Il  faut dire que Pélussin, comme la Sainte Trinité, présente la particularité d’avoir deux entités qui au final n’en font qu’une : Pélussin le haut, regroupé autour de la place des croix et de l’église Saint Jean et Pélussin le bas avec l’église Notre-Dame. Une grosse bourgade située sur ce que l’on a coutume d’appeler " La lucarne rhodanienne de la Loire. "

 Forte de ses deux mille huit cent soixante-treize âmes, la commune abrite la subdivision de l’équipement dont Patrick fait partie depuis huit ans maintenant. Le travail ne lui manque pas, surtout l’hiver à déneiger et à saler la toile d’araignée des sentiers et des routes qui sillonnent les pentes du massif du Pilat. Occupé à lire des plans, il sursauta à la première sonnerie du téléphone.

 À l’autre bout du fil, la petite voix du maréchal des logis Hanner s’éleva, aigrelette :

 — Papé ?

 — Comment tu m’as reconnu ? Je n’ai pas parlé. Tu ne serais pas le frère de madame soleil, toi ?

 — Ne déconne pas ! Ce n’est vraiment pas le moment !

Au ton de la voix, " Papé " (c’est ainsi que l’on avait l’habitude de le surnommer) comprit que l’heure était grave. Rengainant ses habituelles plaisanteries, il écouta attentivement son interlocuteur.

 — Réunis le " max " de gars et monte vite. Des mirages de l’armée de l’air viennent de se crasher.

 — Tu te fous de moi, c’est une plaisanterie ?

 — File je te dis! J’ai tout mon état-major et la moitié de l’armée française qui rapplique dans moins d’une heure ! Barricadez en urgence ! Balisez tous les accès forestiers dans un périmètre d’un kilomètre mètres au moins. Barrez tous les voies : Le bois de Celle par la route du col et la D7 en direction de Pavezin, dans les deux sens. Fissa ! Même une fourmi ne doit pas passer ! Une patrouille est déjà partie sur les lieux. Je t’envoie tout l’effectif dont je dispose, je bats le rappel des absents, je préviens les pompiers, de ton côté averti EDF pour parer à tout incident. File vite!

 — Si tu prends le temps de me dire où ça se passe, j’y cours derechef ; mais si tu ne me dis rien, je reste là. Je n’ai pas envie de me perdre dans le massif, surtout avec ce foutu brouillard.

 — A Montvieux  mon pote, à Montvieux. Tu devrais déjà y être!

 

*******

 

 Costume, cravate, les mains enfouies chaudement dans les poches de son pardessus en alpaga, le maire, André Duvert, poussa la porte vitrée de l’hôtel de ville. Il s’apprêtait à affronter le brouillard. Sur le perron, il remonta son col en maugréant :

 « Brrr ! Quel temps de chien ! Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on verra le soleil ! » 

 Cinquante ans, le regard malicieux qui se doublait d’une faconde de bon aloi, le cheveu dru et ondulé, le sourire à l’américaine, la poignée de main ad hoc, un charisme à faire pâlir un président du conseil, l’édile était l’archétype du politicien rural et il ne doutait pas d’être élu, un jour prochain, conseiller régional.

 Il y a quinze ans, la mairie s’était offerte à lui. Opportuniste, il lui avait suffi d’être là, au bon moment, et devenir l’homme providentiel que tout un chacun attendait. La querelle des clans qui se disputaient l’hôtel de ville, en s’entre-déchirant, l’adoubait sans le vouloir ! Auparavant, il était maire du village voisin. Il y habite encore aujourd’hui, un paradoxe ! Les deux clochers étant distants d’une dizaine de kilomètres. Là-bas on l’avait remercié sans ménagement, le chargeant de tous les maux. Pour faire taire ses détracteurs, après sa défaite aux élections, il avait brigué la mairie du village voisin, où se trouvait la maison familiale de ses parents. À sa grande satisfaction, la liste qu’il manageait était passée avec une majorité confortable. Une revanche sur l’adversité, qu’il savourait aujourd’hui pleinement.

 Sa matinée n’avait pas été de tout repos. Il avait présidé une réunion de crise à son bureau. Les pluies diluviennes qui avaient sévi ces derniers jours avaient laissé des traces. Une bonne partie de son emploi du temps passa à faire l’estimation, la plus juste possible, des dégâts occasionnés. Avec l’aide des services techniques, des agents de la D.D.E, munis du plan cadastral, ils dressèrent l’inventaire des travaux à effectuer en  première urgence. Puis ils chiffrèrent les besoins en matériel de chacun de ceux-ci. Enfin, ils définirent les priorités des différentes interventions.

 Maintenant, il ne pensait plus qu’à un dégât des eaux : celui qui viendrait troubler bientôt le pastis qui l’attendait au bord du zinc de son ami, Jacky Vermeulen, débitant de boissons de son état, dont l’enseigne au néon " Les Armes de France " luisait dans le brouillard, à quelques pas seulement de l’hôtel de ville.

 L’arôme de l’anis lui caressait  déjà le gosier, quand, au coin de la place, se pointa l’estafette de la gendarmerie avec le maréchal des logis Hanner à son volant. Elle semblait plus pressée qu’à l’habitude. Duvert pensa :

  « De vrais limiers ! Ils ont senti le pastis de loin. On peut dire qu’ils ont du flair ! Mais cette fois-ci pas question que je paye la tournée, ce pingre d’Hanner en sera de sa poche. »

 À la grande stupéfaction de l’édile, la camionnette fonça droit sur lui, finissant sa course freins bloqués, à moins de cinquante centimètres de ses pieds, où elle cala. D’un pas de côté, l’élu évita prudemment la  touchette.

 Jaillissant du véhicule, tel un diable qui bondit hors de sa boîte, Hanner apparut. Duvert, furieux, l’invectiva :

 — Ne te gêne plus ! Que tu écrases le champignon passe encore, mais que tu m’écrases, alors ça, c’est le comble !  Un ami de dix ans, tu te rends compte !

 — Ne monte pas sur tes grands chevaux, mais plutôt dans ma voiture. Laisse l’ami de côté, c’est du maire dont j’ai besoin.

 — Tu sais ce qu’il te dit le maire, il te dit m… le maire. Aujourd’hui il ira prendre son pastis tout seul, parce qu’en compagnie d’un chauffard, ce n’est pas bon pour les prochaines élections.

 — Arrête ton cinéma, veux-tu. Tu ne peux pas savoir ce qui vient de nous tomber sur les bras, enfin quand je dis sur les bras, c’est un doux euphémisme.

 — Cesse de tourner autour du pot ! Qu’est-ce qui est tombé ?

 — Trois Mirages ! Ni plus, ni moins. C’est là-haut à la Croix de Montvieux. Je ne crois pas qu’il y ait de survivant.

 — Nom de Dieu ! Qu’est-ce que tu attends pour démarrer ?

 — Toi !

L’édile s’engouffra dans le fourgon. Celui-ci démarra sur les chapeaux de roues, emmenant les deux hommes vers une rude journée.

 

********

 

 Sur les lieux du drame, une dizaine de minutes plus tard, les secours et les premiers curieux commencèrent à affluer. L’équipe du  SAMU arriva la première, suivie, plus tard, d’un hélicoptère de la protection civile et d’une alouette IV venu de Saint-Étienne. Les hélicos se posèrent non sans mal, l’un des appareils ayant dû sectionner les fils électriques, au moyen de ses pales pour pouvoir se poser.

 Pierre Bonnardel, resté sur place, regarda sa montre. Il était onze heures cinquante-huit. Le premier avion avait fini sa course dans un ruisseau à cent cinquante mètres d’une ferme habitée. Le second s’était écrasé à mi- pente du col. Le troisième gisait un peu plus haut, éparpillé dans la forêt. Par miracle la zone était peu habitée. Grâce au courage et au sacrifice des pilotes, une tragédie beaucoup plus lourde avait été évitée.

 Le périmètre en partie sécurisé par la gendarmerie, avec l’aide de la D.D.E, l’armée arriva. Elle prit possession des  lieux et du commandement. Le plan  SETTER  fut mis en place. Priorité fut donnée à la recherche des armes et des boîtes noires.

 Un début d’incendie éclata, rapidement circonscrit par les sapeurs du capitaine Roumanille. Dès lors, une activité intense se développa à cet endroit de la forêt, habituellement si tranquille. De drôles de touristes en treillis kaki, les commandos de l’air de la base de Nîmes, envahirent les pentes boisées, à la cueillette d’étranges champignons. Mitraillettes à la hanche, chiens en laisse, ils quadrillèrent les lieux à la recherche de débris de plus en plus petits, éparpillés sur un rayon de douze kilomètres environ.

 Précieuses, des grues venues de la Valbonne, aidèrent à la récupération des grosses structures rendant très rapidement au  site un semblant d’aspect originel. Le ballet des hélicos les accompagna, emplissant le ciel du battement de leurs pales.

 Sous la haute autorité du général Maurice, un PC de campagne baptisé COBRA s’installa. Le périmètre fut déclaré zone militaire et des experts en balistique furent détachés sur les lieux. Épaulés par des ingénieurs de chez Dassault, ils effectuèrent un travail remarquable.

 Sous la violence du choc, un des moteurs fut retrouvé plusieurs mois après, à quelque cinq cent mètres de son point d’impact, à proximité d’une ferme, sous le couvert d’un bosquet de sapin. Cette trajectoire invraisemblable fut le seul bémol à mettre au passif des experts militaires. La presse locale ne manqua pas de se faire la gorge chaude au sujet de cette « bavure ».

 Certains chanceux arrivés en premier sur les lieux, possèdent    encore    quelques    reliques   de    ce   crash historique.

 Les missiles, des Matra 550 Magic étaient fort heureusement factices. Quelques munitions, des balles de trente millimètres, profondément enfouies dans le sol, ne furent pas retrouvées, tout de suite. Quelques mois après, au hasard des labourages saisonniers, elles explosaient encore.

 Les boîtes noires, récupérées peu après, ne délivrèrent aucune autre explication sur l’origine de l’accident. L’enquête conclut à une erreur de pilotage, due aux conditions atmosphériques extrêmes qui régnaient ce jour-là sur le massif.

 Juliette Panel, quant à elle, finit ses travaux avec un peu de retard… mais son restaurant prit rapidement beaucoup d’étoiles : celles des généraux qui avaient fait de l’auberge leur quartier général et, ipso facto, leur mess.


 


 

 

 

Chapitre II 

 

 

 

PARIS 11h : Ministère de la Défense, place Denfert Rochereau, un an après.

 

 

F

raîchement nommé ministre des armées, Maurice Payen, la paume de la main nonchalamment appuyée à l’espagnolette de la fenêtre, observait, pensif, la cour d’honneur du palais. L’objet de son attention, une jeune femme brune de taille moyenne, quêtait au planton de service, le chemin de son bureau.

 Une femme dans le bel âge, élégante, trente et un, trente-deux ans, tout au plus.

 « Trente-quatre exactement ! » Se remémora le ministre, l’esprit encore tout imprégné par l’étude du volumineux dossier qui allaient les réunir tous les deux dans une poignée de secondes.

 Il y a fort peu de temps encore, il dirigeait le ministère de la Culture. Une fonction forte agréable qui semblait convenir très bien à sa femme, éblouie par le monde des arts et surtout, hélas, par celui des artistes ! Une vie ponctuée de soirées fastueuses, de fêtes, de paillettes, dans laquelle ils s’étaient installés tous deux avec une facilité convenue.

Mais le hasard d’une vie politique mouvante ne lui avait pas laissé le loisir d’apprécier longtemps cet Eldorado. Une sordide affaire de pot-de-vin, dans un trafic d’armes, avait amené son prédécesseur à démissionner. Le lendemain même, par le truchement d’un coup de fil émanant du secrétariat de Matignon, le premier ministre, Charles Cartier, le convoquait à l’Elysée.

 Il revoyait l’entrevue comme si elle datait d’hier. En présence de son ministre de tutelle, sous les lambris et le décorum solennel du palais, le président Gabriel  Lachaume l’avait apostrophé d’un ton empathique :

 — Si nous vous avons convoqué sans délai mon cher Payen, c’est que des circonstances aussi déplaisantes qu’inopinées dont vous n’êtes pas sans ignorer l’existence nous conduisent à vous mandater au poste de ministre de la Défense.

 Maurice Payen voulut prendre la parole, mais le président ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche.

 — Vos éloges ne sont plus à faire. Nous connaissons votre attachement à notre cause. À maintes reprises vous avez su vous montrer digne de la confiance que nous vous avions témoignée. Je ne vous cache pas que nous avons fait un large tour d’horizon, pour savoir qu’elle était la personne la plus habilitée à diriger ce poste stratégique. À l’issue de celui-ci, un consensus s’est formé rapidement sur votre nom.

 Une fierté toute légitime gonfla les poumons de Payen. Le président enchaina sur un ton plus confidentiel.

 — C’est une lourde charge qui vous échoie, je vous le concède bien volontiers. Vous n’êtes pas obligé de nous donner votre réponse de suite. Vous pouvez réfléchir. 

 Du regard, il alla quérir l’approbation de son Premier ministre. Celui-ci confortablement assis dans le fauteuil en cuir rouge du boudoir approuva en hochant la tête.

 — Au vu du caractère urgent de la situation, je ne vous cache pas qu’une réponse rapide de votre part nous obligerait. À contrario, il va sans dire que nous serions fort déçus d’essuyer un veto. Nous considérons notre offre comme une promotion. Vous comprenez ? 

 Maurice Payen savait bien ce que ces sous-entendus signifiaient. Des bruits de couloir annonçaient un prochain remaniement ministériel. Un refus de sa part signifierait une éviction. Décliner le poste, c’était s’offrir un enterrement politique de première classe et ça, il n’en n’avait pas les moyens !

 Il était de condition modeste, son père lui ayant légué plus des valeurs morales que de biens immobiliers. Les frasques de sa jeune épouse lui coutaient les yeux de la tête et il se voyait mal recommencer sa carrière au point zéro. Il sauta sur l’opportunité qui lui était offerte :

 — Monsieur le président, considérez la cause comme entendue.

 — À la bonne heure ! À la bonne heure ! s’exclama le président en se frottant les mains. Je n’en attendais pas moins de vous. C’est une décision pleine de sagesse et qui vous honore !

D’un geste paternel, il prit Payen par les épaules et l’entraina vers son bureau.

 — Un petit cigare mon cher ? Une petite fine ?

 — Comment pourrais-je dire non à une offre aussi tentante ? Il était écrit qu’aujourd’hui que je ne pourrais rien vous refuser !

 — Ne faites pas l’enfant Payen, laissez-vous aller, que diable ! C’est un grand jour, un jour de mariage ! Cela s’arrose. Joignez-vous à nous Cartier et trinquons ensembles, à l’union du bon sens et de l’intérêt d’État, aux lendemains qui chantent.

 Ajoutant le geste à la parole il fit pivoter une mappemonde dont les origines semblaient remonter à la genèse de la cartographie. Sur sa partie arrière, tronquée comme une orange coupée en deux, elle dissimulait un petit bar, dont il sortit trois étuis de Davidoff et une bouteille de fine Napoléon. Tirant sur leurs cigares, verres de cognac bien en main, ils bavardèrent d’un ton badin, comme de vieux collégiens.

 Dans les volutes de fumée, le soleil plantait des banderilles dorées. C’était une belle journée du mois de juin…

 

 

*******

 

 

 Abandonnant ses pensées à leurs vagabondages, Payen revint à des considérations plus terre-à-terre. Dès sa prise de fonction, sa première priorité fut d’étouffer « l’affaire » des pots-de-vin, dans l’œuf. Pour ce faire, il lança en pâture une multitude de fausses pistes, de leurres à la presse et à sa meute de chiens limiers. Il menaça même de retirer à certains journalistes un peu trop curieux, leurs cartes professionnelles. Fort de ces méthodes que n’aurait pas reniées Machiavel, il sauva le gouvernement Lachaume du scandale et d’une chute qui paraissait inéluctable.

  En bon capitaine, il excellait dans la tempête. Face aux écueils qui se présentaient en chaine, il barrait d’une main ferme le navire ministériel qu’on lui avait confié. Néanmoins, il en avait conscience, le récif qui pointait aujourd’hui était plus acéré que les autres. La démarche de la jeune veuve l’intriguait, le rendait perplexe.

 Son collègue de l’Intérieur lui avait fourni d’excellents renseignements à son sujet. Elle n’était pas communiste. Son père avait terminé une brillante carrière avec le grade de capitaine au sein du 1er R.I.M.A. : campagne d’Algérie, d’Indochine, de Cochinchine et pour finir le Tchad où sa fille Nelly, avait rencontré le tout jeune sous-lieutenant Dubreuil avec qui elle s’était mariée, pour le meilleur et pour le pire.

 « Le pire hélas ! » Songea Payen.

 Le front soucieux, le ministre se cala dans son fauteuil de travail. Pourquoi cette veuve lui avait-elle demandé audience ? L’attrait d’une pension plus confortable ? Possible se dit-il. Les femmes sont si vénales. La reconnaissance pour son héros de mari ? Peu probable. La nation l’avait élevé au grade de colonel, décoré à titre posthume de la valeur militaire, fait chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur. Que pouvait-elle briguer de plus ? Le Panthéon !!!  Pourquoi voulait-elle remuer cette affaire enfouie depuis un an et qui n’intéressait plus personne ? Agissait-elle de sa propre initiative, ou était-elle manipulée ? 

Il déplaça le volumineux dossier, du bord de son bureau au centre de celui-ci en le " couvant " de la paume de sa main droite, comme pour mieux s’imprégner de son contenu.

 L’opuscule, épais, sous son enveloppe en  Skaï vertex, rassemblait l’ensemble des pièces archivées, ainsi que les nombreux rapports d’experts et autres sommités du monde militaire.

 À l’intérieur de celui-ci, sous une jaquette de bristol noir, se cachait une annexe sur laquelle on avait apposé l’étiquette " Secret Défense. "

 Le genre de dossier épineux que l’on ne prend pas à la légère, même, et surtout, quand on est ministre de la Défense. Maurice Payen escamota cette partie des pièces dans le tiroir secret de la façade du secrétaire. Une voix nasillarde s’empara de l’interphone.

 — Madame Dubreuil demande à être reçue par Monsieur le Ministre. 

Maurice Payen appuya sur la touche de l’interphone.

 — Faites entrer, je vous prie. 

La porte à deux battants, capitonnée de cuir vert, s’ouvrit. L’huissier s’effaça.

 Dans l’entrebâillement, la silhouette gracile de la jeune femme moulée dans un tailleur Chanel, s’avança. Elle tenait fermement son sac à deux mains. D’une démarche élégante, décidée, sûre d’elle, elle se dirigea sans hésitation vers le bureau et planta son regard clair, effronté, droit dans les yeux du ministre.

 — Nelly Dubreuil, monsieur le ministre.

« Voilà une entrée en matière qui promet, quelle drôle de bonne femme ! » pensa Payen. 

Il l’invita à s’asseoir.

 — Heureux de vous rencontrer Madame Dubreuil. Quelles que soient les raisons qui vous amènent, je serais ravi de vous être utile. Si vous venez pour une révision de votre pension, je tiens à vous rassurer tout de suite, son montant est en cours de réévaluation, je tenais à vous le dire d’emblée pour éviter tout malentendu.

 — Merci, mais ce n’est pas là le but de ma démarche.

Payen prêta une oreille discrète à la réponse de la jeune femme et continua sur sa lancée.

 — À la lecture de votre dossier, j’ai appris que votre mari a été élevé récemment au grade supérieur. Je m’en félicite. Vous voyez, nous mettons tout en œuvre pour vous aider. Nous plaçons en exergue ses brillants états de service. Nous minimisons au possible, la défaillance qui a entrainé sa perte et celle de ses deux camarades. Cette défaillance restera confidentielle, nous la porterons au compte de ses vertiges. Nelly tombait des nues.

 — Quels vertiges ?

 — Voyons, vous ne pouvez pas ne pas être au courant. J’ai sous les yeux le rapport du médecin-chef de l’hôpital militaire de Fréjus : le capitaine Martel. Il y est fait état de malaises répétés, sur une période très proche de l’accident. Trouble de l’activité sensorielle, je crois.

 La jeune femme, sans ménagement, lui coupa la parole. Ces outrances l’irritaient. Elle répondit du tac au tac :

 — Sauf le respect que je vous dois, mon mari, Monsieur le Ministre, se portait comme un charme la veille de sa mort et n’essayez pas de me persuader du contraire ! Je suis quand même la mieux placée pour en juger. Jamais, au grand jamais, il n’a souffert de ces vertiges ou de ces malaises dont vous semblez l’accabler.

 Le front du ministre se plissa. Il avait voulu tester son interlocutrice, c’était plutôt réussi.

 « Coriace la petite ! La convaincre sera plus ardu que je n’aurais pu le supposer. » 

Il se reprit. Son front se dérida et un sourire circonstanciel glissa sur son visage.

 — Je suppose qu’il ne vous aura rien dit, afin ne pas vous inquiéter, voilà tout ! C’est la réaction normale d’un homme soucieux de préserver sa vie professionnelle de sa vie privée.

 — Vous vous moquez de moi ! Il n’y avait aucun secret entre nous, aucun, vous m’entendez ! Pourquoi essayer de rejeter la faute de cet accident sur mon mari ? C’est un acharnement dont le sens profond m’échappe. Rémy était un pilote chevronné.

D’une voix qui se voulait convaincante, Payen répliqua :

 — Tout pilote chevronné peut avoir une défaillance passagère, c’est humain. Il est de notre devoir de prendre en compte ce facteur.

 Ses propos eurent le don d’exaspérer un peu plus Nelly, sèchement elle demanda :

 — Montrez-moi ces documents voulez-vous !

 — Je ne devrais pas, mais afin de vous être agréable, je veux bien prendre sur moi de vous les confier. Vous voyez, je me montre compréhensif, de votre côté…

Il tendit les feuillets à Nelly. Elle les étala sur ses genoux et commença leur lecture à voix basse. Payen guettait ses réactions. Elles ne se firent pas attendre.

Nelly très en colère jeta les feuilles sur le bureau :

 — Ce n’est pas possible, pas possible ! Ces documents sont faux !

Payen prit un air affecté.

 — C’est grave ce que vous dites là ! Je vais mettre vos propos sur le compte de la colère, Dieu sait si elle peut-être mauvaise conseillère ! Soyez raisonnable, il faut vous rendre à l’évidence, ceci est un document officiel, tout ce qu’il contient est transparent. Ce rapport ne comporte rien qui ne puisse conclure à autre chose qu’un accident. Vous m’entendez ? Rien.

Tout en assénant ses arguments, le ministre tripotait nerveusement un bibelot, une sculpture en ébène représentant un buste de femme africaine.

 La tête baissée, faussement résignée, Nelly l’écoutait passivement. Soudain comme un boxeur qui jaillit hors de ses cordes, elle se leva, se pencha sur le bureau, fixa son interlocuteur au fond des yeux et déclara :

 — Alors comme ça Rémy était en proie à des vertiges et ses supérieurs l’on laissé voler ! Cela frôle l’irresponsabilité ! Où puis-je trouver ce capitaine Martel ?

 — Votre demande est tout à fait légitime, le capitaine Martel a pris sa dernière affectation au cimetière de Fréjus.

Cet humour noir, malvenu de la part d’un ministre en fonction, ne fut pas du goût de Nelly. Courroucée, elle demanda :

 — À quand remonte sa mort ?

 — Il y a six mois environ.

Mentalement, Nelly calcula.

 — Voyez comme c’est bête, j’ai mis trois mois à me décider avant de solliciter cet entretien et vous avez mis six mois avant de me l’accorder. Avec un peu de célérité dans nos démarches respectives, j’aurais pu encore recueillir son témoignage.

Piqué au vif, Payen répliqua sèchement :

 — Votre demande a atterri sur le bureau de mon prédécesseur. Les dossiers en attente étaient si nombreux, qu’à ma prise de fonction, j’ai dû faire dans l’urgence. Cette explication vous satisfait-elle ?

Nelly ne répondit pas, elle se contenta de demander :

 — Et le reste des pièces, me les confiez-vous ?

 — Je le voudrais que je ne le pourrais pas. Ces pièces sont marquées Top Secret. Déjà que je n’aurais pas dû vous mettre entre les mains ce rapport médical…

 — Et si je m’en emparais, comme ça, par une pulsion incontrôlée, irréfléchie.

 — Ce serait pure folie de votre part, en moins de trente secondes, le service de sécurité investirait cette pièce. Ils ne sont pas très regardants sur la méthode, même s’il s’agit d’une femme. Je ne suis pas persuadé que ce geste servirait votre cause.

L’agressivité de la réponse fit bondir Nelly. Une colère sourde qui bouillait en elle depuis le début de l’entretien, éclata. Elle se leva brusquement

 — Maintenant je sais. Je sais que je ne pourrais compter que sur moi même ! Puisque vous ne voulez pas m’aider, il ne me reste plus qu’à prendre congé.

 — Quel tempérament, mon Dieu ! Prenez le temps de vous rasseoir et laissez-moi vous faire une confidence qui n’est pas portée au dossier.

Un regain d’intérêt passa dans les yeux de Nelly. Elle obtempéra.

 — Je vous écoute, dit-elle.

 —Plusieurs hypothèses ont été envisagées, puis abandonnées, quant aux circonstances qui ont entrainé le crash. Pour ma part je n’en retiendrais qu’une : la désorientation spatiale. 

Le terme spatial  intrigua la jeune femme. Fort de son attention, Payen déroula sa thèse :

 — Ici nous ne parlons pas d’une erreur humaine, mais d’un risque inhérent au métier de pilote. La " désorientation spatiale " intervient, lorsque celui-ci, trompé par la perception de son oreille interne, se trouve privé de repères visuels extérieurs. Ces phénomènes peuvent se produire lors d’un vol nocturne, ou, dans le cas de votre mari, d’un vol par visibilité réduite. Ne perdons pas de vue qu’à cause du brouillard, la vision ce jour-là n’excédait pas deux cents mètres. Dans ces conditions le pilote apprécie mal la position de son appareil par rapport au plan horizontal.

 Les instruments de bord traduisent toujours la vérité, or, la grande majorité des pilotes a, un jour ou l’autre perçu cette contradiction fondamentale entre leurs ressentis et les indications fournies par leurs instruments. Cette supposition me paraît tout à fait plausible. Qu’en pensez-vous ?

 Nelly n’était pas femme à se laisser abuser aussi facilement. Elle le fit savoir, clairement à son interlocuteur :

 — De toute façon, supposition ou pas, c’est toujours la responsabilité de Rémy qui est engagée, n’est-ce pas ?

 —  Plus ou moins…

 — Alors, permettez-moi de prendre congé, j’en ai appris suffisamment pour aujourd’hui.

Dérouté, Payen balbutia quelque chose comme :

 — Désolé, permettez-moi de vous raccompagner.

Escortée du ministre, elle s’en retourna, persuadée qu’on la menait en bateau.

 « Ce mec me prend pour une idiote ! Et les deux pilotes qui accompagnaient Rémy, ils souffraient eux aussi du même traumatisme ? » 

Le ministre la regarda partir. Apparemment ses explications n’avaient pas convaincu. Il fit volte-face, regagna son bureau et appela le standard.

 — Mademoiselle, passez-moi le bureau du président s’il vous plait…

 


 

 

 

Chapitre III

 

 

 

Mareuil sur Ay, Champagne, lundi 24 Avril : 8h30.

 

 

D

’un revers de la main, négligemment, Nelly écarta les rideaux de la cuisine. À l’angle de la rue des Résédas et de l’impasse Yves du Manoir, les éboueurs, au petit matin, sans ménagement, rompaient le silence de la nuit. Le tam-tam des couvercles des poubelles qu’ils déplaçaient bruyamment, lui rappelait le Tchad, ses grands espaces, les dunes de sable fin, les années bonheur.

 Sur son visage, au travers de la loupe des vitres où transparaissait un pâle soleil, la morsure du sable porté par le vent du désert, semblait la brûler à nouveau…

 Le café fumait. La cafetière gargouillait ces dernières gouttes de marc. Son odeur n’en finissait pas de se répandre à travers le pavillon endormi. Riverain de l’Ay, petit cours d’eau affluent de la Marne, elle habitait un de ces petits ensembles de logements de fonction, homothétique, que l’armée avait alignés là, comme un jeu de dominos, sauf que, les chiffres des plaques ne comportaient pas de double-six.

 Prunelle, le chat persan, nonchalamment endormi en boule sur le canapé du salon, sauta en miaulant sur le parquet, quand la sonnerie du téléphone retentit. Nelly courut jusqu’au couloir.

 Dans sa hâte, la poche de sa robe de chambre s’entrava dans la poignée de la porte vitrée qui séparait la cuisine de l’alcôve. Le tissu craqua.

  « Encore une reprise à faire, ma vieille » maugréa-t-elle en jaugeant la déchirure qui ornait le bas de son vêtement. « Qui diable peut bien appeler à une heure aussi matinale ? »

 Depuis peu, elle sursautait, allergique au moindre appel. Elle avait beau changer fréquemment les tonalités  du combiné téléphonique, rien ni faisait, l’angoisse ne la quittait pas ! Dans sa tête résonnait toujours, sentencieuse, la même sonnerie : celle qui l’avait, plongée un matin de mai, dans un cauchemar sans nom dans lequel elle pataugeait encore.

 Le cœur battant, elle décrocha le téléphone sans fil de sa base en butant maladroitement dans le pied du guéridon sur lequel il demeurait.

« Ah m…! » 

Le juron lui avait échappé. La crainte qu’à l’autre bout du fil on l’ait entendu la plongea dans l’embarras. Une voix, masculine, résonna dans le combiné.

 — Nelly…Nelly Dubreuil ?

Elle racla la gorge pour éclaircir sa voix :

 — Hum… Hum… Oui, c’est à quel sujet monsieur… Monsieur ?

 — Steve… Steve Daniele. Steve c’est mon prénom et Daniele mon nom.

Nelly réfléchit. La voix reprit, elle semblait deviner ses pensées.

— Oh, ne cherchez pas, vous ne me connaissez pas. Je suis journaliste à  L’Indépendant. J’effectue un reportage en vue de rédiger un livre. C’est son écriture qui m’amène à vous contacter.

 — Vraiment ?

 — Vraiment. Je vous expliquerai. Savez-vous que nous avons tous deux un point commun ?

 — Vous me surprenez ! En tout cas, ce ne peut être l’écriture. Je suis nulle en français.

 — Mon prochain ouvrage traitera de crashs d’avions inexpliqués, à l’intérieur d’un mystérieux triangle  dit “ de la burle ”. Le Pilat, un massif montagneux aux bords du Rhône, semble en former la pointe avancée. Sur ses flancs, nombre d’avions se seraient perdus ou crashés  sans raison apparente. J’ai commencé sur place mes investigations. J’avance, à petits pas, mais j’avance.

 Un blanc s’intercala dans la conversation. Nelly n’était pas dupe ; si la voix évoquait le Pilat ce n’était pas innocemment. Où voulait-elle en venir ?

 Elle passa ses mains dans ces cheveux ébouriffés, remit de l’ordre dans l’échancrure de sa robe de chambre. Un peu comme si son interlocuteur avait la faculté de la voir mal réveillée et mal mise. Agacée, elle s’amusa un bref instant à faire tourner une de ses mules roses autour de son pied droit, le temps de trouver une réponse. Au bout de quelques tourniquets, elle fusa :

 — Restons-en là ! J’ai tout dit à l’époque à vos confrères journalistes. Documentez-vous. Je ne reviendrai pas sur cette vieille affaire. On vous aura mal renseigné. Je ne peux vous être d’aucune utilité. Je regrette.

 Un moment déroutée par la sècheresse de la réplique, la voix se fit coite. Puis elle reprit, plus persuasive encore :

 — Je vais vous parler franchement. Je crois qu’il serait bon de nous aider mutuellement. Nous avons un point d’intérêt commun : l’accident des mirages. Moi, pour les besoins de mon livre ; vous, pour réhabiliter la mémoire de votre mari. Arrêtez-moi si je me trompe. Je vous propose d’unir nos forces, à moins bien sûr que mon aide ne vous intéresse pas. Dans ce cas et, dans ce cas seulement, je n’insisterai pas.

Décontenancée Nelly se pinça les lèvres, comme pour se mortifier :

 — Pardonnez-moi, je suis d’une humeur massacrante ce matin. J’ai passé une très mauvaise nuit. Je tiens à vous prévenir tout de suite, s’il s’agit d’une plaisanterie…

 — Rassurez-vous, je n’ai rien d’un plaisantin.

 — Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. C’est vrai que je suis à la quête d’une certaine vérité, mais pas à n’importe quel prix. Nous nous comprenons n’est-ce pas ?

 — Je ne suis pas un maître chanteur si c’est ce que vous pensez.

 — Parfait. Alors votre petit marché est toujours à l’étude.

 — Merci de le prendre en considération. J’ai appris que vous envisagiez de vous rendre dans le massif du Pilat très prochainement.

Nelly tomba des nues.

 — On ne peut rien vous cacher. J’envisage un pèlerinage là-bas la semaine prochaine. Vous m’espionnez ou quoi ?

 — Pas du tout ! Il se trouve que vous avez retenu dans le même hôtel que moi. La patronne est une amie, quand elle a inscrit Dubreuil sur sa fiche de réservation, le rapprochement avec feu votre mari a été très vite établi. On est journaliste ou on ne l’est pas.

 — Oh, oh, j’aurais dû prendre un nom d’emprunt.

 — Peut-être, en attendant il faut que nous nous rencontrions. Je suis à Reims, Mareuil n’est pas très loin. Je propose que nous fassions chacun un bout de chemin. On se retrouve à Epernay, au Versailles. Vous savez le bar de l’aéro-club au bord de la nationale, vous voyez ?

 — Oh je vois, je vois même très bien ! C’est le rendez-vous incontournable des aviateurs. J’étais une habituée des lieux, mais le destin… enfin, c’est une histoire ancienne. Pour l’instant je ne suis pas encore prête. À quelle heure comptez-vous vous y rendre ? 

 — À l’heure qui vous conviendra le mieux.

La voix était engageante, presque amicale.

 — Alors, disons à dix-huit heures, dix-huit heures trente ?

 — Dix-huit heures trente, c’est parfait. À toute à l’heure donc.

 — C’est cela, à toute à l’heure.

 Elle raccrocha. Prunelle ronronnait en se frottant contre ses jambes. Ses grands yeux verts semblaient interroger sa maîtresse.

 — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

 Nelly n’en savait fichtrement rien ! Cet homme paraissait sincère, du moins essayait-elle de s’en persuader ! Pourtant, elle se blâmait d’avoir accepté trop hâtivement ce rendez-vous. D’où sortait-il ce… Steve Daniele ? Un cadeau de Payen peut-être ?  L’Indépendant  c’était quoi ce canard ? Elle se perdait en conjonctures. Au fond de son être, une petite entité familière se réveilla. Son “ inconscience ” comme elle l’appelait, la tança vertement.

« Tout de même, faire confiance à une voix. Tu te prends pour Jeanne d’Arc ma fille ! »

 Elle bâillonna l’impudente en se replongeant dans ses réflexions. Comment l’inconnu avait-il eu vent de ses difficultés ? Elle n’avait pas eu le réflexe de lui poser la question. Qu’importe ! Elle ne manquerait pas de le faire lors de leur prochaine rencontre.

 L’enquête qu’elle avait entamée n’avait guère avancé. Depuis son entretien avec le ministre six mois auparavant, elle stagnait. Si seulement les deux autres veuves, des amies de vieille date pourtant, avaient épousé son combat ! Contactées, elles avaient poliment refusé. L’une d’entre elles s’était remariée, l’autre vivait à l’étranger. Leurs préoccupations étaient ailleurs. Aux antipodes de celles qui habitaient Nelly. À l’évocation de leur défection et du long chemin de croix qui l’avait amenée là, elle se sentit soudain bien seule.

 Au lendemain de son veuvage, anéanti par la mort injuste de Rémy, elle n’eut d’abord aucune réaction. Une bonne année lui fut nécessaire pour retrouver sa lucidité et ses forces. Revigorée, elle lutta alors bec et ongles pour l’honneur perdu de Rémy, avec la conviction profonde qu’en haut lieu on la prenait pour une idiote. Le raisonnable à cet instant, eût été de s’incliner devant les soi-disant évidences  qu’on voulait lui faire ingurgiter à tout prix, mais sa raison ne lui appartenait plus tout à fait. Elle conversait avec Rémy des heures entières comme s’il n’avait pas quitté la maison. Ce dialogue, à la limite de la paranoïa, décuplait ses forces.

 Prunelle, en se frottant contre ses jambes, ronronna. Le coup de blues de Nelly s’évanouit aussitôt. Elle avait la faculté de se remotiver très vite. Le mystérieux coup de fil avait réveillé en elle des ardeurs nouvelles, porteuses d’espérances. L’affaire rebondissait. C’est du moins ce dont elle voulait se persuader.

  « Il n’existe qu’un seul moyen de savoir à qui j’ai à faire : Me rendre à ce rendez-vous, poser les bonnes questions, jauger le bonhomme et tout s’éclaircira, peut-être »… 

 Elle se dirigea vers la salle de bains. Inexplicablement, ce matin-là, elle prit plus de soins à sa toilette et à son maquillage qu’à l’accoutumée. Un nuage de fond de teint finement appliqué souffla des nuances estivales sur la plage de ses joues. La frange de ses yeux s’ourla d’une touchette de liner noir. Puis, avec application, elle rehaussa ses cils d’un nuage de mascara, pour bien mettre en valeur son regard noisette.

 Elle lissa ses pommettes d’un peu de blush. Pour finir, elle souligna d’un soupçon de rouge à lèvres sa bouche gourmande et noua ses cheveux châtains clairs sur sa nuque en un chignon sage. Malencontreusement en voulant retenir un camé qui lui avait échappé, elle renversa le godet, contenant les brosses à dents. En tombant sur le sol carrelé elles s’éparpillèrent en éventail comme les bâtonnets d’un jeu de Mikado. En s’accroupissant pour les ramasser, sa gorge se noua. Elle tenait entre ses mains la brosse bleue de Rémy.

 Fallait-il la jeter à la poubelle ? Elle s’y refusa, remisa délicatement la relique dans son récipient et resta prostrée, accoudée au lavabo, au bord des larmes.

 La glace du miroir quand elle releva la tête, lui renvoya une image contrastée. Si le reflet n’avait rien d’une de ces pin-up que l’on croisait au hasard des magazines, il soutenait encore fort bien la comparaison. Elle y puisa des forces et s’encouragea :

  « Tu es encore sortable ma vieille ».

 La journée s’écoula trop lentement. Après un déjeuner frugal, l’impatiente s’octroya une longue balade le long de la rivière Ay, histoire de s’occuper l’esprit. La demie de quinze heures la trouva dans le même état qu’une collégienne surexcitée se rendant à son premier rendez-vous. Un détail la tracassait : comment allait-elle s’habiller ?    

 De retour à la maison, estimant qu’une tenue trop sexy pourrait être mal interprétée ; elle trancha en faveur d’un tailleur couleur pêche qui lui collait bien au teint. La jupe serrée avantageait sa taille de guêpe et sa longueur, juste au-dessus du genou, restait dans le raisonnable. Le chemisier était échancré d’une manière coquine. Juste ce qu’il faut.

 Elle laça ses bottes. Les chausser lui conférait une certaine assurance. Ainsi bottée, elle devenait une amazone qui dominait ses peurs et ses angoisses.

 Le grand miroir Psyché qui voisinait aux abords de la fenêtre,  lui renvoyait l’image consensuelle d’une silhouette qui ne manquait pas d’allure. Elle ne se lassait pas de s’admirer. La petite voix, à nouveau, se fit entendre :

  « Quelle idiote tu fais ma pauvre petite ! Une vraie collégienne ! Ce narcissisme est d’un ridicule ! »   Nelly n’accorda aucun crédit à ses commérages.

 Elle se sentait bien. Une sensation qu’elle semblait avoir oubliée. Un frémissement charnel parcourait son corps. Sa féminité, qu’elle avait délibérément mise en sommeil, n’attendait qu’un signe de la vie pour renaître, plus intense que jamais.

 Depuis plusieurs mois, la jeune femme ne délogeait plus que pour son enquête. Elle vivait avec ses souvenirs, cloîtrée, ne répondant pas aux invitations amies. Les appels du pied, les stratagèmes employés par son entourage pour la faire sortir de sa claustration, restaient sans effet. L’action seule pouvait la tirer de la morosité dans laquelle elle s’enfonçait. Elle avait touché le fond et ressentait le besoin vital de reprendre son souffle. De remonter à la surface. De respirer à pleins poumons. De vivre.

 Elle boucla la ceinture de son imperméable couleur mastic et verrouilla la porte d’entrée. Elle cacha la clef dans une grosse jarre en terre cuite. Attenant au pavillon, caché en partie par le feuillage d’un hibiscus du Japon, le garage de bois abritait sa vieille Austin mini beige et noire. Malgré son grand âge et le nombre pharaonique des kilomètres affichés au compteur, elle démarra au quart de tour.

 À Epernay, la circulation était dense. La petite anglaise très maniable s’y faufila aisément. À la périphérie de la ville, le flux de véhicules se liquéfia. Nelly ouvrit la radio.

 Le CD mis en perfusion sur le lecteur, égrainait sans cesse le même morceau : Une vieille balade country Karin’s Dream un bon vieux titre de Charlie MCoy. Hier, c’était leur chanson porte-bonheur et depuis, elle ne l’enlevait jamais. Au rythme cadencé de la musique, les essuie-glaces balayaient la pluie fine. Tout à sa conduite, Nelly s’interrogeait sur l’incongruité de ce rendez-vous. Ce piano-bar c’était le club house incontournable de tous les amateurs du ciel : parachutistes, ULM, vieilles ailes, etc. Elle connaissait par cœur la taverne et sa propriétaire était autrefois une amie.

 Arrivée à hauteur de l’enseigne dont les lettres en néon soufflé annonçaient en caractères de feu : “ Bar Restaurant Le Versailles ”, elle obliqua sur la gauche, coupa la route et franchit le porche de la grande entrée. Le gravier crissa sous l’empreinte des pneus de l’Austin. La voiture se gara proprement parmi la petite trentaine de véhicules qui attendaient, sagement alignés le long de la main courante, le retour de leurs propriétaires.

 Le ciel s’était arrêté de pleurer. Le beau temps de toute évidence semblait s’être invité au rendez-vous. Elle rangea ce phénomène au rayon des heureux présages et coupa le contact.

 Elle appréhendait cette rencontre. D’habitude c’était elle qui fixait les rendez-vous, pas le contraire !  Machinalement, elle vérifia son sac à main. Dans la petite poche latérale qui lui servait fourre-tout, la plaque militaire de Rémy dormait. Elle en avait fait son gri-gri. Dans la paume de sa main droite, comme on égrène un chapelet, elle la roula sous ses doigts fuselés plusieurs fois. Ce simple contact suffit à la rassurer. Elle jeta un coup d’œil sur le tarmac.

 Le vernis des avions aux couleurs vives avec leurs hélices aux reflets argentés luisait sous le soleil. Ils attendaient, sagement alignés le long des hangars, le temps de l’envol. Dans un coin, un petit groupe de personnes s’afféraient à plier des parachutes pour des baptêmes de l’air. Un bipper C38 s’envola. Elle le suivit du regard jusqu'à ce qu’il ait atteint son plancher. Son cœur cogna comme si c’était Rémy qui décollait, une fois encore.


 

 

                                          

        

 

 

 

Chapitre IV

 

 

 

Épernay, lundi 24 Avril, 18h 30.

 

 

L

a porte d’entrée franchie, elle resta quelques secondes dans le sas à observer discrètement la salle. Les tables étaient toutes occupées. Les clients s’agitaient, conversaient et riaient dans un brouhaha digne d’un souk oriental.

 Le décor n’avait guère changé depuis sa dernière visite. Sur les murs de briques rouges étaient placardées de vieilles affiches, retraçant l’épopée héroïque de l’aéropostale. Au faîte des étagères, posés comme des trophées : casques, lunettes d’aviateurs, boussoles, sextants et autres reliques toutes de cuivres, laitons, nickel et cuirs mélangés, rutilaient. Le long des murs on avait aménagé des boxes : six places au maximum. Les clients s’asseyaient sur de vieilles banquettes en croûte de cuir, couleur havane, autour d’une table basse en bois massif. Sur son plateau en loupe de noyer, brillait un abat-jour style Art déco des années 1900. L’ensemble baignait dans un faisceau de lumières tamisées bleu et or.

 On déambulait entre les tables en suivant une moquette couleur gris souris. Sur son pelage imprimé façon tarmac, l’entrée de chaque box s’affichait en lettres bâtons, style pochoir : Hangar n°1, Hangar n°2… Le reste du marquage était à l’unisson : la piste d’envol menait au bar, la piste de secours aux toilettes, la fin de piste à la sortie. L’ambiance était chaleureuse et conviviale. Nelly se sentit bien.

 Elle s’engagea sur la piste d’envol et se dirigea droit sur le bar. Au passage elle tenta discrètement de repérer son contact ; en vain. Derrière le comptoir, une jeune fille aux cheveux d’un rouge outrageusement flamboyant, piercing à l’arcade, mini-jupe et cuissardes noires provocantes, lui adressa un sourire mollasson. Ses lèvres noires outrageusement fardées façon “ gothique ” s’animèrent pour laisser échapper un banal :

 — Je vous sers quelque chose ?

 — Non, merci, ce sera pour plus tard. Colette n’est pas là ?

Colette était la propriétaire du bar. Nelly avait fait sa connaissance quand Rémy s’était inscrit à l’aéroclub. Cela ne datait pas d’hier, mais depuis elles s’étaient un peu perdu de vue. Tout en mâchonnant son chewing-gum, la barmaid lui répondit d’un ton vulgaire :

 — La patronne est sortie. Elle ne reviendra qu’en fin de soirée pour faire la caisse. Voulez-vous lui laisser un message ?

 — Dites-lui seulement que Nelly est passée.

 — Nelly ?

 — Nelly Dubreuil. Elle comprendra.

 — O.K, c’est noté.

En catimini Nelly lui demanda :

 — Dites, j’aurais besoin d’un petit renseignement.

 — Allez-y, si je peux vous être utile.

 — Je suis attendue par un certain Steve Danièle

 — C’est le monsieur là-bas dans le coin, celui à la veste de cuir, box n°13.

 — Merci, vous êtes bien aimable.

 — À votre service, répondit la serveuse en reluquant Nelly d’une manière effrontée.

La jeune femme s’en offusqua intérieurement.

   « Non, mais ! Qu’est-ce qu’elle s’imagine celle-là. Elle croit que j’ai rendez-vous avec mon amant ? »

Pour faire bonne contenance, elle se dirigea d’une démarche assurée, vers le box au numéro porte-bonheur. L’homme la regardait venir à lui. Détendu, souriant, il portait un jean de marque, sanglé d’un de ces larges ceinturons de l’armée en toile kaki, que Nelly connaissait si bien. Un blouson d’aviateur, assorti d’une chemise blanche du même type, parachevait l’ensemble d’une touche couleur locale. Il se leva pour l’accueillir. Nelly le toisa : un mètre quatre-vingt-trois… quatre-vingt-cinq… plus peut-être ? « Si ses bottines n’ont pas des talons compensés ! » Ironisa intérieurement la jeune femme. D’un coup d’œil discret, elle continua l’inventaire.

 Ses cheveux étaient châtain foncé, mi-longs. Une cicatrice griffait légèrement son arcade droite. Une fossette, perdue au creux de son menton, lui donnait un petit côté baroudeur, non dénué de charme. Leurs regards se croisèrent. Nelly se perdit dans celui espiègle de son hôte. Il avait la couleur des noisettes qu’on cueille à l’automne. Il lui serra la main, délicatement. Elle apprécia : « Voilà qui me change de Teddy », pensa-t-elle.

 

Teddy c’était son voisin. Un gros balourd qui ne sentait pas sa force. Tous les matins il lui broyait généreusement, la main en la gratifiant d’un bonjour énergique. Elle avait bien essayé de lui faire la bise pour détourner la souffrance, mais son tortionnaire lui avait rétorqué :

« Les bises c’est bon pour les taffioles, moi je n’aime pas ça ». Même avec une femme.

 C’est ainsi que chaque matin, sur le coup des neuf heures, Nelly s’en revenait chez elle, une douleur lancinante à la main droite, une sainte colère en poche et une rancœur tenace contre les pique-assiettes de tout bord qu’ils soient.

* * * * *

 Sa main lui fut rendue tout aussi délicatement qu’on l’avait prise. Elle apprécia. Joignant le geste à la parole, son hôte l’invita gentiment à s’asseoir. La voix chaude entendue précédemment au téléphone fit vibrer de nouveau Nelly :

 — Vous vous rappelez de mon nom, n’est-ce pas ? Steve Daniele. C’est facile, deux prénoms, pour un nom !

 — J’essayerai de ne pas me tromper Daniel, euh… Steve… Enfin… Je ne sais plus. C’est stupide !

Elle allait de bévues en bévues. Il s’amusait de son embarras.

 — Appelez-moi Steevy si cela vous arrange. Je suis journaliste à  L’Indépendant,  un journal canadien.

  — Vrai ? Vous êtes canadien ? Je me disais aussi… Je n’arrivais pas à identifier cette pointe d’accent, c’est à peine perceptible et si amusant !

 — Pour tout vous dire, j’ai la double nationalité, ma mère était Française et mon père canadien. Grâce à eux, entre autres, je suis parfaitement bilingue.

 — Moi aussi ! Je parle couramment l’anglais. Nous allons pouvoir nous comprendre facilement.

 — Souhaitons-le ! Comment avance votre enquête ?

 — J’aimerais vous dire à pas de géant ! Mais il serait plus juste de dire à pas de souris ou à pas de fourmi, vous avez le choix.

 — Oubliez tout ça. Je vais vous aider.

La serveuse, tout sourire dehors, s’approcha de leur table. Elle interrogea Steve du regard.

 — Vous prenez quelque chose  Nelly ? Vous permettez que je vous appelle par votre petit nom ?

 — Bien sûr ! Il n’y a pas de mal, au contraire. Pour la boisson se sera un gin fizz.

 — Et pour monsieur ? Ajouta la serveuse d’une voix énamourée.

 — Vodka banane pour moi, trancha l’intéressé d’un ton sec.

 — C’est noté ! conclut la barmaid

Elle tourna les talons, très haut perchés et traversa l’allée en chaloupant des hanches. Sa jupe, généreuse dans son dépouillement, dévoila des jambes superbement fuselées. Une attitude de midinette qui amusa follement Nelly.

 — Elle est plutôt sympa non ? Vous paraissez lui plaire.

Steve haussa les épaules et changea de sujet.

 — Connaissez-vous le jeu du bonneteau ?

La question était pour le moins saugrenue. L’interpellée fronça les sourcils et balbutia :

 — Ma foi… Je ne me souviens pas.

 — Dommage ! C’est un jeu très instructif, permettez que je vous fasse une petite démonstration.

 Passant les bras par-dessus la cloison qui séparait les boxes, il kidnappa trois tasses qui trainaient leur ennui sur la table d’à côté, puis il les aligna devant lui. Au passage, Nelly constata qu’il ne portait pas d’alliance. “Un cœur à prendre”, songea-t-elle. Elle ne pouvait s’empêcher de regarder son interlocuteur avec étonnement. Ils ne se connaissaient que depuis quelques minutes et déjà il lui offrait un tour de passe-passe. Sans détacher son regard du sien, l’inconnu extirpa du  ravier qui traînait sur la table, une cacahuète.

 — On peut aussi jouer avec des cartes, mais comme il faut s’adapter aux circonstances, ces tasses et cette modeste cacahuète feront très bien l’affaire ! Vous êtes prête ? Nous allons faire un essai. Repérez bien la tasse qui recouvre la cacahuète.

Il retourna les tasses et les aligna. Il plaça la cacahuète sous celle du centre et les intervertit. Ses mains se mouvaient avec une dextérité déconcertante.

 — Vous l’avez bien repérée… Est-elle ici ? Est-elle là ? Le doigt posé sur la tasse du centre, il insista.

Elle fit non de la tête, réfléchit un bref instant et acquiesça, toujours de la tête, à l’instant où le doigt du bonneteur effleurait la tasse gauche.

 — Vous êtes sûre de votre choix ?

Nelly fit la moue. Elle doutait.

 D’un mouvement circulaire, il entremêla à nouveau les récipients en leur imprimant une allure encore plus folle que la première fois. Nelly fut incapable de trouver celui qui cachait la cacahuète. Au hasard, elle se résolut à designer, sous le regard narquois de Steve, celui du centre.

 — Perdu ! C’est comme ça neuf fois sur dix. Vous ne trouvez rien et vous repartez la mine déconfite en abandonnant au bonneteur votre mise. Vous acharnez-vous à parier ? Vous y laissez votre chemise.

 — Où voulez-vous en venir ?

 — À ceci : on croit trouver la vérité en enfonçant une porte et c’est derrière une autre qu’elle se cache.

 — Que dois-je comprendre ?

 — C’est simple ! Vous vous heurtez à forte partie : ceux qui tiennent le jeu, les bonneteurs, vous manipulent. Avez-vous entendu parler du Triangle de la Burle, Nelly ?

 — Le “ Triangle de la Burle ”… Non. Le “Triangle des Bermudes ”, oui !

 — Le Triangle de la Burle  c’est un peu de tout ça, l’océan pacifique en moins. À l’intérieur de ce triangle, tout aussi mystérieux que l’autre, beaucoup d’avions se sont écrasés sans raison apparente.

 — Dans quel endroit sévit-il ce fameux triangle ?

 — Il couvre un périmètre qui s’étend de l’Ardèche à la Haute-Loire. Un vortex géant dont l’épicentre, comme dans une tornade, serait le mont Mézenc. Sur cette région de hauts-plateaux entre Velay et Vivarais où l’âpreté des paysages se dispute à la rudesse des hivers, où les forces telluriques règnent en maître. C’est un couloir maudit, au survol dangereux.

 — Et la Burle ?

 — Oh, la Burle… C’est plus qu’un vent ; c’est un esprit ! Pas facile de la décrire avec des mots. Dure et glacée, elle tourbillonne pendant les mois d’hiver, chargée de frimas, sculptant les congères aux bords des routes, cinglante comme la lanière d’un fouet, étendant sur le Haut Vivarais son règne de froidure et de légendes. Elle gémit d’une plainte qui ne ressemble à aucune autre. Malheur à qui l’entend et se laisse prendre dans ses rets.

 Nelly frissonna. Steve marqua un temps d’arrêt et fixa le regard de la jeune femme avant d’ajouter :

 — La pointe avancée, le phare des naufrageurs de cet entonnoir diabolique, c’est le mont Pilat. 

  Nelly écarquilla des yeux ronds comme des soucoupes. Dans leurs prunelles se reflétaient incompréhension et étonnement. Satisfait de ses effets, Steve enchaina :

 — Vous vous demandez pourquoi je connais si bien cet endroit, n’est-ce pas ? C’est simple. Mon journal m’a envoyé là-bas pour écrire un article sur la malédiction du clan Kennedy. D’où mon intérêt pour ce fameux triangle et le massif du Pilat.

 — Quel rapport avec les Kennedy ?

 — Kathleen Kennedy, la sœur du président, a trouvé la mort au-dessus du mont Mézenc. Son avion s’est écrasé en 1948 en un lieu appelé “ la terre des loups ”. Depuis on a surnommé Kathleen “ la fée du pot au noir ”.

 — Le pot au noir ??? 

 — Les Américains comparent ces phénomènes à une vieille boite contenant du cirage noir. Quand on plonge au plus profond de celle-ci, on est dans le cirage. En clair pour un avion : les instruments ne répondent plus, le sol vous attire, vous n’avez plus aucune notion de l’espace, le noir complet, “ Le pot au noir ” ! Kathleen s’affichait comme étant la première victime connue d’une malédiction lancée indirectement contre le clan Kennedy par le chef indien Tecumseh dont le nom signifie : “Flèche volante”.

 Steve se révélait un conteur hors pair. Captivée, la tête entre les mains, Nelly buvait ses paroles.

 — Tecumseh aurait lancé une malédiction sur tous les chefs d’États américains, le premier visé étant son adversaire, le futur président Harrison. Cette prophétie proférée sur une colline en 1811 prédisait une fin tragique à tous les présidents élus lors d’une année finissant en zéro. On peut penser qu’indirectement sa prophétie se serait étendue aux frères, sœurs et parents de ceux-ci.

 — C’est farfelu !

 — Pas tant que ça, et je le prouve :

 —William Henry Harrison, élu en 1840, meurt d’une pneumonie, un mois après son élection.

 —Abraham Lincoln, élu en 1860, meurt assassiné en 1865.

 —James Garfield, élu en 1880, meurt assassiné en 1881.

 —William McKinley, réélu en 1900, meurt assassiné en 1901.

 —Warren Gamaliel Harding, élu en 1920, meurt d’une pneumonie en 1923.

 —Franklin Delano Roosevelt, réélu en 1940, meurt en 1945, d’une hémorragie cérébrale.

Enfin plus près de nous, John Fitzgerald Kennedy, élu en 1960, meurt assassiné à Dallas en 1963.

 — Ahurissant !

 — Je ne vous le fais pas dire.

 — Vous croyez que ce triangle aurait quelque chose à voir avec la mort de mon mari ?

 — Je ne suis sûr de rien. J’enquête et je ne néglige aucune piste.

 — On se tutoie ?

Steve sourit.

 — Pourquoi pas. C’est la conjonction “ Kathleen Kennedy - Crash d’avions - Triangle de la Burle ” qui m’ont amené à m’intéresser aux Mirages. Je ressens beaucoup de mystères autour de ce crash. Comme il s’agit du dernier en date, je m’étais autorisé à penser qu’il devrait être facile de retrouver des témoins. C’est du moins ce que j’espère.

 — Et moi aussi, ardemment !

 — J’ai profité de mon séjour en terre champenoise pour me rendre hier à la base 112 à Reims. Je voulais en savoir plus sur les mirages. Mon entrevue avec le capitaine Lachal chargé des relations extérieures s’est avéré très révélatrice du cloisonnement mis en place par l’armée autour de l’accident. Mon interlocutrice, une femme intelligente et sympathique, s’est révélée tour à tour habile, méfiante et rusée comme une renarde. De ses propos, rien n’a filtré de confidentiel sur l’accident. Elle s’est contentée du strict minimum, de la thèse officielle, celle de la défaillance d’un des pilotes. En l’occurrence hélas, celle de votre mari. Je pense qu’elle avait des consignes. Si j’étais docteur, je dirais : « Cette femme fait de la rétention d’informations. » 

La formule était joviale. Le visage de Nelly se fendit d’un large sourire. Steve enchaîna.

 — Il nous faut chercher la vérité sur le terrain. J’ai commencé ma petite enquête, je vous… Oh… Pardon, je t’attendrai là-bas ! Je nourris beaucoup d’espoirs pour la suite. Il sortit un petit calepin rouge de sa poche, un de ces carnets fermé par un élastique qu’on utilise sur les chantiers et qui prennent peu de place. Il l’agita comme un éventail en précisant :

  « C’est mon petit livre rouge. Pas de précepte là-dedans, mais autant d’adresses que dans le bottin de Montréal et nous ne serons pas trop de deux le compulser ! » 

 Elle avait envie de se pendre à son cou, pour lui témoigner sa reconnaissance. Mais à mi-chemin de le faire, elle se retint. Leur conversation roula jusqu'à ce point de la journée où la petite souris grise de la nuit grignote doucement la lumière du jour. Tout autour d’eux, les néons, un à un, s’éteignirent. L’un après l’autre les clients s’en allaient. Du coin de l’œil, la serveuse, tout en essuyant ses verres, observait la table où Nelly et Steve s’attardaient au risque de compromettre son rendez-vous galant.

 Nelly n’avait cure de l’heure qui tournait. Elle se sentait bien. Comme envoutée, elle aurait écouté le jeune journaliste des heures durant. Il consulta sa montre. Son geste rompit le charme.

 — Je m’excuse, j’ai un train à prendre.

 — Et moi un chat à nourrir.

 — On échange ?

 — Si vous voulez.  À quelle heure le train ?

 — Vingt heures trente ! Quel prénom le chat ?

 — Prunelle. C’est une chatte !

Ils éclatèrent de rire. La serveuse les prit pour des fous.

 — Alors on fait comme çà, rendez-vous mercredi prochain, le 26, à l’aéroport ?

 — On se le confirme par téléphone. Au fait comment fait-on pour se joindre ?

Steve lui glissa une carte couleur jaune canard à l’en-tête de la « Ferme de la Croix » restaurant-auberge, altitude huit cent onze mètres, accompagnée d’un numéro de téléphone.

 — Appelle-moi à l’auberge, pas avant dix-neuf heures, promis ?

 — Promis !

 — On se  fait un bec ? 

 — Pardon ? C’est quoi   se faire un bec” ? 

  — Une expression de chez moi, quand on veut se faire la bise.

 — C’est adorable ! fit Nelly en tendant la joue.

 — Chez moi c’est quatre, précisa Steve.

Nelly pensa : « Dommage… une demi-douzaine n’aurait pas été superflue ! »  

 — Nous allons faire du bon travail, j’en suis persuadé.

 — Je l’espère également.

 La jeune femme n’avait pas vu passer l’après-midi que déjà le temps des adieux prenait son quart. Elle proposa de conduire Steve jusqu'à la gare, mais celui-ci avait loué une voiture. Elle en conçut une petite déception, une réaction épidermique dont elle fut la première surprise.

 Il fut décidé que les retrouvailles se passeraient à Lyon et que Steve l’attendrait à l’aéroport. Elle s’y voyait déjà…


                                       

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

 

Bibliothèque municipale de Lyon Part-Dieu, mardi 25 avril, 11h15.

 

 

 

L

’ascenseur propulsa Steve au quatrième niveau de la bibliothèque. L’architecture du bâtiment gravitait autour d’une tour, le “Silo”. Véritable moelle épinière où l’on stockait des tonnes de données.

 Dans un mouvement feutré, les portes coulissèrent pour permettre aux visiteurs l’accès au pensum. Steve s’interrogeait : « Ce monstre de verre et d’aluminium expurgerait-il de ses entrailles les indices qu’il espérait? » 

 Coline Lestrat prévenue de son arrivée descendit l’accueillir. Il s’était imaginé une bibliothécaire proche de la soixantaine, au visage ingrat, sévère, genre intellectuelle coincée. Nicole était le parfait contre-pied de ce pontifiant portrait. Elle se dirigeait vers lui en souriant : mince, sportive, légère, la quarantaine dynamique, vêtue plutôt cool. Le contact passa entre eux  immédiatement. Il lui expliqua le but de sa démarche et l’informa du peu de temps dont il disposait pour sa quête d’informations.

 — Laissez-moi vous guider, lui dit-elle. À partir de maintenant, je prends les choses en mains.

 Elle l’entraîna aussitôt dans l’ascenseur, direction le quatrième étage : documentation régionale.

  « Quel peps cette fille ! S’enthousiasma Steve. Si je veux suivre son rythme, la journée risque d’être harassante », pensa-t-il. Tôt levé, il avait passé une bonne partie de sa matinée dans le bureau d’André Duvert, le maire de Pélussin…

 

******

 

 — Dans ma jeunesse, j’ai toujours été fasciné par le paranormal. En tant qu’élu aujourd’hui, je me dois d’être plus pragmatique, vous comprendrez aisément ma position. Peut-être avez-vous raison. En tous cas le doute n’est pas permis, ces faits enveloppés de mystères devraient fasciner nombre de vos lecteurs, surtout si vous possédez, et je n’en doute pas, l’art consommé de distiller le suspense. Beaucoup d’avions sont tombés, attirés par la montagne, comme des papillons qui se brûlent les ailes à la lumière d’un réverbère. Quand on met bout à bout tous ces crashs, la liste est impressionnante, certes, mais échelonnée dans le temps, cette proportion devient plus que modeste, presque acceptable.

 La réponse de l’édile était inattendue. Steve, en préambule lui avait confié son intérêt pour le crash des mirages. En l’imputant in situ dans le périmètre du mystérieux triangle dit de la Burle, il s’attendait à ce que son interlocuteur le prenne pour un plaisantin. Ravi de voir qu’il n’en était rien, il poussa plus avant son questionnaire :

 — Ces propos n’engagent que vous. Faisons abstraction des cas anciens. Tout de même, vous ne trouvez pas que c’est bizarre, trois appareils, ultrasophistiqués comme l’étaient les Mirages qui s’écrasent en même temps ?

 — Cette histoire est embarrassante à plus d’un titre, je vous le concède aisément. Il eut été  préférable que les avions ne tombent pas, où s’écrasent plus loin, sur une autre montagne.

 — Vous êtes cynique !

 — Jeune homme, je n’ai pas pour habitude de taire ce que je pense. Qui suis-je pour remettre en question les conclusions d’une commission d’enquête ? Écoutez-moi bien, je vais vous livrer un petit détail, qui vous donnera matière à écrire, peut-être…

 — Allez-y, je suis preneur.

 — Deux de mes administrés, Ollagnier et Morel, m’ont confié avoir été témoins d’événements insolites, quelques secondes avant le crash.

 — C’est étrange !                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                     

 —Doublement étrange. Puisqu’aucun de ses témoignages n’a été porté au procès-verbal.

 — Vous en êtes sûr ?

 — Aussi sûr que la terre est ronde. D’ailleurs les intéressés m’ont fait part de leurs griefs au sujet de cet oubli.

 — Ce sont des gens dignes de confiance ?

 — Ollagnier est un mystique, à moitié guérisseur, à moitié manipulateur, intelligent, mais un peu couard. Morel était tout son contraire : simple, rustique, un brin buveur, un peu bagarreur, mais un brave homme et un bûcheron hors pair. L’un et l’autre sont des témoins crédibles.

 — Vous avez dit au sujet de Morel : « était ». Il est mort ?

 — Un accident stupide, au cours d’une séance d’abattage, un arbre l’a écrasé. Il souffrait d’un début de surdité et n’a pas entendu l’appel. Il laisse une femme et trois gosses.

 — Il y a longtemps ?

 — Attendez que je m’en souvienne… C’était voyons… Quelques mois après le crash des mirages. Oui c’est ça ! C’était la même année. Nous l’avons enterré en octobre 1987.

« Encore une piste qui s’envole ! » pensa Steve. Il enchaîna aussi sec.

 — Il me faut l’adresse, le numéro de téléphone d’Ollagnier.

 — Michèle mon assistante, vous communiquera ses coordonnées. Je ne saurais trop vous conseiller, avant de lui rendre visite, d’aller faire un tour du côté de Rochetaillée, la propriété de Claude Pelletier. Les avions se sont écrasés tout près de chez lui. C’est un ancien militaire, peut-être vous apprendra-t-il quelque chose que je ne sais pas.

 — Steve sortit son petit calepin rouge, fourbi d’un non moins petit crayon à papier et, avec l’écriture appliquée d’un épicier prenant une commande, il nota l’adresse tout en remerciant Duvert pour sa collaboration. Éludant le compliment l’édile lui rétorqua :

 — Ne me remerciez pas. Contentez-vous seulement d’être discret sur notre conversation. Tout ceci doit rester entre nous. Pour le reste, mon secrétariat est à votre disposition. Si vous avez besoin de recevoir ou de passer un télex ou un fax, n’hésitez pas. Je passerai la consigne auprès des filles, elles vous donneront nos coordonnées. Suivez-moi, j’ai là un petit bureau où nous archivons de vieux dossiers, ce n’est pas le Pérou, mais avec un peu de tri et un bon nettoyage, il se montrera presque confortable. Il poussa une porte qui se cachait sous une montée d’escaliers. Elle ouvrait sur une petite étude, basse de plafond, hébergeant des rayonnages où somnolaient de poussiéreux dossiers. Une fenêtre borgne éclairait chichement l’endroit. Steve fit la moue. Duvert s’en aperçût et le rassura :

 — Après un bon nettoyage vous ne reconnaîtrez pas les lieux ! Je vous ferai mettre un inter. Si vous avez besoin d’une pièce administrative, appelez Michèle ma collaboratrice, elle se fera un plaisir de vous la dénicher.

  — Je ne sais pas si je dois accepter.

 — Grand dieu un sujet de fâcherie, déjà ? Laissez-vous faire ! Je n’ai pas envie que vous vilipendiez l’hospitalité de ma commune dans les colonnes de votre journal. Il referma, non sans peine, la porte du réduit, car le cadre avait voilé sous l’effet de l’humidité.

  « Le passage ne doit pas être très fréquenté » s’amusa Steve.

 — Ça force un petit peu, mais quand vous serez venu cinq ou six fois il n’y paraîtra plus. 

 — À propos, ajouta Steve, questions documents, je n’ai pas grand-chose à me mettre sous la dent au sujet de l’accident des Mirages.

— Même pas un article de journal ?

 — Même pas.

 — Je crains de vous être d’aucune utilité de ce côté-là. J’avais découpé des articles de journaux à l’époque. Ils ont trainé à la maison assez longtemps, aujourd’hui je ne suis pas sûr de remettre la main dessus. Madeleine, ma femme, n’a pas l’esprit aussi conservateur que moi, j’ai bien peur que ces revues n’aient fini aux ordures… Attendez ! Je pense à quelque chose. Il porta son index à sa tempe, façon Colombo, réfléchit un instant, et ouvrit la porte qui séparait son bureau du secrétariat.

 — Michèle, soyez gentille, appelez-moi Coline Lestrat, à la bibliothèque municipale de Lyon la Part Dieu. Dès que vous avez la ligne, basculez-la sur mon poste.

Sa requête formulée, l’édile revint s’asseoir en face de Steve et lui expliqua :

 — Coline est une amie, c’est la personne tout indiquée pour vos recherches.

La sonnerie du téléphone emplit la pièce, il s’excusa et s’empara du combiné.

 — Coline ? Duvert au téléphone, oui… Ça va très bien, merci. Dites, j’ai une faveur à vous demander… J’ai à côté de moi, un ami qui cherche de la documentation sur le crash des avions, vous savez cette vilaine affaire des Mirages… Pourriez-vous le recevoir rapidement ? Cette après-midi ? Il interrogea Steve du regard. Ce dernier opina de la tête. C’est parfait ! Sans vouloir abuser, pourriez-vous lui préparer les archives de presse parues à cette époque, oui ? Et bien merci pour tout, chère amie ! On se voit toujours dimanche chez les Fournier ? Oui, alors bonne fin de journée et à dimanche donc. Il raccrocha le combiné et se tourna vers Steve : «  « Voilà, c’est arrangé, vous êtes attendu. »

 — Merci, avec ça, je vais connaître Lyon de A à Z.

 — Pourquoi me dites-vous ça ?

 — Dès demain, je  retourne à l’aéroport pour accueillir une amie.

Duvert posa sa main sur l’épaule de son visiteur et l’accompagna jusqu’à la porte de son bureau.

 — Les voyages forment la jeunesse. Allez, faites vite et surtout n’oubliez pas nos petits arrangements : motus et bouche cousue.

 — Rassurez-vous, la déontologie du journaliste, ça existe.

 — Je vous fais entièrement confiance de ce côté-là.

Au fronton du perron, ils se saluèrent une dernière fois. Il était environ dix heures.

 

******

 

 Le contenu de l’ascenseur s’éparpilla. Après avoir laissé sa carte d’identité canadienne et son passeport à Coline (formalité obligatoire pour pouvoir remplir les demandes de pièces) Steve se dirigea vers le hall d’accueil du quatrième niveau où étaient installés les lecteurs de microfilms et les grandes tables de consultation. Au cœur de celle-ci, les allées et venues étaient nombreuses, on se serait cru dans un hall de gare. La salle était bien agencée, fonctionnelle et bien éclairée. Les postes de travail s’y montraient confortables et accueillants. L’air frais et régénérateur, diffusé généreusement par le système de climatisation, procurait une sensation de bien-être agréable. Sur les côtés, une dizaine d’ordinateurs se tenaient à la disposition des usagers. La sono délivrait une musique de fond discrète.

 Un havre de paix propice au travail où une bonne trentaine de personnes, principalement des étudiants, planchaient studieusement. Dans un coin, un peu à l’écart, il remarqua penché sur son labeur, un grand gaillard au crâne chauve, la cinquantaine bien entamée. L’homme releva la tête et lui sourit. Il n’était pas beau à voir. Une bonne partie de son visage était atrocement brulé. Steve détourna la tête et s’installa à sa table de travail. Son attente fut de courte durée. Coline le rejoint, poussant un petit chariot encombré de journaux, elle lui apportait ses demandes : coupures de journaux et microfilms classés par titre ou par époque.

 — Comment cela fonctionne-t-il ? Questionna Steve.

 — Il vous suffit de glisser les micros fiches ici et d’allumer là.

Elle cliqua sur un interrupteur situé sur le côté de l’appareil. Le rétroprojecteur illumina la table de travail et la page d’un grand quotidien Rhône-Alpes se trouva projetée en pleine lumière, sur toute sa surface.

 — Vous n’aurez qu’à faire la même  manipulation  pour les autres fiches et si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas, appelez-moi. Steve remercia. Resté seul, il plongea avec avidité dans la documentation que lui avait abandonnée Coline.

 Habitué aux articles de fond des grands éditoriaux de la presse mondiale, il dut se contenter des comptes rendus étriqués et indigents de la presse locale. « Il me faudra lire à travers les lignes, » pensa-t-il amusé.

 Il se pencha sur le plan incliné et commença sa lecture.

La Dépêche-Le Progrès claironnait: « Triple collision en plein vol », soulignant en sous-titre que l’accident aurait pu être plus dramatique, la carlingue d’un des trois Mirages s’étant écrasée à quelques mètres d’un hameau.

 Une photo montrant dans un fossé, au bord d’une route forestière, les restes magmatiques d’un des appareils margeait l’article. Au premier plan, sur le bord de la chaussée, proche de l’amas de tôle, un badaud et un pompier paraissaient désorientés par leur insolite trouvaille. Le soldat du feu tâtant d’un pied prudent cette compression que n’aurait pas renié César.

Plus loin, en page départementale, le journal titrait :

 « Une patrouille militaire anéantie dans la Loire. Trois Mirages F1 s’écrasent. »

Sous la plume emphatique des journalistes locaux, la tragédie s’étalait en lettres de deuil :

 « Les débris des avions ont été éparpillés sur environ dix kilomètres carrés. […] Le corps d’un des trois pilotes n’a été retrouvé qu’en fin d’après-midi. […] Les trois pilotes de chasse sont morts sur le coup. »

Selon les termes du journal, les pilotes volaient très bas. Fort heureusement, leurs appareils étaient armés de missiles d’exercice neutralisés. Le leader de la patrouille sur lequel s’étaient réglés les deux autres appareils s’est écrasé près du sommet de la Croix de Montvieux, suivit aussitôt par les deux autres mirages, volant aux instruments, dans son sillage. L’article concluait :

            « Une catastrophe d’une plus grande ampleur a été évitée de peu : les trois avions s’étant écrasés sur la zone la moins habitée de la région entre la ville de Saint-Étienne et la vallée du Gier. »

En fin de colonne, sous le titre de : « L’avion brûlait dans le brouillard », un architecte venu d’un chantier proche, témoignait sous le couvert de l’anonymat…

« Il ne va pas être facile de le retrouver celui-là ! » déplora Steve en enclenchant une nouvelle microfiche dans l’appareil.

  Le journal Loire Matin, sous la puissante clarté du rétroprojecteur, se montrait plus prolixe. Son accroche était sobre :

« Massif du Pilat (Loire). Trois Mirages F1 s’écrasent : trois morts. Lire l’article en page Faits divers. »

Pour l’atteindre, Steve cliqua sur une autre diapo. Le journal n’avait pas lésiné sur les moyens : trois envoyés spéciaux avaient été dépêchés sur les lieux, ainsi que trois photographes. Leurs récits, étayés de nombreuses photos, montraient les débris épars disséminés dans la forêt tout en mettant en exergue le travail difficile des équipes de pompiers, de gendarmes, et de pilotes d’hélicoptères.

 L’éditorial titrait laconiquement :

 « Crash dans le Pilat, Trois «Mirages»  s’écrasent, aucun survivant. »

 L’article faisait état d’une controverse : les avions s’étaient-ils télescopés en vol ou avaient-ils percuté la montagne ?

« Enfin quelque chose à se mettre sous la dent ! » Se réjouit Steve.

Il continua sa lecture en dégageant les principales lignes du reportage :

 « Le périmètre est interdit. Forte émotion à Reims…» 

 Dans la rubrique “ Réactions de personnalités ”, il lut.

  « André Duarig, ministre de la Défense, s’associe au président Gabriel Lachaume, pour louer le professionnalisme des pilotes, qui, restés aux commandes de leurs appareils, jusqu’au bout, ont évité une catastrophe d’une plus grande ampleur.»

 En bas de page, le lecteur avait droit à une description technique du Mirage F1, ainsi qu’à l’historique des accidents qui jalonnèrent son parcours. Les noms des trois victimes suivaient :

« L’aspirant Christophe Lambert 27 ans, marié 1 enfant. Le Lieutenant Jean-Philippe Dautry 32 ans, marié, deux enfants. Le Lieutenant-colonel Rémy Dubreuil, 35 ans, marié, sans enfant. »

 Le récit se poursuivait avec les témoignages des personnes présentes au moment de l’explosion : l’architecte anonyme, des maçons, un électricien, un plâtrier-peintre. Ils intervenaient tous sur le même chantier : celui de l’agrandissement de l’auberge de la Croix de Montvieux.                                    

 Hormis ces articles à chaud, plus rien, ou presque. En cherchant bien il trouva dans l’édition du 24 mai de Loire Matin  soit trois jours après l’accident, un entrefilet pas bien plus important que les sorties de route dominicale : « Après le crash des mirages, le site interdit ».

 On y décrivait les lieux gardés par une escouade de gendarmes et de miliaires et on en déconseillait l’accès aux éventuels ramasseurs de champignons. Puis plus rien. Les voix s’éteignirent. Le silence à nouveau régna sur le Pilat.  Paris-Match  distilla bien encore quelques photos du crash, mais l’actualité pressante reprenant le dessus, on titra sur autre chose.

 Pourtant, un article intitulé « Mirages sous la brume » tiré du mensuel « Lumières dans la nuit » éveilla sa curiosité.

 « Que s’est-il passé réellement le 20 mai 1987 ? Des forces occultes, des êtres venus d’ailleurs sont-ils à l’origine du crash des trois Mirages qui se sont abattus, en plein brouillard, dans le massif du Pilat ? Nous avons rouvert pour vous ce dossier et le moins qu’on puisse dire c’est que la nébuleuse qui entoure ce mystère, n’est pas prête à disparaître.

Nos reporters ont ramené de là-bas des témoignages troublants, d’autant plus troublants qu’ils ont été sciemment occultés du procès-verbal de l’époque.

Deux autochtones, dont la parole ne saurait être mise en doute, nous ont affirmé sous le couvert de l’anonymat, avoir entendu au passage des avions des détonations suivies d’éclairs lumineux, et avoir aperçu des  boules orangées monter en direction des avions. Faut-il voir là la marque du Triangle de la Burle ? Ce triangle maudit qui couvre un périmètre qui s’étend des montagnes de l’Ardèche jusqu’au bord des Cévennes, en passant par le Puy-en-Velay, est déjà responsable de nombreux accidents d’avions.

Le mystère aujourd’hui reste entier. Les brumes du Pilat garderont-elles longtemps leur hermétique secret ? L’enquête sera-t-elle rouverte ? On est en droit de se poser la question. »

 Plongé dans sa lecture, Steve n’aperçut pas Coline qui venait le chercher pour manger. Il s’étonna :

 — Déjà ? Mais quelle heure est-il ?

 — Il est douze heures quarante-cinq. À quelle heure mangez-vous au Canada ?

 — Nous mangeons quand notre estomac nous appelle.

 — Qu’est-ce qu’il dit votre estomac ?

 — À c’t’heure, il me commande de vous suivre.

 Un sourire illumina le visage de la jeune femme. Elle adorait la langue québécoise.

 — Attendez-moi, je vais mettre la documentation en attente au bureau du S.I.S, nous ne pouvons pas nous permettre de la laisser trainer.

 Au  « Kiosque », le snack-bar du rez-de-chaussée, ils avalèrent un sandwich, Coca et café. Quand ils remontèrent à l’étude, il ne restait plus que trois personnes : une jeune étudiante d’origine asiatique, un grand rouquin à l’allure étriqué et l’homme chauve.

 Steve se concentra sur les dossiers qui lui restaient à consulter. Quelques pages, tout au plus. Comme il disposait de deux bonnes heures avant la fermeture. Il en profita pour demander à Coline, la documentation relative aux crashs d’avions sur la région du Pilat et ses proches environs.

 — Ça va prendre un moment.

 — Prenez votre temps, j’attends.

 Il regarda autour de lui. Les affiches placardées aux murs annonçaient les expositions, les dédicaces et autres rendez-vous  incontournables de l’actualité littéraire. Son coup d’œil furtif surprit le quidam au crâne chauve qui paraissait l’épier. Sur le moment il crut s’être trompé. Mais l’instant d’après, nouveau coup d’œil, nouveau sourire gêné. Cette fois-ci, ses doutes s’envolaient. Il pensa :

« Si ce type est de la  ”Jacquette”, il se fourvoie. Qu’il tente une seule approche ou un geste déplacé et je lui ”chrisse” mon poing dans la figure ! »

Du coin de l’œil, il surveilla le gaillard. Ouf ! Le crâne chauve ne regardait plus dans sa direction, il semblait avoir jeté son dévolu sur le filiforme étudiant rouquin.

 Coline arriva, les bras chargés de documents, mettant fin à  ses observations.

 — Pas de microfiches pour ses revues anciennes. Elles sont simplement reliées entre elles, voilà qui vous occupera un bon moment ! Je vous confie le bébé ! lui dit-elle, en se soulageant du fardeau au profit des bras de Steve.

 — Et bien c’est du lourd ! lança-t-il ironiquement, tout en réceptionnant le volumineux paquet de journaux.

 — En attendant, ne laissez pas tomber les dossiers et appelez-moi dès que vous aurez fini, il faut que je remette tout en ordre avant la fermeture.

 Elle tourna les talons et s’en alla d’un pas décidé. Il entreprit la lecture de ce qui n’était qu’une longue liste de catastrophes. D’un index nerveux, il parcourut les lignes. Trois des crashs concernaient le massif du Pilat :

 Le plus ancien, le plus horrible, eut lieu le premier novembre 1944 près de Doizieux sur le versant Est du massif. Le journaliste, un certain Ferrand écrivait :

« En ce jour de Toussaint, par un temps exécrable (brouillard intense, pluies, givre) aux environs de quinze heures, le C47 Th Troop Carrier Squadron appartenant au 64th Air force, s’est écrasé au lieu-dit « Le Chirat d’Escoutay ». L’appareil procédait à une évacuation sanitaire. Il se rendait de Luxueil à Istres afin de rejoindre, dans la Drôme, l’hôpital américain de Montélimar.

Treize corps furent dégagés par les FFI, sept autres par les Américains (vingt soldats, six prisonniers allemands et une infirmière) ».

La  Une du journal titrait en lettres de deuil :

 « Toussaint noire sur le Pilat : vingt morts. »

« Lugubre ! »  déplora Steve, en dépliant un autre journal.

«  Près de Doizieux, un avion de tourisme de type Robin s’écrase. Son pilote est tué sur le coup. Son corps est retrouvé seulement deux jours plus tard par un hélicoptère  Alouette 2 de la protection civile.»

 « Deux jours après ! Voilà qui dénote du caractère sauvage de la région. » Pensa Steve impressionné ! Il poursuivit en égrenant au fil des pages, une litanie morbide où les avions tombaient comme des pipes au stand de tir de la foire d’été d’Hudson, au bord du lac des Deux-Montagnes.

« En 1963, Un piper Aircraft Apache s’écrase au Crêt de Botte, pas loin du sommet. Les quatre occupants trouvent refuge à l’hôtel du col de l’Oeilllon tout proche. Le brouillard, semble être encore une fois à l’origine du drame.  L’année suivante, un lundi de Pentecôte, un appareil de tourisme s’écrase à trois cents mètres du précédent  crash. Hasard ou fatalité ? » Concluait avec à-propos l’auteur de l’article.

C’était le dernier  journal du lot apporté par Nelly. Steve replia la feuille et soupira ironiquement :

 « Eh bien, ça tombe les avions par ici ! »

Il rassembla ensuite l’encombrante pile de journaux vers le bord du bureau. Un objet qu’elle cachait glissa le long de la table inclinée. Il le rattrapa de justesse en fermant les cuisses. C’était une microfiche qui avait échappée à sa vigilance. La dernière. Il se félicita de sa découverte.

  « Il s’en est fallu d’un cheveu pour que je ne reparte sans connaître son contenu ! Voyons un peu ce qu’elle a dans le ventre… au cas où elle me réserverait une bonne surprise ! »

 Joignant le geste à la parole, il l’engagea dans le chargeur. Sa curiosité était à son paroxysme. Qu’allait-il découvrir encore sur ce Pilat,  qui n’en finissait pas de le surprendre ? Le clic s’ouvrit sur une page blanche, un carré de lumière aveuglante d’où semblait sortir le néant. Steve désappointé refit une marche arrière et revint se positionner au même endroit. Nouveau clic, nouveau blanc. Cette fois-ci il lui fallait se rendre à l’évidence : la pièce 925 pointait aux abonnés absents. Que faire ? Il choisit d’appeler au secours Coline…

 

******

 

 Au cœur du Silo, sur le clavier de l’ordinateur central, Cloé Lathoud rentra son code confidentiel afin d’interroger le serveur. Depuis sa prise de fonction, c’était la première fois, qu’elle se trouvait confrontée à un tel imbroglio. De mémoire de bibliothécaire en chef, elle n’avait jamais vu ça ! Elle remontait des archives où les copies de la pièce s’étaient, comme par miracle, évaporées. Elle ne comprenait pas et s’interrogeait :

 « Comment un document d’apparence sans importance, pouvait susciter un intérêt tel qu’il poussait au vol ? »

 L’écran s’alluma. Sa lumière irradia la pièce d’un vert fluorescent. La souris glissa sur le plan en 3D du bâtiment jusqu'à la partie centrale de l’architecture, le Silo où étaient conservées les racines de tous les documents.

 Cloé, d’un clic droit, fit défiler les numéros des pièces et leurs classements par rôles. Dans les câbles, les informations se bousculaient et se croisaient à la vitesse de la lumière. Quelques millisecondes après, elles lui revenaient négatives : exit le fichier 925. Elle questionna les sauvegardes, rien non plus de ce côté-là. Un profond désarroi s’empara de son être. Des scénarios plus loufoques les uns que les autres traversèrent son esprit. Non, il ne pouvait s’agir d’un bug. Quelqu’un avait bel et bien accédé aux données et les avait éradiquées ! Il ne restait qu’une date d’entrée, une racine pas facile à supprimer et  qui avait dû faire de la résistance.

    Grâce à elle, avec un peu de recherche, Cloé pourrait retrouver la provenance du fichier manquant. Quant à démasquer le coupable, ce serait une autre paire de manches. Une bonne vingtaine de personnes parmi le personnel avait accès au fichier. L’enquête s’avérait délicate. En attendant, il lui fallait faire bonne figure auprès de l’utilisateur et déclencher en parallèle une enquête interne. Trouver le, où la fautive et procéder à son renvoi manu militari.

 Une fois les consignes données à Coline de ne pas ébruiter l’incident et de s’excuser auprès du journaliste, elle promit de se dépanner auprès de la bibliothèque de Saint-Étienne où elle avait conservé de nombreux amis après sa mutation…

 

******

 

 Steve attendait le retour de Coline, il était perplexe. Le Pilat faisait-il partie du fameux Triangle de la Burle ? Que signifiait l’absence de ce fichier ? L’arrivée de la jeune femme mit fin à ses supputations. Il l’interrogea.

 — Alors, ce microfilm ? Qu’en est-il advenu ?

 — Trois fois rien, un fichier altéré. De toute façon la bibliothèque va fermer dans quelques minutes, vous n’auriez pas eu le temps de le consulter.

 — Dommage.

 — Désolée, mais il vous faudra revenir. Ma chef vous fait dire qu’elle procède à son remplacement et que nous vous tiendrons au courant dès que le document sera  de nouveau disponible. Pour le reste avez-vous trouvé ce que vous étiez venu chercher ?

 — Oui, grâce à vous j’ai bien avancé, c’est un bel instrument de travail que vous avez là.

 — Oh, vous savez, quand on passe toutes ses journées ici, on ne fait plus attention au décor. Au fait, n’oubliez pas de reprendre vos pièces d’identité à l’accueil.

 — Merci de me le rappeler. Ah ! J’oubliais, voici ma carte.

 — Très aimable à vous, je vous appellerais pour me tenir au courant de la sortie de votre livre.

 — Ce ne sera pas utile, je vous en enverrai un exemplaire d’office.

 — Promis, juré ?

 — Promis juré ! Pour vous remercier de votre accueil. C’est mérité,  non ?

 — C’est généreux de votre part. Bonne chance pour la suite de vos recherches.

 Une cordiale poignée de main scella cette journée. Steve s’en retourna en espérant que la chance évoquée par Coline soit toujours fidèle au rendez-vous. Dehors, la fraîcheur le saisit. Il enfila son blouson. En palpant ses poches, il s’aperçut qu’elles étaient vides. Il se remémora subitement la recommandation de Coline « Surtout n’oubliez pas de reprendre vos papiers. » Il fit demi-tour et repassa le sas. L’hôtesse, à l’accueil, s’apprêtait à fermer.

— Vous n’allez pas me croire, j’ai oublié mes papiers lui dit-il tout sourire en lui tendant la carte numérotée qui correspondait à son entrée.

— Vous avez de la chance ! Une minute de plus et vous ne trouviez plus personne lui dit elle l’air pincé.

 Déstabilisé par la réplique agressive, il rangea son sourire et la dévisagea. Elle était plutôt jolie, mais son air coincé et le peu d’amabilité dont elle faisait preuve l’enlaidissait. Il ne put s’empêcher de lui répondre sur un ton sarcastique.

 — C’eut été dommage ! Me priver d’un si beau sourire.

Elle prit un air offusqué et se pencha sous sa banque. Elle batailla pour ouvrir un classeur à rideau retors et partit à la recherche des papiers. Steve l’abandonna un instant. Il se tourna face au hall. Son regard en même temps que l’ascenseur, s’éleva dans les étages. Le bâtiment était conçu comme un temple de verre, de sa place il  pouvait voir tous les niveaux.

 L’ascenseur s’arrêta au troisième. Les visiteurs comme catapultés bondirent hors de leur bulle de verre. Alors qu’il suivait distraitement leurs dispersions, il surprit une scène insolite : appuyée à la balustrade, Coline conversait avec l’étrange homme chauve. Steve ne savait plus quoi penser. Comme leur conversation paraissait bien agitée, il en vint à supposer que l’individu avait eu une attitude incorrecte à l’encontre de Coline et qu’elle était en train de le réprimander.

Dans son dos la voix sèche de la préposée l’interpella :

 — Vos papiers, monsieur !

 — Ah oui où avais-je la tête ? Merci, décidément, vous êtes charmante, lui dit-il d’un ton obséquieux.

La jeune femme soupira et leva les yeux au ciel en pensant : « Les compliments à deux balles, ça suffit pour aujourd’hui. »

Steve empocha les papiers, tourna les talons et se dirigea  vers la sortie. Sur le trottoir, il gonfla fièrement le torse et tâta la poche à nouveau renflée de son blouson.

« Je ne suis plus anonyme maintenant, je laisse ça aux alcooliques. Je suis citoyen, citoyen canadien et fier de l’être! »

 Au coin de l’avenue, il tourna à gauche et remonta la petite ruelle qui l’emmenait jusqu’au parking souterrain, où il avait garé son véhicule. Il descendit quatre à quatre la cage d’escalier couverte de graffitis qui le menait aux sous-sols. La clarté du jour fit place à la lumière glauque des néons.

 Le sol peint d’un revêtement caoutchouteux vert pomme, crissa sous ses bottines. Il s’en amusa. À mi-parcours, derrière lui, le bruit caractéristique d’un trousseau de clés qui chutait, l’amena à se retourner. Il reconnut l’homme chauve. Penaud, celui-ci ramassa les clés, puis, sans demander son reste, il partit s’installer au volant d’une Mercédès beige tapie dans l’ombre d’un box. Il ne bougea plus, paraissant attendre quelque chose ou quelqu’un. Son attitude intrigua Steve. Il rejoignit son 4x4 et démarra. Quand il passa à la hauteur de la Mercedes, elle déboita. Ils sortirent du parking roues dans roues. Le 4x4 remonta le boulevard Vivier Merle, flanqué de la Mercédès. Dans le rétroviseur comme dans un remake de " Duel " de Steven Spielberg, elle profilait son inquiétante calandre au faciès de brute. Steve était nerveux. Il flairait un danger :

« Cette fois c’est sûr, cet obsédé me suit ! »

 À distance respectable la berline lui filait le train. Il passa deux feux à l’orange bien mûr, pour s’en débarrasser, sans résultat. Au bout de l’avenue, il bifurqua pour prendre la rue Servient. La voiture pot de colle tourna elle aussi ! À l’extrémité de la voie, à la hauteur du pont Wilson, il choisit de redescendre par la rive gauche du Rhône et s’engagea sur le quai Marcel Augagneur, direction Marseille. À son grand soulagement, le véhicule suiveur fila tout droit en empruntant le pont Gallieni.

 Steve se blâma intérieurement.

  « Mon pauvre vieux, il faut te faire soigner, tu te fais un de ces films »…


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                  




 

 

 

 


Chapitre VI

 

 

 

Aéroport de Lyon Saint-Exupéry, mercredi 26 avril, 18 h.

 

 

I

l pleuvait sur Lyon ce matin-là. Une pluie fine de printemps, traversière, comme la chantait Brel, sauf qu’on était loin des Marquises. Sur les parkings et jusque dans les couloirs de l’aéroport, les coupe-vent aux couleurs vives volaient la vedette aux parapluies.

 Le vol Paris-Lyon s’était posé, avec un peu de retard. Les minutes passaient, impersonnelles et lentes. Steve n’était toujours pas là. Seule, au milieu de la salle des pas perdus de l’aéroport Nelly promenait sa solitude. Elle finit par s’asseoir sur un banc à côté d’un couple de Magrébins en partance vers l’Afrique. Son regard cherchait un passe-temps. En face d’elle sur le mur du hall, une immense toile tendue déroulait le portrait de Saint-Exupéry. Quand elle était enfant, ”Le Petit Prince” l’avait fait rêver, au creux de l’oreille, il semblait lui susurrer : « S’il te plaît, dessine-moi un mouton ! »

Écrivain pilote ou pilote écrivain ? Elle se posait cette question œdipienne sans pouvoir lui trouver une réponse.

Comme Rémy, Saint-Ex était mort en mission. Elle eut une pensée tendre pour chacun d’eux, puis elle revint à des considérations plus terre à terre. Que faisait donc Steve ?

 Des aérogares elle en avait tellement fréquenté aux quatre coins du monde, qu’elle aurait pu faire éditer un guide ! Mais aujourd’hui, son cœur en transit s’emballait, comme si c’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans une enceinte de ce type.

 L’émotion de revoir son “ petit écrivain ” comme elle le nommait déjà et le fait qu’il ne soit pas là à l’attendre avait altéré sa belle sérénité. Depuis leur rencontre, elle ne se reconnaissait plus. Elle se leva et fit quelques pas pour calmer sa nervosité.

 Son sac en bandoulière, croisé sur son imperméable mastic, elle l’attendait impatiemment. Sur son absence, elle échafaudait des scénarios, qui, dans son esprit, se bousculaient, tous aussi farfelus les uns que les autres.

  Tel un métronome géant, la pendule électronique qui campait au-dessus de la desserte à bagages scindait d’un clic métallique les minutes qui s’écoulaient. Le regard inquiet de la jeune femme allait et venait entre le cadran doré de sa montre et celui des diodes lumineuses qui s’affichaient sur l’écran noir du caisson lumineux. Sa nervosité apparente trahissait le doute qui l’habitait :                               Avait-elle indiqué le bon horaire à Steve ?

 Autour d’elle, la foule s’agitait. Des gens pressés la bousculaient, sans même s’excuser. Elle se sentait étrangère à cette effervescence. Son idée fixe s’appelait Steve. Plusieurs fois elle crut l’apercevoir dans la cohue


des voyageurs. Elle scrutait l’espace, attentive au moindre indice de sa présence.

 Sur sa droite, une bousculade au niveau du sas d’entrée, attira son attention. La foule se dilua. Elle reconnut, au beau milieu de l’agitation, la silhouette familière du jeune journaliste. Ce dernier venait de renverser la valise d’un homme de forte corpulence. Il vilipenda Steve : 

 — Non, mais ! Regardez-moi ça, espèce de petit morveux, vous ne pouvez pas faire attention ?

 — Je suis vraiment désolé… mais je suis pressé. Excusez-moi, je n’ai pas de temps à vous consacrer, on m’attend.

 — Vous ne vous en tirerez pas comme ça, vous allez savoir comment je m’appelle petit minus !

 Steve ne put s’empêcher de se moquer :

 — " Petit minus " joli nom,  et… si bien porté !

Sous l’invective le bonhomme faillit s’étrangler. Remonté comme une pendule, il menaçait d’en venir aux mains. Son comportement agressif n’impressionnait guère Steve. Apercevant Nelly qui se dirigeait droit sur eux il laissa choir son antagoniste en lui lançant en guise d’adieu :

 — Tabarnak ! On ne va pas se "coltailler"» jusqu'au jour du jugement dernier. Tenez, voici ma carte. Si vous avez quelque chose de cassé, de toute façon, je suis assuré.

 À genoux dans une posture qui frisait le ridicule, Jurant, suant comme un charretier, le gros homme ramassa ses effets épars. Tout à sa collecte, il affubla Steve de quelques noms d’oiseaux bien sentis. La réaction de l’interpellé ne se fit pas attendre.

 — A-t-on jamais vu un imbécile pareil ? Débrouillez-vous donc tout seul !

Jetant sa carte aux pieds  du butor il courut jusqu’à Nelly et l’embrassa : quatre fois. Ses joues étaient fraîches comme la rosée. Il la saisit par le bras et l’entraina vers la sortie. Elle regimba.

 — En voilà des manières !

 — Venez, il faut faire vite !

 — Attendez voyons, je n’ai pas mes bagages.

 — Dépêchons-nous de les récupérer, je me suis garée à la dépose-minute. Il n’y a pas de temps à perdre, sinon, je vais écoper d’une amende.

 Sur le tapis roulant, le manège des bagages avait commencé, mais Nelly ne reconnaissait toujours pas les siens. Mickaël s’impatientait. Il maugréait :

  « Ces transports aériens, c’est toujours pareil… On passe plus de temps à l’aérogare que dans l’avion, vous allez voir qu’ils sortiront les derniers ! Encore heureux s’ils n’ont pas soufferts à la manutention, sinon, nous serons obligés de perdre un temps précieux à remplir des formulaires et des paperasses à n’en plus finir. »

 — Les voilà, Steve ! Les voilà ! La valise rouge, là-bas derrière le gros sac, non pas celui-ci ! Le marron en cuir… bien… et le petit sac écossais… Oui, oui, celui-là. Voilà ! J’ai tout mon monde. N’est-ce pas merveilleux ? Sans plus prêter attentions pour ses effusions toutes féminines, Steve se mua en bagagiste entrainant à grandes enjambées, la valise rouge, le petit sac écossais et Nelly vers la sortie. Nelly le suivait péniblement. La sangle du petit sac en tissu écossais n’arrêtait pas de glisser son épaule.

 — On fonce ! Commanda-t-il sans même la regarder.

  « C’est tout l’effet que je lui occasionne ? se lamenta Nelly. Question décor, j’ai pourtant mis le paquet. »

 C’est vrai qu’elle était plutôt en beauté. Elle avait pris un soin extrême à sa toilette matinale pour lui plaire. En pure perte.

  « Nelly ma fille ne te fais guère d’illusions ; ce garçon ne t’est pas destiné. Sûrement pris, quelle veinarde celle-là ! »

 Sur la déserte un 4x4 noir de marque allemande attendait Steve. Un magnifique papillon bleu pervenche ornait son pare-brise. Ce coléoptère, d’une espèce qui n’était pas répertoriée au catalogue, pourtant fourni, du parfait entomologiste, le mit dans une colère noire. Il pesta en agitant le papier comme un ostensoir.

 — Quelle poisse, le deuxième en quinze jours ! À ce petit jeu, si cela continue, toutes mes économies vont s’envoler. Nelly s’amusa de son infortune :

 « Malheureux au jeu, heureux en amour » pensa-t-elle. 

Steve démarra sur les chapeaux de roues, très remonté contre la bureaucratie et les bureaucrates de tous poils, gendarmes ou policiers.

 Leur véhicule se fondit dans le trafic très dense de l’autoroute A7, direction le Sud.

 — Avons-nous beaucoup de route ? interrogea Nelly.

 — Non, à moins d’être bloqué par un bouchon, à peine trois quarts d’heure.

L’autoroute épousait les méandres du Rhône. Son déroulé monotone favorisait le dialogue. Steve raconta à Nelly ses déboires de la vieille : l’histoire du fichier manquant et de l’étrange homme chauve. La jeune femme écoutait en silence. Elle paraissait septique.

 — Hostie ! Vous ne me croyez pas ?

 — Si ! Et votre histoire m’effraie. Aurions-nous un risque  à courir dans notre enquête ?

Steve la rassura :

 —Vous savez un journaliste a toujours beaucoup d’imagination. Je me fais sans doute un sang d’encre pour rien.

 — De toute façon risque ou pas risque, j’irais jusqu’au bout ! affirma Nelly.

Steve admira la ténacité et le courage qui habitaient la jeune femme.

 — Ne vous inquiétez pas. Je suis là pour vous protéger.

 Du coin de l’œil, Nelly l’observa. Il était beau comme un Dieu. Elle pensa :

 « Mouaais, comme garde du corps il est plutôt beau gosse. J’en connais d’autres qui aimeraient bien être à ma place »… 

 Ils traversèrent Feyzin, sa raffinerie, ses puanteurs. À Vienne, ancienne primatiale des Gaules, ils enjambèrent le fleuve, abandonnant la Nationale 7 pour emprunter la nationale 86. Léchant les pieds des collines, la route longeait les vignobles en coteaux. Au petit village de Chavanay, ils bifurquèrent vers Pélussin et le Massif du Pilat. La route encaissée montait en lacets en suivant le lit d’un ruisseau. Large et bien goudronnée, elle permit à Steve de se faire plaisir en attaquant un tantinet l’asphalte. Les pneus crissaient à chaque virage.

Nelly se taisait. Elle paraissait contrariée. Il s’en inquiéta :

 — Tu n’as pas confiance ?

 — Confiance si ! Mais je crains la voiture, où allons-nous ?

 — Chez Juliette Panel, tu te sentiras chez elle comme chez toi, mieux que chez toi…

 — “Home sweet home” soupira Nelly. 

 — Je ne mens pas. Juliette est une amie. Tu verras. Je vais ralentir un petit peu, ça ira ?

 — Merci, ça ira.

 La route sortait des lacets, son tracé devenait plus rectiligne. La pente s’adoucissait. Une poignée de kilomètres plus loin, ils émergèrent sur un plateau. Le village de Pélussin baigné de soleil, s’alanguissait, paresseusement adossé à la montagne qui mangeait l’horizon de sa masse vert sombre.

 À son sommet l’antenne de télévision, majestueuse dans sa toque blanche, chapeautait le paysage.

« C’est magnifique ! »  S’exclama Nelly.

 Ils traversèrent le village aux deux églises, prirent la direction du sommet puis bifurquèrent en direction du collet de Montvieux, altitude : huit cent onze mètres. Droite comme un I, bordée de sapins, la route s’envolait littéralement vers lui. Ils passèrent tout à côté des lieux du drame. Steve, à la dérobée, observa Nelly. Toute à la joie de découvrir les beaux paysages que la montagne offrait, elle souriait. Il jugea inopportun de lui en parler.

 « Demain, il sera bien assez tôt » songea-t-il.

 Au faîte du col, à l’endroit où la route plonge sur l’autre versant en direction de la vallée du Gier, deux auberges comme celles d’Alphonse Daudet dans les ” Contes du Lundi ” séparé par la route, se faisaient face. Mise à part la route, aucune animosité ne séparait les deux propriétaires. L’une propose une carte plus élaborée, l’autre une cuisine plus familiale à base de produits de terroir. L’a première occupe le côté gauche de la route dans le sens de la montée, l’autre le côté droit, c’est l’auberge de la Croix tenue par Juliette Panel. Passé l’édifice, son minuscule parking à l’allure champêtre, accueille la clientèle. Une quinzaine de véhicules tout au plus trouvent leurs places. Le 4x4 se gara, non sans mal. Au sortir de la voiture Steve prit la main de Nelly.

 — C’est beau non ? Regarde-moi ce paysage ! D’un geste ample de la main, il balaya l’horizon.

 Des sentiers de randonnée s’enfuyaient vers les pointes des crêts tout proches : crêt de la Perdrix, crêt de l’Œillon.

 — C’est grandiose ! Grandiose et… vivifiant ! commenta Nelly en remontant le col de son imperméable pour se protéger de la fraîcheur environnante.

 À l’ouest, une barrière de nuages noirs et menaçants mâchurait le ciel. Steve s’en inquiéta.

 — Ces nuages ne me disent rien de bon.

 — Mouais… Je suis d’accord. Ils ne me paraissent pas  très sympathiques.

Le vent se levait. Il poudra le nez de Nelly d’un peu de terre soulevé. Le fond de l’air fraîchissait.

 — Le temps se gâte. Hâtons-nous de rentrer, conseilla prudemment Steve.

Nelly ne se le fit pas dire deux fois, elle avait peur des orages. Ils hâtèrent le pas.

 À fleur de route, au pied de la porte d’entrée d’une simplicité toute paysanne, une marche en pierre taillée leur fit la courte échelle. Une enseigne la coiffait, suspendue à une potence en fer forgé, elle représentait un vieux parchemin sur lequel on pouvait lire en lettres gothiques : « À la ferme, restaurant. »

 Le seuil franchi, ils pénétrèrent dans une petite salle accueillante, basse de plafond, aux dimensions modestes. C’était une ancienne étable que l’on avait aménagée.

 Le plafond, bardé d’imposantes poutres brutes d’équarrissage, donnait un caractère rustique à la pièce. Aux murs courait de la frisette. Une douzaine de tables en cerisier massif, avec leurs chaises à l’identique, semblaient attendre quelques maquignons venus traiter une affaire, un jour de marché. La lumière rentrait, timidement, par une petite fenêtre basse qui donnait sur un enclos. La pièce sentait bon la cire, la propreté, la simplicité.

 Une ouverture avait été aménagée sur le mur du fond. Deux marches à monter et l’on rejoignait la partie rajoutée : une salle de restaurant vaste et lumineuse, d’une facture plus moderne. Sur la gauche de celle-ci on trouvait l’entrée des cuisines et du service, en face, les toilettes, l’accueil et l’accès aux chambres. Un havre de paix après la longue route qui les avait menés là ! Ils se laissèrent tomber littéralement sur les chaises. Ils n’eurent pas le temps de se reprendre que la propriétaire, torchon à la main, mains sur les hanches, apparut et les tança :

 — Si c’est pour manger vous êtes trop en avance si c’est pour des chambres, vous tombez mal, elles sont toutes occupées !

 Interloquée Nelly interrogea son compagnon du regard, comme pour lui dire :

« Qu’est-ce que tu m’as fait croire, où allons-nous coucher maintenant ? »

 — Très bien, il ne nous reste plus qu’à dormir à la cloche de bois ! répondit Steve, d’un air faussement résigné.

 La patronne, ne put s’empêcher de pouffer de rire. Nelly comprit qu’elle était victime d’une cabale. Elle était furieuse contre Steve et confuse de sa naïveté.

 — Ce n’est pas possible d’être si bêtes ! Vous êtes de grands enfants !

 — C’était une blague Nelly ! Une blague. Je te présente la patronne : Juliette Panel dite « La Liette ».

Satisfaite du bon tour qu’elle venait de jouer, la Liette s’avança vers Nelly. Elle lui délivra une solide poignée de main qui la surprit.

 — On n’oublie tout ça ? Sans rancune ? Nelly opina de la tête. J’avais hâte de vous connaitre. Elle se tourna vers Steve. Le grand gaillard que vous voyez-là n’a pas tarit d’éloges à votre sujet, Je dois avouer que le portrait pourtant flatteur qu’il m’avait fait de vous était à des années-lumière de  l’original.

L’éloge était inattendu, inespéré.

Les joues de Nelly s’empourprèrent. Elle adressa un regard gêné à Steve dans lequel se mêlaient satisfaction et reproche. Il lui souriait, fier comme un gosse qui aurait fait une bonne blague. La Liette enchaîna : Mais je cause, je cause, je vous ennuie peut être, vous devez avoir faim, après tout ce voyage… Je vais vous préparer un petit en-cas. Installez-vous où vous voulez.

 Le repas servi fut frugal, mais délicieux. La Liette, délaissant tablier et fourneaux, leur apporta le café et partagea le dessert avec eux. La conversation tourna autour de mille choses. Par pudeur, pour épargner à Nelly des souvenirs douloureux, on évita d’aiguiller la conversation sur l’accident des avions. Il était plus de vingt-deux heures quand le premier coup de tonnerre éclata. Nelly sursauta. La Liette la rassura :

« Ne vous inquiétez pas, les orages ici sont violents, mais ils ne durent pas ».

 La lumière vacilla. Leur hôtesse se montra plus circonspecte.

 — C’est du sérieux. On dirait que nous sommes en plein dedans. Heureusement, j’ai gardé les bonnes vieilles lampes à pétrole.

 — Fin de souper aux chandelles, voilà qui est marrant, non ? s’exclama Steve enjoué.

 Avant que Nelly n’eût répondu, Juliette crut bon d’ajouter : 

 —  Comme des amoureux.

La jeune femme rougit de nouveau. Cet embarras eut le don d’attendrir son compagnon de table. Sur les conseils de la Liette les convives bâclèrent la fin du repas par peur d’une coupure d’électricité.

 — Allons, il est temps que je vous montre vos chambres, suivez-moi.

Ils accompagnèrent leur hôtesse jusqu’à l’étage. Le tonnerre grondait et le plancher craquait. Sur le palier, en remettant la clef de sa chambre à Nelly, la Liette s’aperçut de l’angoisse qui s’était emparée de la jeune femme.

 — Ne vous faîtes pas de bile ! Je vous ai mis côte à côte, vos chambres sont contigües, vous Nelly au 3 et vous Steve au 5. Il vous sera facile de communiquer, une simple cloison vous sépare. Bonne nuit. Moi je vais me coucher, essayez d’en faire autant malgré ce tintamarre.

 Ils restèrent dans le couloir, sur le pas de leur porte, à se regarder sans dire un mot. Les coups de tonnerre hachaient le silence de leurs grondements sourds. Steve rompit l’enchantement :

 — Bonne nuit. Si tu as besoin de quelque chose, n’hésite pas. Joignant le geste à la parole, il tapota un S.O.S sur la cloison toc…toc… toc… toc, toc, toc… toc… toc… toc…  ce qui eut pour effet de détendre un peu Nelly.

 — Je suis morte de peur, mais tellement fatiguée que je devrais trouver le sommeil assez rapidement.

 — Il le faudra. Demain nous avons rendez-vous avec Pelletier, un ancien militaire. Les avions sont tombés à proximité de chez lui. J’espère beaucoup de cette rencontre. Et maintenant, dodo !

 Steve, la joue droite posée sur ses mains jointes, mima le sommeil. Un timide sourire accompagna la jeune femme dans sa chambre. Elle alluma la lampe de chevet et s’affala sur le lit où paresseusement elle entama un numéro de contorsionniste pour se déshabiller tout en restant couchée. À demi dévêtue, elle resta allongée un bon moment à contempler son univers. La sobriété des lieux conférait à la pièce une allure monacale, elle sentait la cire, la propreté, la rusticité.

 Sur une chaise, son vieux sac à main, avachi comme une marotte après un spectacle de marionnettes, semblait lui dire : « Où m’as-tu entrainé cette fois-ci, au bout du monde ? »

 En petite tenue, elle se leva et entreprit de ranger ses affaires. L’armoire s’ouvrit en exhalant des relents de lavande.

« Délicieusement kitsch » s’extasia Nelly.

 Son travail accompli, elle s’approcha de la fenêtre et jeta un coup d’œil furtif à travers les carreaux. Dehors c’était l’enfer. En bourrasques violentes, le vent s’engouffrait entre les bâtiments. Il chahuta la lanterne de la cour qui éclaira pudiquement au travers des carreaux, le corps de Nelly. Elle se recula de crainte qu’on ne la vît à moitié nue.

  « C’est idiot d’avoir peur, qui donc se hasarderait à sortir par un temps aussi exécrable. » pensa-t-elle en s’avançant de nouveau.

 Les éclairs flashaient la lisière de la forêt, l’habillant de sourdes menaces. Elle tira le rideau, mais ne fut pas plus rassurée pour autant. Elle ne trouvait pas le sommeil. Elle arpenta la chambrette nerveusement et s’arrêta devant la porte. Elle regardait fixement la poignée. De folles pensées se bousculaient dans sa tête : Fallait-il tourner la clef ou laisser la porte ouverte ? Et si Steve avait la bonne idée de la pousser ?

 Elle se résolut à ne pas la fermer, laissant libre cours à son imagination. Un coup de tonnerre la fit sursauter. Elle sauta dans son lit et s’enfouit sous les couvertures. Elle tremblait. Elle avait l’impression que la montagne, comme une intruse, la rejetait, lui signifiant de toutes ses forces vives qu’elle ne voulait pas d’elle. Le vent redoublait d’efforts.

 Sous ses assauts, la maison s’arc-boutait en craquant. Nelly sortit timidement la tête hors des draps. Elle scruta le plafond. Les éclairs, l’illuminaient comme des feux d’artifice au firmament d’un ciel de Quatorze Juillet. Des ombres inquiétantes envahirent la pièce. On marchait sur la gouttière. Etait-ce une chouette, un hibou, ou… autre chose ? 

Des fantômes effrayants ressurgissaient et revenaient hanter sa mémoire. Elle avait à peine six ans quand la foudre était tombée à quelques mètres d’elle…

 De l’autre côté de la cloison, dans la chambre n° 5, Steve, assis sur son lit gambergeait lui aussi. L’envie de rejoindre Nelly le tenaillait, mais le risque d’aller trop vite en besogne, de tout gâcher dès le premier soir, tempérait quelque peu ses ardeurs. La jeune femme ne paraissait pas insensible à ses charmes, mais quel prétexte trouver pour frapper à sa porte ? Il la devinait prisonnière de son passé et se battre contre des ombres ne l’enchantait guère. Il haussa les épaules.

 Peut-être qu’en l’aidant à exorciser ses vieux démons, elle en assumerait le deuil. Mais comment aborder un sujet aussi délicat sans la froisser ? Ce soir tout lui paraissait compliqué et avec le bruit du tonnerre, réfléchir devenait une gageure. Il s’allongea.

« Laissons passer l’orage. Demain, après une bonne nuit de sommeil, l’éclaircie viendra toute seule. »

 Il essaya de s’endormir, mais à chaque fois qu’il fermait les yeux, la plaque en laiton gravé du numéro 3 semblait le narguer. 

 Nelly de son côté essayait de se reposer, sans plus de réussite. Comme un pilonnage d’artillerie, les grondements du tonnerre s’intensifiaient et se rapprochaient. Leurs échos roulaient de crêt en crêt, jusqu’à l’intérieur de sa tête. À chaque coup de semonce, elle se terrait un peu plus profondément sous les draps. Elle grelottait.

 

********

 

 La petite fille aussi grelotait. Gribouille, son chien, un gentil bâtard à poil ras avec un œil noir et un œil blanc se cachait apeuré entre ses jambes. Profitant d’un moment d’inattention, la gamine avait échappé à la surveillance de ses grands-parents et s’était perdue. L’orage l’avait rattrapée alors qu’elle cherchait à retrouver le chemin de la maison. Une forêt de pins providentielle lui apparut comme un abri convenable. Elle se réfugia sous le plus grand d’entre eux, ferma les yeux, enlaça le tronc et fit corps avec lui. Ses vêtements étaient trempés, elle tremblait de froid. Ses petites jambes flageolaient et ne la portaient plus. Petit bouchon balloté dans un océan de tempête, elle essayait tant bien que mal de survivre. Les coups de tonnerre et les éclairs se rapprochaient dangereusement. Soudain, l’un d’entre-deux explosa sur son refuge improvisé. Il l’arracha à son étreinte et la projeta au sol, hébétée et groggy.

 Gribouille le poil hérissé, s’enfuit, en aboyant. Le ciel cracha une langue de feu qui embrassa le pin voisin. Il explosa presque aussitôt. Dans les prunelles écarquillées de la petite fille, les flammèches s’envolaient en rougeoyant.

 Abandonnant le couvert de l’arbre, elle s’enfuit à toutes jambes, en hurlant de terreur.

 

******

 

 Dans le calme retrouvé d’un nouveau matin, Steve et Nelly descendirent l’escalier en colimaçon qui menait à la salle de restaurant. Des arômes de café et de cacao s’envolaient jusqu’aux chambres.

 De la cuisine leur parvenaient des bruits de casseroles entrechoquées et des éclats de rire. La salle de restaurant, quant à elle, était déserte. Aucun convive ! À l’évidence ils étaient les premiers. Ils s’installèrent. Ce n’était pas la place qui leur manquait ! Ils en profitèrent pour s’octroyer la meilleure, tout à côté de la grande baie vitrée. Un plus. Le petit déjeuner arriva en même temps que la première taquinerie de madame Panel.

 — Non, mais ! Vous avez vu l’heure ? protesta-t-elle. Si nous nous levions aussi tard, les clients deviendraient anorexiques. Le petit déjeuner vous attend depuis plus d’une heure. Il est patient lui. Pas moi. Vous êtes les derniers grogna-t-elle avant de rejoindre sa brigade en cuisine. Les derniers !

 Steve rassura Nelly :

« Ne t’inquiète pas, elle fanfaronne, mais c’est une brave femme ! »

 Ils gagnèrent leur table. Elle était garnie  de grosses tranches de gros pains bis, de confitures d’airelles et de mûres, faites maison. Le miel de pin coulait de son pot comme de l’or en fusion. Le  beurre, baratté à la ferme, s’étalait tendrement sur les tartines et le lait bourru sentait bon l’herbe des montagnes. Steve était aux anges et il ne manqua pas de le faire savoir :

 — C’est comme chez moi ! Il ne me manque que le sirop d’érable !

 — De quoi nous remettre de nos émotions ! Mais c’est trop copieux constata Nelly.

 — Tu parles pour toi ! Je vais manger pour deux, parce que… quand je t’ai entendu crier hier au soir…

Avec l’index délicatement, elle lui clôt les lèvres.

 — Chut ! On pourrait nous entendre.

 — Je n’ai rien fait de mal, après tout.

 — Ce n’est pas moi qui dirais le contraire.

 Leurs yeux, seuls, continuèrent la conversation. Puis ils se mirent à manger d’un égal appétit. Du coin de ses fourneaux, où elle s’affairait à la préparation du déjeuner, la " patronne " épiait leurs moindres gestes. Elle parlait toute seule en se frottant les mains : « Ils ont faim, ça c’est bon signe ! » 

 Nelly engloutissait les grosses tartines avec appétit. Elle se sentait toute ragaillardie. De nouveau le bonheur lui souriait. Il avait le visage de Steevy et ses beaux yeux marron en forme d’amandes. Elle ferma les siens et rêva…

 

 D’autres bruits de cuillères entrechoquées, d’autres rires complices revinrent titiller sa mémoire. Rémy était là, assis devant elle, à la place de Steve. Son sourire s’effaça, ses soleils se noyèrent dans l’eau froide de la carafe qui lui faisait face. Le remords se substitua au bonheur. Les beaux sentiments de tout à l’heure s’éparpillèrent aux quatre coins de la pièce. La petite voix au timbre familier, qui l’habitait, l’admonesta :

 « Tromper Rémy, à l’endroit même où il est mort, tu n’as pas honte » ?

Steve lui prit la main.

 — Tu rêves ?

Elle jeta ses mauvaises pensées aux orties et le sourire de Steve effaça ses derniers doutes :

 — Non… Je suis heureuse chéri.

 — Il se pencha vers elle, leurs lèvres s’effleurèrent.

 En cuisine, Juliette qui n’avait rien perdu de la scène jubilait. Au passage, elle attrapa le bras de Marion, la jeune serveuse, qui débarrassait la table et la sermonna :

 — Viens ici toi, ne t’avise surtout pas de dire que c’est moi qui ai coupé l’électricité hier soir, tu m’as comprise ? Gare à toi si tu ne sais pas tenir ta langue… Allez ! Va.

La jeune fille, lui sourit, elle fit oui en dodelinant de la tête. Un regard complice brillait au milieu de ses joues roses et potelées.

 La Liette retourna à ses fourneaux, satisfaite du bon tour qu’elle venait de jouer au destin. Une bonne odeur de pintade rôtie qu’on arrosait de son jus, s’évadait déjà des cuisines…



 

 

 

Chapitre VII

 

 

 

Massif du Pilat : Bois de Bancelle, altitude 1150 mètres. Jeudi 27 avril : 10h30.

 

 

S

i cela ne vous dérange pas de converser dans la buanderie… ma femme est en train de nettoyer. C’est un véritable adjudant de gendarmerie. Hé oui, que voulez-vous on ne se sépare pas comme ça de l’armée, même à la retraite, surtout quand on se marie avec la femme de son colonel ! Sur son petit carnet rouge, Steve avait noté, sur les indications de Duvert : « Pelletier, voisin du drame, ancien militaire, très important » ; il répondit :

 — Ne vous excusez pas, c’est déjà gentil de nous recevoir, n’est-ce pas Nelly ?

 — Plus que gentil en effet… ajouta  l’interpellée en affichant une mimique de circonstance.

 Claude Pelletier était un homme affable, de grande taille, quoiqu’un peu voûté. Sous son épiderme, à fleur de peau, saillaient de grosses veines aussi noueuses que les racines d’un vieil olivier. Une carcasse sans fin et des jambes arquées finissaient de lui conférer l’allure dégingandée d’un vieux baroudeur. Toisant cette architecture atypique, son visage au teint mat mettait en valeur la transparence bleutée de son regard. Malgré un cancer de la peau qui n’était plus qu’un lointain souvenir, il portait allégrement ses cinquante-neuf printemps.  Apparemment, il était à la fois content de voir du monde et satisfait que l’on s’intéresse encore à cette vieille affaire qui l’avait, en son temps, passionné.

 — C’est qu’il ne passe pas grand monde par chez nous ! lança-t-il à l’adresse des visiteurs.

 — Cela ne pas m’étonne pas, répliqua Steve, les chemins sont très mal indiqués. Nous avons eu un mal fou à vous trouver. Le jour où on inventera un instrument capable d’indiquer un itinéraire, appelez-moi ! Je suis preneur.

 L’homme esquissa un sourire. La naïveté de son visiteur le déconcertait.

« En voilà un utopiste ! Et pourquoi pas un instrument qui parle, où qui vous dirige depuis l’espace pendant qu’on y est ! » Agacé, il changea de sujet :

 — Vous connaissez le proverbe : « Pour vivre heureux… »

 — … « Vivons cachés ! » conclut Nelly, atterrée par la tournure affligeante dans laquelle s’engageait la conversation.

 — Pas trop quand même ! Sinon vous ne m’auriez pas trouvé ! répondit Pelletier. La réplique n’amusant guère que lui, il enchaîna rapidement : suivez-moi, je vous prie.

 À sa suite, le duo s’engagea dans la pièce. Nelly fermait la marche. Sur le seuil de la porte d’entrée, la jeune femme se retourna. Le paysage était plutôt sauvage. La ferme était construite en lisière d’un bois. Au fond d’une clairière, plein ouest, on pouvait voir les premiers éboulis du Chirat de Rochetaillée. Entourée de collines, la bâtisse paraissait écrasée sous le joug des crêts. À sa périphérie, les arbres, épicéas, hêtres, fayards-, tissaient un rideau très dense.

 Côté Est, voisinaient des champs où quelques pommiers épars s’accrochaient péniblement à la pente. Les parcelles étaient bien entretenues. Les clôtures de fils barbelés en bon état attestaient de la présence de l’homme et occultaient le caractère sauvage de l’endroit. Alentour peu de voisinage. Seul, sur l’autre versant, un petit hameau de trois fermes où les cheminées fumaient encore formait comme un ilot de vie.

 — Vous êtes tranquille ici, un vrai paradis ! S’extasia Nelly.

 Pelletier finassa.

 — Question voisins, c’est un peu juste. Les premiers habitent à plus d’un kilomètre. Ceci dit, faites bien attention où vous mettez les pieds, les marches sont glissantes et pas forcément étudiées pour des talons hauts.

 Nelly, emboita prudemment le pas à Steve. Un long appentis, vitré sur toute sa longueur, prolongeait la ferme sur son côté Est. Ils accédèrent à la porte d’entrée en montant une dizaine de marches. À l’intérieur, il ne faisait pas très clair. Leur hôte n’alluma pas. « Plus d’électricité peut-être ? » songea Nelly. Elle interrogea Steve d’un regard incrédule. Il haussa les épaules d’un geste d’impuissance. Il ne comprenait rien non plus. Dans le sillage de leur hôte, sans plus se poser de questions ils longèrent une immense table. Faite de bric et de broc, recouverte de vieux journaux faisant office de nappe, elle s’étirait tout au long de la pièce. Des pommes et des noix, en vrac, rescapées du dernier automne squattaient son étal. Au plafond, ficelé sur des cannes de bambou suspendues aux poutres, des guirlandes de saucissons séchaient.  Pelletier s’excusa de leur présence.

 — Ce sont mes saucissons, je les fabrique moi-même, mes amis s’accordent à dire qu’ils sont très bons.

 — En tout cas, ils ont une mine très sympathique et ils sentent très bon, vos amis ont de la chance, s’enthousiasma Nelly.

Le compliment sembla réjouir le propriétaire des lieux.

 — De la chance et de l’appétit ! C’est tout ce qu’il me reste, si le cœur vous en dit, je vous couperai quelques tranches, tout à l’heure.

 — Très volontiers ! Se réjouit Steve qui salivait par avance à la vue des charcuteries.

 — J’en serai ! Surenchérit Nelly.

 Ils gagnèrent le fond de la pièce. Dans l’âtre d’une vieille cheminée finissaient de se consumer quelques braises. Le presque quinquagénaire se pencha au-dessus du foyer.

 — J’ai dû allumer, le mois d’avril est frisquet et cette pièce n’a pas été chauffée de tout l’hiver.

 — Il ajouta une bûche, tisonna les braises à l’aide d’un vieux pique-feu. La flambée se remit à crépiter joyeusement. La chaleur, instantanément, leur sécha les joues.

 — Installez-vous, leur dit-il en désignant deux tabourets à l’aspect bancal qui n’incitaient guère à la pause. Devinant l’hésitation de ses hôtes, il ajouta : Vous pouvez y aller, c’est du solide ! Sur leurs assises, trois générations de Pelletier ont posé leurs séants.

 Steve remercia en s’asseyant avec prudence. Nelly en fit autant en souriant poliment. L’humour d’un inconnu, à froid, n’était pas sa tasse de thé. Saisissant le dossier d’une chaise Pelletier s’assit à leurs côtés. Sa main gauche, étrangement raide, le pouce engagé dans le premier passant de sa ceinture, ne quittait pas la poche de son jean,

Nelly fixa intensément le bras inerte de Pelletier. Elle avait déjà remarqué cette posture anormale en entrant, mais elle l’avait apparentée à de la décontraction. L’homme sentit le regard posé sur lui.     

 — Quelque chose vous titille ? demanda-t-il.

Confuse, la jeune femme bredouilla un « oui » à peine audible.

 — C’est ma main qui vous intrigue ? Vous avez raison. C’est une prothèse. Bien imitée, certes, mais stérile et sèche comme une branche morte.

Nelly se garda bien de faire un commentaire. Elle ne voulait pas faire d’impair. Elle se contenta d’écouter les explications de Pelletier.

 — Laissez-moi deviner vos pensées, lui dit-il soudain. Vous subodorez une blessure de guerre, n’est-ce pas ?

« En plein dans le mille ! Cet homme est le Diable incarné », songea Nelly décontenancée par la sagacité du militaire. Pelletier profita de son étonnement pour enchaîner d’un ton ferme :

 — Eh bien, vous n’y êtes pas du tout. J’aimerais pourtant qu’il en soit ainsi. Je bénéficierais aujourd’hui d’une pension confortable. Mais, à mon corps défendant, si je puis m’exprimer de la sorte, c’est à un cancer que je dois mon handicap. Dans mon malheur, j’ai eu la chance qu’il ait commencé son sale boulot à cet endroit. Pour sauver l’arbre, il a fallu sacrifier la branche, trancher… au propre, comme au figuré.

 — Ce ne doit pas être facile de vivre avec ça au quotidien compatit Steve.

 — On s’y fait. Toute ma force s’est transférée dans mon bras droit. Vous n’allez pas me croire, mais je soulève des charges de deux à trois fois plus lourdes qu’auparavant. Cet accident  a fait de moi un jeune retraité. J’ai quitté l’armée à quarante-sept ans.

 — Steve sortit discrètement son carnet pour prendre quelques notes. Pelletier parut contrarié.

 — C’est vous que j’ai eu au téléphone. Vous êtes journaliste ?

Steve acquiesça du menton.

 — Je vais vous mettre à l’aise tout de suite, de journaux je ne connais guère que La Tribune- Le Progrès …. Pour  ma femme qui est iséroise, ce serait plutôt le Dauphiné Libéré … C’est une source de conflit dominical, car nous n’achetons le journal que le dimanche.

 — Le Progrès et le Dauphiné sont de très bons journaux… même le dimanche ! souligna Steve.

L’humour n’était pas le point fort de Pelletier. Il ne releva pas la plaisanterie et se tourna vers Nelly.

 — Vous êtes la veuve du pilote qui commandait la patrouille, le lieutenant-colonel Dubreuil ?

 — Colonel ! À titre posthume, hélas !

 — L’armée à bien fait les choses. C’est une grande famille ! J’en parle en connaissance de cause. En fait, je crois qu’il est grand temps de me présenter. J’ai toujours vécu ici. Rochetaillée est ma deuxième peau. La propriété appartient aux Pelletier depuis plusieurs générations. J’ai passé mon enfance ici, heureux et libre. Nous n’étions pas bien riches, un rien nous amusait. À force de tailler des bateaux dans des écorces de pin et de les lancer dans les jours de pluie au fil des rigoles, j’ai fini par avoir envie de les suivre. Je me suis mis à rêver d’horizons différents, d’océans et de pays lointains. Hélas mon père, avait pour moi des vues plus terre-à-terre. Il s’était mis en tête de faire de moi un paysan. Je n’en avais pas l’âme, Alors, je me suis engagé dans l’armée de l’air. C’était la première fois que je lui désobéissais. Pas une seule fois je n’eus à regretter ma rébellion. J’ai passé vingt-sept ans de ma vie au service de la nation, vingt-sept années merveilleuses à courir le monde, à épancher ma soif de voyages. C’est grâce à l’armée que j’ai connu ma deuxième épouse, elle était PFAT[1] dans une caserne de l’armée de terre qui nous hébergeait temporairement.

 « Voilà qui explique le caractère martial de son ménage » songea Nelly.

 — À bientôt cinquante ans je me sens en pleine forme.     Je suis chasseur, sans me vanter une des meilleures gâchettes de la région, pêcheur, et même président de  « la gaule capétienne ». J’occupe depuis plus vingt ans le poste de secrétaire des anciens combattants de la FNACA dont je suis également le porte-drapeau. Je suis juge des tutelles. Accessoirement, je sers de guide aux touristes qui traversent le massif du Pilat. Pour parfaire cette énumération, j’ajoute que je suis très impliqué dans l’économie locale. Enfin pour couronner le tout, à mes heures perdues et Dieu sait si elles sont rares, je m’occupe de placements financiers. Mais ça, c’est juste pour dépanner un ami et payer mes cigarettes. Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas en manque d’activité. Au contraire, tout le monde vous le confirmera ici.

À l’énoncé de cette copieuse énumération, Steve ne manqua pas de s’étonner :

 — Vous arrivez à chasser malgré votre handicap ?

 — Il n’y a rien que je ne puisse faire comme avant ! affirma Pelletier d’un ton péremptoire. Vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Je suis une des meilleures gâchettes de la région.

    —Et bien, souhaitons-nous une vieillesse aussi gaillarde que la vôtre ! N’est-ce pas Nelly ?

La jeune femme nuança le propos.

 — Soit ! Mais alors le plus tard possible.

 — Cela va sans dire ! souligna Pelletier goguenard.

Un blanc s’installa dans la conversation. Steve prit la parole :

 — À la mairie, on nous a conseillé de venir jusqu’ici. On nous a laissés entendre que vous étiez le dépositaire de l’accident des Mirages.

 — " On " qui-est-ce ce " On " ? Sans attendre la réponse à sa question, Pelletier enchaîna.

 — Inutile de dénoncer votre informateur. Il y a fort à parier que ce soit mon ami Duvert qui vous ait aiguillé par ici.

 — C’est fort probable en effet. J’écris un livre sur la malédiction des Kennedy et le mystérieux Triangle de la Burle. Croyez-vous qu’il soit à l’origine de l’accident des trois Mirages ?

 — Moi vous savez… par atavisme avec les gens d’ici, j’ai plutôt les pieds sur terre. Toutes ses histoires fumeuses qui gravitent autour du Pilat me laissent indifférent.

 — C’est vrai qu’il y a eu beaucoup de crashs inexpliqués par ici, mais n’est-ce pas le propre de toutes les montagnes ? Je ne crois pas aux forces telluriques ni aux autres explications plus ou moins fumeuses qu’on ressort du placard à chaque accident. Vous êtes venu chercher de l’aide ? Posez-moi des questions cohérentes, je vous répondrai, si je le peux… mais de grâce, laissons de côté ces enfantillages. Steve prit note et continua à dérouler le fil de ses questions :

 — Bien. Revenons donc à l’accident des mirages. Quels souvenirs en avez-vous gardé ? Pesez bien vos mots, le moindre détail qui vous apparaitrait anodin, pourrait s’avérer de la plus haute importance pour nous.

 Le regard de Pelletier fixa au-delà des vitres, un point imaginaire. Son front se plissa. Il interrogea sa mémoire et raconta :

 — Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous étions le vingt mai. Au calendrier c’était le printemps, mais au-dehors, tout  laissait à penser que nous étions en automne. Les cinq jours précédant le drame, il avait plu sans discontinuer. Un paysage englué de début novembre : un ciel bas, un sol gorgé d’eau et l’humidité qui suintait de partout. La montagne saignait de tous ses rus, un de ces pans menaçant même de s’effondrer. Le déluge !

 La veille pourtant, nous avions eu une accalmie. La pluie avait soudainement cessé de tomber. On s’interpellait entre voisins pour se rassurer : « J’ai ouïe dire que demain il fera beau ! »,  disaient les uns. «  Les oiseaux chantent. C’est bon signe », disaient les autres. On avait même droit à des références bibliques : « Cela ne va pas durer trente jours et trente nuits quand même ». Les plus optimistes claironnaient : « Le soleil perce au col. La lumière change. C’est bon pour nous… » Et chacun de prévoir la mise en chantier de travaux dès le lendemain, pour réparer les dégâts occasionnés par la pluie.

 On s’est réveillé, au matin de cette funeste journée, les yeux pleins d’humeur, dégrisé. Toujours pas de soleil ! Le brouillard avait envahi le paysage. Derrière lui, le soleil rougeoyait. Une présence, grasse, collante, adipeuse. On ne distinguait pas à dix mètres. Il absorbait tout : les fermes, les arbres, les chemins qui paraissaient partir pour nulle part. Il étouffait les sons sous une chape de silence. On se serait cru dans un cercueil. De la terre humide exhalait des peurs ancestrales.

 Un vieil homme qui habitait à deux pas de chez moi passa sans me voir. Il avait sa trogne des mauvais jours. Il déparlait. Je l’interpellai. Il s’approcha :

 — C’est toi Pelletier ?

 — Qui veux-tu que ce soit, le Diable ?

 — Le Diable je l’ai déjà rencontré. C’est ce foutu brouillard. Il me tarde de rentrer à la maison, car il ne fera pas bon à trainer sa carcasse par ici, aujourd’hui.

 — Qu’est-ce que tu veux dire ?

 — C’est la brume rouge ! Elle est revenue la garce ! Elle ne repartira pas avant d’avoir trouvé son content de victimes.

 Je puisais mes souvenirs. Il y avait très longtemps qu’on ne m’avait plus parlé de cette vieille légende. Ma mère à la veillée, alors je n’étais alors qu’un enfant se plaisait à nous arracher quelques frissons à son évocation. Je lui demandais :

— Tu crois à toutes ces sornettes toi ?

­— Bien sûr que j’y crois ! Tu ferais bien d’y croire toi aussi. Un homme averti en vaut deux ! Salut la compagnie. Il s’enfonça dans le brouillard en hâtant le pas. Je suivis son ombre qui s’évanouissait doucement. Je l’entendis maugréer, puis le brouillard l’absorba, complètement.

­ Ce jour-là, je me suis rendu à mon travail plus prudemment qu’à l’habitude. Jusqu’à Lyon on roulait au pas. Hormis le mauvais temps qui perdurait, ce devait être une journée comme les autres et puis… son récit resta suspendu. Il se tourna vers Nelly. J’ai appris plus tard ce qui c’était passé. Le Colonel Danish devait conduire la patrouille lui-même, mais au dernier moment il a dû renoncer, des ennuis gastriques, je crois. C’est votre mari Madame qui l’a remplacé à la tête de la patrouille.

 — Oh je ne le sais que trop bien allez ! Il eût mieux valu qu’il se cassât une jambe, se lamenta Nelly.

 Elle baissa la tête, pour ne pas avoir à supporter le regard de compassion des deux hommes.

 — Continuez Pelletier, lui enjoignit Steve.

 Pelletier lui obéit et reprit son récit d’une voix empreinte d’émotion.

 — J’ai pris mon service comme de coutume ce jour-là. Nous avions une journée chargée, une de ces journées où il vaut mieux ne pas mollir…

      À cette époque, j’étais intendant des cuisines à la base du mont Verdun, à Lyon. Je gérais tout l’administratif, y compris les cuisines : une batterie d’une trentaine de personnes. Nous avions ce jour-là, outre les huit cents couverts habituels de la troupe, un repas d’officier dans lequel se trouvait toute l’équipe logistique de l’opération « Euphonie ». L’avant-veille le général Le Goff responsable de la base m’avait prévenu :

 — Pelletier, après-demain il faudra vous surpasser. La base reçoit la crème de l’armée de l’air. Je compte sur vous. ! Tout l’état-major sera là, ainsi que le sous-chef de cabinet du ministre de la Défense, monsieur Lannoy. Tout doit être irréprochable ! Vous m’entendez : «I-r-r-é-p-r-o-c-h-a-b-l-e ! »

 J’avais envie de lui répondre : « La crème, je  connais, c’est un peu mon domaine… ». Mais on ne plaisante pas avec le général Le Goff. Comme à l’habitude, il me laissait le soin, avec peu de moyens, je le savais car j’étais aussi l’économe de service, de préparer un repas de roi.

 Le challenge ne m’effrayait pas, bien au contraire. Par commodité j’ai toujours eu chez moi, c’est-à-dire ici, un congélateur bien rempli. Il faut vous dire que c’est dans ma nature de faire plaisir aux amis, je me sens utile ainsi.  Les mois d’été, avec ma femme, nous arpentons la montagne, munis de peignes, à la cueillette des myrtilles. Les sous-bois en sont recouverts. Mon dessert était tout trouvé : ce serait une charlotte aux myrtilles. Pour le reste, je savais pouvoir compter sur les talents de mon ami, le brave Martin Roumagnac. Martin était notre chef cuisinier. Un personnage haut en couleur, tout en rondeurs. Un gascon, truculent à souhait, jamais le dernier à faire des blagues. Mais quand il était aux fourneaux, c’était un cuisinier hors pair. Le meilleur que nous ayons eu à la base depuis longtemps.

 Fort de son aide je relevais le défi. Je me souviens du menu que nous avions concocté comme si c’était hier : cuissots de chevreuil (tirés du même congélateur)  sauce Grand-Veneur, gratin dauphinois, fromage de chèvres (blanc et sec) du Pilat, et la fameuse tarte aux myrtilles qui fit l’extase de plus d’un palais ce jour-là.

 Le repas consommé, flanqué du brave martin, nous nous faufilâmes le plus discrètement du monde, nous  dans la petite salle, annexe du restaurant. Là, dans la fumée des cigares et les arômes du café fraîchement filtré, nous observâmes. La trogne des invités nous parla mieux que les applaudissements qu’ils nous prodiguèrent dès qu’ils s’aperçurent de notre présence. Leurs visages trahissaient leurs estomacs : épanouis, rassasiés et reconnaissants. Je trinquais avec eux d’un verre d’Armagnac en provenance directe du cellier du général.

 Un peu à l’écart, ce dernier affichait une drôle de tête. Je m’en inquiétai et l’approchai et lui demandait :

 — Quelque chose qui cloche, mon général ? Le repas n’a pas répondu à vos espérances ?

 — C’était parfait Pelletier, parfait ! Comme d’habitude d’ailleurs. Non, je m’inquiète pour une chose plus grave. Nous n’avons plus aucune nouvelle des trois Mirages de la mission.

 — Aucune !!! Comment est-ce…

 — Rien vous dis-je ! Plus d’écho radar depuis onze heures vingt.

J’interrogeais ma montre. Il était onze heures vingt-cinq. Je le rassurais :

 — Ne vous en faites pas mon général, tout va renter dans l’ordre,  il n’y a pas de raison d’être inquiet…

  — Je l’espère Pelletier… Je l’espère…

 Je laissais le général soucieux et je retournais en cuisine, bien ébranlé également par cette confidence. Je tenais à féliciter le personnel et à lui donner mes dernières directives, un " Tea-Time " étant prévu en milieu d’après-midi. J’étais à peine arrivé que le général me rejoignait, le visage livide.

 — Alors mon général ces avions, les a-t-on retrouvés ?

 — Oui Pelletier. Ils sont tombés, me répondit-il d’une voix blanche.

 — Tombés ??? Tous les trois ?

 — Tous les trois. Tout à côté de chez vous, dans le Pilat.

De surprise, je me brûlai les doigts sur le rebord d’une poêle.

 — Nom de Dieu chez moi ! Aucun survivant ?

 — Aucun ! Filez vite là-bas. Une fois sur place vous nous servirez de relais, jusqu'à ce que tout se mette en place.

 — Mais mon général… je n’ai pas autorité à…

 — Filez c’est un ordre !

 Dans la voiture, tout au long du trajet qui me sembla interminable, je n’ai pas arrêté de gamberger. Je pensais aux pilotes. Au poste, RTL annonçait le crash. Arrivé au village je suis passé à la gendarmerie. J’ai demandé à voir le brigadier Hanner. Le planton de service m’a dit que tous les effectifs se trouvaient sur place, qu’il était seul. Je lui demandé le lieu du crash. Il m’a répondu :

  « Là-haut, au bois de Bancelle. »

J’ai cru défaillir. J’ai tout de suite pensé à ma femme et à un scénario des plus noirs. Je suis monté en conduisant comme un fou. J’ai franchi les barrages grâce à ma carte militaire. Elle m’attendait. Elle s’est jetée dans mes bras en me hurlant aux oreilles :

 — J’ai peur, Claude, j’ai peur…

 — C’est fini je suis là.

 J’ai réconforté mon épouse du mieux que j’ai pu. Puis j’ai passé le reste de mon temps à coordonner les actions des uns et des autres, civils et militaires. J’étais devenu l’espace de quelques heures, l’interlocuteur privilégié de tout un chacun. Ma connaissance de la topographie locale s’avéra fort utile aux experts en balistique. Vers dix heures le général arriva en hélicoptère. Dès sa descente, il me gratifia d’un généreux :

 « Bon boulot Pelletier ! Restez à mes côtés, vous me servirez d’aide de camp. Les journées à venir risquent de s’avérer difficiles. Tout est prévu, j’ai déjà procédé à votre remplacement à la base. »

 Cette première journée m’a parue interminable. J’ai beau la chasser de mon esprit, elle me revient comme un boomerang. Je repense aux pilotes, ils ne méritaient pas une sortie aussi triste.

 — Vous accréditez la thèse officielle, rien ne vous a paru suspect dans le déroulement de l’enquête ?

 — Deux théories ont alimenté le débat au sein de l’équipe d’experts. La première émettait l’hypothèse que deux des appareils étaient entrés en collision en plein vol à cause du brouillard, les débris ayant fait exploser le troisième. La deuxième vous la connaissez mieux que moi, c’est celle qui a été retenue, la version officielle : pour une raison inconnue, le leader, sur lequel les deux autres avions règlent leurs trajectoires, aurait percuté une crête, entraînant dans son sillage les deux autres appareils.

 Nelly fit entendre sa petite voix :

 — Une question me brûle les lèvres, pourquoi les appareils sont-ils passés au-dessus du sommet ? N’avaient-ils pas un plan de vol établi à respecter ?

 — Je ne suis pas pilote de chasse, mais je sais qu’en simulation de combat, ces derniers ont toute liberté de choisir la trajectoire qui leur convient.

Steve caressait son front, il réfléchissait.

 — Il me vient une idée soudaine. Pourquoi ne pas avoir envisagé une défaillance des instruments de navigation ?

 Pelletier s’emporta :

 — Nous avons hypothéqué tous les cas de figure. Mais celui-ci était plus qu’improbable. Il était impossible ! Ces appareils étaient équipés des derniers cris de la technologie. Les boîtes noires auraient décelé une anomalie !

 La réaction épidermique de Pelletier était équivoque. Steve enfonça un peu plus le clou :

 — Parlez-nous des boîtes noires !

 — Les deux premiers boîtiers furent retrouvés assez facilement. Le troisième avec un peu plus de difficulté. Leur examen n’apporta aucun élément susceptible d’orienter l’enquête sur une piste nouvelle. Tout était normal. C’est pourquoi la commission d’experts, chargée de leur déchiffrage, a tenu à rendre son rapport public. Déontologiquement elle n’y était pas astreinte. Vous voyez ? Pas de quoi fouetter un chat, pas de scoop.

 — Une dernière question, très personnelle.

 — Allez-y, si je peux vous répondre.

 — Connaissiez-vous les pilotes ? Les aviez-vous croisés, au hasard de vos affectations?

Pour la première fois depuis le début de l’entretien, l’ancien militaire hésitait. Il s’octroyât quelques secondes de réflexion avant de répondre ironiquement :

 — Demander à un simple intendant de côtoyer l’élite de l’aviation, c’est comme demander à un simple curé de campagne, s’il connaît intimement le pape. Je connais le général Le Goff, quelques officiers de la base, c’est tout.

 L’humour de Pelletier, fut loin de faire l’unanimité. Devant les moues désabusées de son auditoire, il crût bon de préciser :

 — Je supervise les fourneaux du mont Verdun depuis  très longtemps. Je n’ai jamais vu passer les pilotes concernés, je suis navré de vous décevoir !

 — Déçue, moi ? Vous plaisantez, je continuerai mon enquête vaille que vaille. Seule contre tous s’il le faut ! répondit crânement Nelly.

 — Hé là ! Et moi je ne compte pas ! Protesta avec véhémence Steve.

Sa revendication combla de joie Nelly. De la paume de sa main, discrètement, elle caressa la joue de son amoureux.

 — Bien sûr que si, sans toi je n’en serais pas là. Je t’adore.

La caresse n’avait pas échappée à Pelletier. Il ne put s’empêcher de penser : « Ainsi donc ces deux-là sont ensemble, elle a eu tôt fait de l’oublier son pilote. » Il mit fin à leurs effusions en jouant les rabat-joie.

  — Je ne saurais trop vous conseiller d’être prudents. Il y a beaucoup d’intérêts en jeu.

 — Moi aussi j’ai de l’intérêt souligna Nelly, l’intérêt du cœur.

 — " Le cœur a ses raisons, que la raison ignore. " Souvenez-vous-en, lui conseilla Pelletier. En attendant, je vous raccompagne. Ma femme doit commencer à s’impatienter.

 Précédés de leur hôte, ils sortirent et repassèrent en revues les saucissons, toujours aussi appétissants, toujours aussi offerts à leur convoitise. Le vœu pieux de Pelletier de les lui faire faire goûter resta lettre morte. Aucune dégustation ne s’ajouta à la visite.

 Avant leur départ le bonhomme se fit un devoir de montrer à Nelly où le corps de Rémy avait été trouvé, dans un champ, à proximité de sa demeure, enroulé autour d’un pommier. Steve abreuva de question l’ancien militaire.

Avec force détails, ce dernier lui expliqua qu’un avion était tombé ici, un autre là, puis du doigt, il pointa la ferme où, à côté d’un bosquet de sapins, fut retrouvé un réacteur.

 Il se retourna et désigna du doigt la ligne de crête qui dominait le paysage. Sur son échine les sapins crénelaient le ciel en une ligne de front qui paraissait infranchissable. Seule, une partie déboisée, formait sur 300 m environ un passage naturel. Avec un air contrit il ajouta :

 «  Voyez comme c’est bête, à deux cents mètres près l’avion passait sans accrocher… »

 Nelly se tenait à l’écart. Elle n’écoutait plus les propos des deux hommes. Comme hypnotisée, les yeux fixés sur la ligne de crête qui ébarbait l’horizon, elle revivait, seconde après seconde, le drame qui l’avait entrainé jusqu’ici. Dans son subconscient, la brume rouge, par petites touches, s’emparait du paysage.

 Émergeant du cloaque cotonneux de sa mémoire, un grondement sourd, profond, venu de nulle part monta. Nelly prêta l’oreille. Elle reconnut le grondement caractéristique des moteurs à réaction: trois appareils qui se dirigeaient dans sa direction. L’avion de Rémy, déchirant le brouillard, se présenta en premier.

 Elle voulut lui crier de remonter, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Une langue de feu couru le long des sapins et des milliers de flèches lardèrent le corps de Nelly. Offerte en supplice à je ne sais quel dieu barbare, elle revivait en symbiose les derniers instants de Rémy.

 Son regard devenait hagard. La sueur perlait à son front. Elle souffrait le martyr. Au bord de l’évanouissement, une douleur suprême, comme une lame de fond, l’emporta.  Elle lâcha un cri de terreur. Steve et Pelletier accoururent. Ils la virent chanceler. Le premier la rattrapa dans ses bras. Elle était livide. Steve la secoua énergiquement :

 — Nelly, Nelly, répond moi, je t’en prie, je t’en supplie, répond moi ! supplia-t-il.

 La voix résonnait dans la tête de la jeune femme, imperceptible tout d’abord, incohérente ensuite, d’abord lointaine, puis floue, avant de devenir, peu à peu distincte et proche, jusqu’à la faire sortie de sa torpeur.

 — Que m’est-il arrivé ? Questionna-t-elle hébétée.

 — Je ne sais pas. Tu as eu un étourdissement.

 — Ah bon ! Je ne me souviens de rien.

Pelletier proposa :

 — Retournons à la ferme, vous boirez un verre d’eau…

 Nelly se remettait difficilement de son oppressante vision. Sa poitrine la serrait. Son cœur battait à tout rompre. Les deux hommes, inquiets, l’observaient. D’un regard las, elle implora  Steve.

 — Rentrons à l’Hôtel. Cet endroit me file le cafard.

 — Ça ira ? interrogea Pelletier.

 — Il le faudra bien.

La jeune femme, avait du mal à se montrer convaincante. Son teint pâle la trahissait. L’homme réitéra sa question :

 — Vous êtes sûr ?

 — Oui, ne vous inquiétez pas pour moi, c’est gentil.

 Ils l’aidèrent à se relever et s’en retournèrent. La jeune femme appuyée au bras de Steve retrouvait peu à peu, sa lucidité et une partie de ses forces. Seule une migraine tenace ne décrochait pas. Pelletier fermait la marche.

 Dans la cour de la ferme ils retrouvèrent leur véhicule et prirent congé de leur hôte. L’occasion pour ce dernier d’égratigner  Steve :

 — Rochepierre vous sera toujours ouvert. Vous savez maintenant où me trouver, plus besoin de boussole électronique.

 Steve n’apprécia qu’à moitié, mais il ne répondit pas, par politesse. De l’ironie à la galanterie il n’y avait qu’un pas, Pelletier le franchit allégrement en se  tournant vers Nelly :

 — Vous êtes encore bien pâle. Vous ne voulez vraiment pas venir prendre un verre d’eau avant de repartir ?

 — Merci. Cela va beaucoup mieux. Il me tarde de rentrer.

 — Je comprends. Si vous avez du nouveau, faites-le-moi savoir.

 — Nous n’y manquerons pas, acquiesça poliment Steve.

Ils prirent la route de l’auberge. À la grande satisfaction de son compagnon, Nelly peu à peu, à l’idée qu’un bon souper les attendait, retrouvait des couleurs.

Steve, lui, paraissait contrarié. Elle s’en inquiéta :

 — Quelque chose qui ne va pas ?

 — Tu ne trouves pas ça bizarre, toi ?

 — Quoi donc ?

 — Un avion qui s’écrase à deux cents mètres de la maison d’un autre militaire.

 — C’est le hasard.

 — Tabarnak ! Il est des hasards que j’aimerais bien élucider…


 

 

 

 

Chapitre VIII

 

 

 

Massif du Pilat, col de la Croix de Montvieux, vendredi 28 avril, 7 heures 05.

 

 

N

elly pointa le nez à la fenêtre, à l’aide d’un mouchoir en papier, elle essuya le carreau recouvert de buée. Elle avait passé une nuit paisible et oublié sa cauchemardesque vision de la veille. Au-dehors, une aube humide s’attardait. Sur la callune[2] endormie, lardant d’une écharpe de brume la pointe des crêts alentours, elle trainait son ennui et ses humeurs blanchâtres aux quatre coins de l’horizon. La demi-journée de repos de la veille l’avait ragaillardie et, malgré la fraîcheur ambiante, sa nuit avait été merveilleuse. « Les bras de Steevy, décidément, valent bien le meilleur des édredons ! » Songea-t-elle émue, en croisant les siens sur sa poitrine.

 Elle se sentait en paix avec elle-même, retrouvée. Au contact de son nouvel amour, peu à peu, elle renaissait. Fil après fil, elle démêlait le voile noir qui endeuillait sa vie. Mais pour gommer définitivement ce passé trop présent, il lui fallait honorer son serment, laver l’honneur de Rémy et, en comptant sur la chance, refaire sa vie. Elle s’accrochait à ce fol espoir comme une naufragée à une bouée de sauvetage. Un courant d’air frais se faufila sous la porte et enrhuma ses pensées.

 — Brrr !!! Il n’a pas l’air de faire chaud. Il faudra penser à prendre les pulls tout à l’heure, murmura-t-elle.  Une voix dans son dos s’éleva et la fit sursauter. 

  — C’est comme ça tous les matins que Dieu fait ! Il faudra vous y faire ma petite. Ici l’air est frais, mais pur. Après, le soleil se lève et fait le ménage, comme moi ! » 

  La Liette ne maniait pas la langue de bois. Prévenue par Steevy, Nelly ne se vexa pas. L’aubergiste continua de débarrasser une table proche de la fenêtre, veuve de convives depuis fort peu de temps.

 Ponctuant ses propos d’un ultime coup d’éponge, elle ajouta :

 — En attendant, mettez-vous donc à cette table, elle vous tend les bras !

 La rêveuse s’installa pendant que la patronne finissait de mettre le couvert en ronchonnant toute seule.

 — Ça ne va pas ? lui demanda Nelly.

 — Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Des voitures ont tourné sur le parking. Je me suis levée trois fois.

 — Des rodeurs ?

 Des rodeurs ou des braconniers. C’est courant par ici. Ils chassent la nuit. Mieux vaut ne pas les déranger. Ils ont la gâchette facile.

 Steve descendit quatre à quatre les escaliers et les rejoignit. Il se sentait dans une forme exceptionnelle... Espiègle, il lança un :

 — Comment vont mes deux petites chéries ce matin ? Qui amusa beaucoup Nelly, mais beaucoup moins la Liette qui le remit en place sèchement.

 — Arrêtez de faire le joli cœur. Goûtez-moi  donc cette confiture d’airelles : cent pour cent bio, assuré ! Cueillie et confite par moi-même.

 — Nelly sans plus de façon, trempa son index dans le pot et le porta à ses lèvres.

 — Mama Mia ! Goûte Steevy !

Steve se montra réticent. Il buvait toujours un verre d’eau à jeun avant de prendre son petit déjeuner. C’était un rituel chez lui. Nelly insista.

 — Laisse-toi faire, je t’assure, c’est très bon. Allez pour me faire plaisir !

Le ton éploré de la jeune femme eut raison des atermoiements de Steevy. Juliette Panel épiait sa réaction.

 — Ça vaut notre sirop d’érable. Rien à dire, conclut-il d’un ton qui frôlait la suffisance.

 — Du sirop d’érable ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Ah non, je préfère m’en aller ! Plutôt être sourde que d’entendre çà. Allez ! Je ramène mon pot.

 — Pas question, je le garde pour moi ! fit Nelly en s’en emparant énergiquement.

 Reconnaissante, la Liette adressa à la jeune femme un sourire généreux. Steve par contre, essuya une sévère remontrance :

 — Monsieur Danièle, s’il vous plaît… n’ouvrez plus la bouche que pour manger, cela vous évitera de vous répandre en bêtises plus grosses que vous !

 Elle retourna à ses fourneaux, contrariée. Dès qu’elle eut tourné le dos, Steevy glissa à Nelly :

 — Pas commode la patronne ! Encore un peu et elle ne nous beurrait pas nos tartines.

Nelly ne trouva pas la plaisanterie à son goût.

 — Garde ton humour de pacotille. Tu n’es pas gentil avec elle, c’est une vraie mère poule !

 — Ah l’éternelle solidarité féminine ! Soupira Steevy.

 — Très drôle ! Je me retiens de rire pour ne pas lui faire du tort. Des fois qu’elle revienne inopinément et qu’elle croit qu’on se moque d’elle…

 — Je plaisantais ma chérie. J’adore Juliette. Mangeons tranquillement, j’irais m’excuser auprès d’elle  tout à l’heure.

 Le repas terminé, ils passèrent prendre congé de leur hôtesse. Steve se montra très affable avec elle.

 — Oh vous ! Vous êtes trop gentil, vous  avez quelque chose à vous faire pardonner… Ça tombe bien c’est moi qui vais vous engueuler. Avez-vous seulement pensé à emporter des vêtements de pluie et des chaussettes de rechange ?  Et à boire ? Avez-vous seulement pensé à amener à boire ? 

 Il la rassura. Oui, il avait tout prévu. Elle pouvait vaquer en toute tranquillité à ses tâches ménagères.

 Quand ils franchirent le seuil de l’auberge, sous le regard bienveillant de sa propriétaire, il était huit heures et quart environ. Le col de l’Œillon, leur destination, se situait à une poignée de minutes. Sitôt dehors, ils se trouvèrent mêlés à un groupe de marcheurs qui se dirigeait lui aussi vers le minuscule parking situé derrière l’auberge. Au sein du groupe, les conversations allaient bon train. Toutes à leurs retrouvailles matinales, ils ne prêtèrent même aucune attention aux deux intrus.

 — Quel est l’imbécile qui a dit : « L’habit ne fait pas le moine ? » ironisa Steve.

 — Il faut admettre que l’on est bien déguisé ! rétorqua Nelly.

C’était vrai. Leurs tenues vestimentaires se mariaient harmonieusement avec celles des marcheurs :

Knickers  jaunes et rouges pour monsieur, chaussures  Tracks en cuir retourné pour madame. Bâtons de marche, sacs à dos, blousons en Gore-Tex  complétaient leur panoplie du parfait marcheur.

 Un peu de rosée recouvrait le 4x4. Ils chargèrent le coffre. Quand vint le moment de démarrer, le véhicule regimba. Il toussota, crachota, fuma noir, mais ne démarra pas. Steve dut lever le capot et nettoyer la tête de Delco. Il revint se mettre au volant avec un tournevis dans la main.

 — Il m’a bien été utile. Sais-tu où je l’ai trouvé ?

 — Au supermarché du coin, je présume, répondit Nelly.

 — Tu as tout faux. C’est dans une gouttière du capot que l’ait trouvé, sans doute oublié par un mécano négligent. La location de voitures n’est plus ce qu’elle était. Tu te rends compte s’il était tombé sur les pales du ventilo ?

Nelly ne répondit pas. L’énervement de son compagnon l’amusait.

 — Je vois que cela te laisse de marbre.

 — Tout à fait. Dépêche-toi de démarrer et de mettre le chauffage. S’il te plaît.

 Au premier tour de clé, le moteur démarra. Steevy se félicita de ses dons de réparateur. Il enclencha le chauffage en même temps que la première. Il leur fallut rouler un bon kilomètre avant que le système ne fasse preuve d’efficacité.

 Ils redescendirent en direction de Pélussin. Un peu avant le village leur véhicule s’engagea à droite, sur la route qui monte au col. L’ascension fut de toute beauté. Le soleil s’invita à la fête en allumant des perles de rosée aux feuilles des genêts. Nelly émerveillée regardait défiler le paysage.

 À mi-parcours, elle éprouva une gêne. Ses oreilles se bouchaient. Elle entendait mal. Elle s’en confia à Steve, qui s’empressa de la rassurer.

 — C’est l’altitude qui produit ses premiers effets. Certaines personnes les ressentent plus intensément que d’autres. Il suffit de bâiller un bon coup et neuf fois sur dix cela passe.

 Nelly bailla à s’en décrocher la mâchoire. « Sponk !» comme une bonde de fond qu’on ôte à un évier pour le déboucher la gêne s’en alla comme elle était venue.

 — C’est ridicule ! Mais miraculeusement efficace, me voilà guérie, merci docteur.

Un sourire coquin illumina le visage de Steve.

 — De rien ! Pour les honoraires ce sera comme d’habitude, naturellement…

 — Naturellement… ben voyons !

 Steve se concentra sur sa conduite. Sous ses yeux, la route, accrochée aux flancs pentus, montait à l’assaut du col. Passé les dernières fermes, elle coupait la forêt d’un trait gris, en musardant. Le paysage alternait entre sous-bois ombragés jonchés de branches mortes, fougères verdoyantes et trouées de lumière ruisselantes de soleil. La montagne, comme si l’on avait percé ses flancs rocailleux, saignait de centaines de petits rus. Ceux-ci se répandaient en ravinant le long des accotements rocailleux et défoncés.

 Au fur et à mesure de l’ascension, la pente s’enhardissait. Sur son côté gauche, face à la vallée, les grands Douglass devenaient plus clairsemés. Le regard plongeait vertigineusement. Il survolait les pâturages et glissait jusqu’aux premières métairies. Après une dernière enfilade de virages, bien négociée par Steve, une grande ligne droite à découvert, semblable à une rampe de lancement fortement inclinée, les propulsa jusqu’au sommet. Ils jaillirent en plein ciel. À la pointe du dôme, sur le plateau, ils garèrent leur véhicule sur le parc de l’hôtel du crêt. L’endroit était désert. L’établissement n’était pas ouvert toute l’année. À la morte-saison, on trouvait souvent porte close. La faute en incombait à l’hiver rigoureux et au manque de clients. Sur ce parking rustique au relief chaotique et pierreux, la place ne manquait pas et seuls trois voitures stationnaient. Il en aurait fallu cent fois plus pour le remplir ! Leurs occupants, probablement des randonneurs étaient partis courir les sentiers balisés qui quadrillaient comme une toile d’araignée le massif à ses quatre points cardinaux. La plupart de ses lève-tôt étaient montés quelques centaines de mètres plus hauts, au pied de l’antenne du relais de télévision où se trouvait une table d’orientation très fréquentée.

 Le ciel, d’un bleu céleste, était zébré de stries blanchâtres, comètes de coton essaimées par les avions de passage. Un filet d’air vif, agrémenté d’essence de conifères dilata les narines de Nelly. Tourné vers l’horizon, Steve, gonflait fièrement ses poumons en s’étirant. Après s’être imprégnés du cadre, ivres d’air pur, ils s’équipèrent assis sur l’arrière du véhicule, coffre ouvert.

 En contrebas de l’esplanade, ils empruntèrent un sentier de randonnée, encaissé, malaisé,  bordé de bruyères, de genêts, de rossolis, de joubarbe et de campanules sauvages. Son parcours recelait de nombreux pièges. Au bout d’une poignée de minutes, Steve qui marchait en éclaireur fit une pause pour prévenir sa compagne.

 — Ces sentes sont piégeuses. Ces genêts, par exemple, ils recouvrent un trou entre deux rochers, tu mets le pied dessus et hop ! Tu y laisses une cheville.

 Le conseil fut retenu cinq sur cinq. Nelly se méfia. La marche reprit. Les Knickers jaune et rouge semblaient posséder des ressorts. Elles sautaient de pierre en pierre avec l’assurance d’un jeune bouquetin. Derrière les Tracks hésitaient. Elles balbutiaient leurs trajectoires, mégotaient leurs appuis et soumettaient à de fortes torsions les chevilles de leur propriétaire. Après trois cent mètres, le sentier les abandonna au pied du chirat qui dévalait de la base de radars du mont Botte. Ils firent une courte pause et se retournèrent. Derrière eux, coiffant le sommet du col de l’Œillon, la tour de télévision du haut de ses quatre-vingts mètres, dressait sa tubulure blanche vers le soleil.

 Campés sur les éboulis, ils profitèrent de ce break  pour souffler, ouvrir les gourdes et se désaltérer. Dans ce paysage de géant, ils semblaient minuscules. Impressionné, Steve kidnappa la main de Nelly pour l’enfouir aux creux des siennes.

 — Cet endroit me plaît. Il a des airs de chez nous. On se croirait au cœur des Appalaches. Il parlait d’un ton détaché empreint de nostalgie et son regard s’envolait par-dessus les crêts, vers l’ouest, l’océan, les Amériques.

 — C’est aussi beau que ça ton pays ? Ironisa gentiment Nelly.

 — Aussi beau, puissance dix ! Jubila Steve. Je ne désespère pas de t’emmener là-bas un jour.

 — J’espère bien. On jouera peut-être ça au bonneteau ?

 — Alors c’est gagné d’avance !

 — Il ne faut pas vendre la peau de l’ours….

 Avant même que Nelly n’ait fini sa phrase, Steve l’enlaça et l’embrassa fougueusement.

 — En voilà des manières ! dit-elle en se dégageant mollement de l’étreinte, si c’est l’usage au Canada de prendre des femmes de cette façon, je ne suis pas prête de te suivre là-bas.

 — Et comme cela c’est mieux ? dit-il en l’embrassant à nouveau tendrement.

 —  On approche de la perfection, s’exclama Nelly au comble du bonheur.

 —  Pour me faire pardonner, laisse-moi te « chanter la pomme » chuchota-t-il à son oreille. 

 — Quoi !!!

 — Te faire la cour, si tu préfères.

Elle sourit et se blottit tout contre lui, la tête à moitié sur son épaule, à moitié dans les étoiles.

 —Vous êtes incroyables vous autres au Canada !

Sous leurs yeux, à perte de vue, le panorama à trois cent soixante degrés s’étalait magnifique.

 — Tu es reposée ma chérie ?

 — À tes côtés, j’irais jusqu’au bout du monde, fatiguée ou pas.

 — Le bout du monde c’est là-bas ! Tu verras, le point de vue est encore plus beau !

 — Une désigna un éperon rocheux suspendu en contrebas au-dessus du vide, entre ciel et terre.

— Tu vois ces trois chicots de roche qui pointent vers le ciel ne diraient-on pas des dents ?

— Des dents de fortes belles tailles ma foi !

— Et bien je te présente les « Trois Dents » appelées autrefois, trident ou pic des Trois Têtes.

Le regard de Nelly se promena sur le pic. Dénué de végétation, l’endroit avait un caractère sauvage et inquiétant.

 — Brrr, l’endroit n’est pas très sympathique ! Quelle mâchoire gigantesque a pu engendrer des canines aux tailles aussi impressionnantes ? dit-elle en ricanant.

  — Retiens-toi de rire. Dans le pays aux veillées, les paysans racontent que la gueule qui les porte est toujours là, béante, prête à happer celui qui aurait l’impudence de la défier, avide de sang, tutoyant le ciel, aux portes de l’enfer.

Nelly l’arrêta.

 — Tu voudrais me faire peur que tu ne t’y prendrais pas autrement.

 — Amusé par son trouble, Steevy reprit.

 — Une légende raconte que Ponce Pilate a fini sa vie tout près d’ici, à Vienne, alors capitale des Allobroges. L’âge venu, le remords le rattrapa. Il se jeta dans le vide, depuis le pic, qui lui rappelait les trois croix du calvaire du Golgotha.

 — Vienne c’est loin d’ici ?

 — Laisse ton regard remonter le Rhône. Là-bas c’est Condrieu et dans le virage plus loin c’est Vienne, gitée aux portes de Lyon.

Le regard perçant de la jeune femme suivit les méandres du fleuve. Au loin, la vieille cité romaine disparaissait, escamotée par les brumes. Un souffle d’air vivifiant caressa son visage. Elle se retourna. Steve lui tournait le dos. En silence il contemplait le pic. Elle posa sa tête sur son épaule.

 — Il est impressionnant, n’est-ce pas ?

 — Il faut en convenir. Ce triptyque est visible de très loin, on peut l’apercevoir depuis Lyon.

 — Par temps clair, je suppose ?

 — Et avec de bons yeux ! Évidemment.

 Elle lui sourit généreusement avant de regarder en contrebas. L’accès au piton rocheux lui apparut difficile. Inquiète, elle interrogea son guide.

 — Comment va-t-on le rejoindre ? On ne va pas descendre ces éboulis de pierres c’est trop dangereux !

 — Ce ne sont pas des éboulis comme les autres, ce sont des chirats !

 — La différence ne m’apparaît pas.

 — Ici c’est comme ça qu’on les appelle. Il faudra te faire une raison.

 — C’est dingue ! On dirait des cascades figées pour l’éternité. Tu crois qu’ils ne risquent pas de s’ébouler ?

Steve qui commençait la descente, se retourna et lui répondit d’un ton enjoué :

— Cela m’étonnerait ! Cela fait des siècles qu’ils sont là, immobiles. Chatouille-les, peut-être que tu les feras avancer !

 Pas rassurée du tout, Nelly s’engagea derrière lui, essayant de mettre ses pieds sur les mêmes cailloux que son éclaireur patenté.

 — Ce que tu peux être bête ! On se demande comment ça tient.

 Ils progressaient doucement. Le pierrier caillouteux rendait leur approche difficile. Parfois des lézards verts s’enfuyaient sous leurs pas, à la grande frayeur de Nelly.

 — Steevy tu es sûr qu’il n’y a pas de serpent ?

 — Oh, il y a bien quelques vipères ou quelques couleuvres girondines, mais elles se montrent discrètes en cette saison.

  Nelly, resserra l’écart qui la séparait de Steve. Elle n’était pas dupe du petit jeu instauré par son ami et elle se doutait bien qu’il cherchait à lui faire peur, mais par espièglerie elle rentrait dans son jeu.

 Au pied des éboulis, la pente s’adoucit. Ils empruntèrent les minuscules sentes qui couraient dans les genêts jusqu’au pied du pic. L’approche était plus aisée, mais les deux marcheurs redoublèrent néanmoins de vigilance, afin de ménager leurs chevilles. Il leur fallut une bonne demi-heure pour atteindre les éperons rocheux. Sur le sommet le plus au sud, étrave de navire offert aux flots brumeux des horizons lointains, le panorama éclatait, grandiose. L’œil suivait le Rhône du nord de Lyon jusqu’au mont Ventoux. La dentelle blanche des Alpes flottait sur l’horizon, déclinant paresseusement ses sommets en dents de scie jusqu’au Préalpes du Sud. Nelly s’émerveilla :

 — C’est fou ce qu’on distingue bien les montagnes, on les croirait à portée de mains !

 — C’est signe de pluie !

 — Quoi ? Il fait si beau.

 — Les autochtones font référence à un vieux dicton qui affirme : « Quand la pointe des Alpes crève le ciel à l’horizon, prends ton parapluie, demain il pleuvra à foison ».

 — Tu en sais des choses toi, tu ne les inventes pas au moins ?

 — Tu oublies que, pour les besoins de mon livre, je traine mes guêtres ici depuis plusieurs semaines déjà. Je ne t’ai pas attendue pour prendre connaissance des coutumes locales.

 La pseudo-suffisance de Steevy agaça Nelly.

 — Alors monsieur je sais tout…

 Steevy lui coupa la parole.

 — Dans nos contrées, on dit : “ P’tit Jo connaissant. “ 

 — Si tu veux, c’est amusant. Détaille-moi les montagnes « P’tit Jo connaissant. »

 — C’est enfantin. Face à nous c’est la chaîne des Alpes, je la connais par cœur. Les plus hauts sommets tout à gauche, c’est le Massif de la Chartreuse et la Grande Sure, qu’accompagnent le Massif des Grandes-Rousses et de Belledonne. Fermant la marche arrive l’Oisans et le Vercors, puis là-bas à l’extrême droite enfouie dans la brume, le Massif du Diois. Un demi-tour sur notre droite, tous bleus, tous ronds, ce sont les monts du Vivarais, enfant de l’Ardèche, tout au fond c’est le mont Mézenc : mille sept cent cinquante-trois mètres d’altitude, excusez du peu…

 — Le pot au noir ?

 — Lui-même, en chair et en os. En roches devrais-je dire !

 — Ton fameux Triangle de la Burle ?

 — Oui, l’entrée du vortex. Le Pilat est la limite naturelle de ce périmètre maudit.

 Nelly fixa l’horizon. Sa main maladroitement chercha celle de Steevy. Ils s’accroupirent dos à dos et contemplèrent le panorama. Pour Nelly c’était un mausolée à la mémoire de Rémy, une passerelle entre deux mondes. Un souffle de vent caressa sa nuque. Elle ferma les yeux. Il était là, elle le savait, elle le sentait, elle était en osmose avec lui.

 Le temps semblait suspendu. L’instant était délicieux, l’abréger pour rentrer fut un crève-cœur. Sur le chemin du retour, ils saluèrent au hasard des sentiers étroits, de nombreux marcheurs. Nelly était contente de revoir du monde. Impressionnée par le côté sauvage des lieux elle se sentait l’âme d’une exploratrice qui revenait à la civilisation après un long séjour en brousse. Pourtant en s‘en allant, elle avait l’impression de perdre Rémy une nouvelle fois au profit de la montagne. Que pouvait-elle faire ? Se jeter du haut des Trois Dents comme Ponce Pilate le fit jadis afin de le rejoindre ? L’absurdité de cette pensée lui apparut dans toute sa démesure. « Ce que tu peux être bête, ma pauvre fille ! »

Elle se glissa bien vite dans la chaleur douillette de l’habitacle. Steve esquissa un geste pour l’étreindre. Les bras de la jeune femme restèrent impassiblement croisés.

 — Démarre ! Je ne sais pas pourquoi, cet endroit, me glace le dos.

 Il la regarda d’un œil amusé, n’insista pas et démarra. Le ronronnement familier du moteur rassura sa passagère. En cahotant, le 4x4 quitta le parking pour rejoindre la route goudronnée. Elle était peu fréquentée. Le véhicule entama sa descente sans croiser d’autres usagers. Nelly jeta un coup d’œil sur le côté. En contrebas, les Trois Dents semblaient l’épier. Elle ne pouvait détacher son regard de ces géants de pierres. Les masses sombres semblaient vouloir  lui parler.

 — As-tu froid ?

 — Un peu.

 Steve alluma le chauffage. L’air pulsé envahit l’habitacle, procurant à sa passagère une sensation de bien-être. Elle ne pensait plus à rien. Elle était bien. Devant elle, se reflétant sur le pare-brise, la lumière tranchée par les sapins d’une manière séquentielle, défilait en images saccadées. Les yeux mi- clos, elle commençait à somnoler. Soudain la voix de Steve brisa  son rêve. Elle sursauta.

 — Nelly les freins ne répondent plus !

 Les yeux exorbités, l’interpellée regardait incrédule la route qui défilait. Les tranches de lumière sur le pare-brise  s’accéléraient à un rythme effréné. Le 4x4 lancé à vive allure dévalait la grande ligne droite. Son tachymètre indiquait un peu plus de cent à l’heure. Au loin, tapis à l’ombre des sapins les premiers tournants se profilaient dangereusement.

 — Fais quelque chose Steevy ! J’ai peur ! hurla Nelly.

Le véhicule flirtait dangereusement avec le ravin. Dans la tête de Steve, tout se bousculait.

 Tirer le frein à main ?… Non !!! À cette allure se serait de la folie, l’embardée assurée et les tonneaux à la clé.  Il essaya de rétrograder. Les pignons, récalcitrants s’y refusèrent en craquant d’une plainte affreuse. Au compteur l’aiguille s’affolait. Elle filtrait maintenant avec les cent trente kilomètre-heure. Tétanisé sur son siège, cramponné au volant, mû par un réflexe conditionné, Steve écrasait les freins inutilement, en espérant un miracle.

— Nous allons mourir ! hurla Nelly.

— Non, accroche-toi !

Nelly se cramponna des deux mains à la poignée du pavillon au-dessus de la porte et ferma les yeux. Les Trois Dents lui parlaient :

« Viens, Nelly… viens… ton mari est là, avec nous. Il t’attend. »

 La ligne droite prenait fin, la lumière aussi. Les premiers sapins étalaient leurs ombres de mort sur l’asphalte. Tout aller se jouer là, en une poignée de secondes, en un coup de dé. Steve le comprit. Il lui fallait tenter quelque chose et vite. Ses doigts moites tremblaient de peur. Il tira plusieurs fois par petits coup secs la poignée du frein à main.

 Après plusieurs embardées le véhicule ralentit légèrement sa course. À l’entrée de la première courbe, il tenta le tout pour le tout et tira sèchement le manche. Le  véhicule transformé en toupie ivre parti en tête-à-queue.

 Le paysage sembla tourner autour d’eux. Un vacarme épouvantable déchira l’habitacle. Il n’y avait plus ni ciel ni terre. Ils dérivaient, ballottés comme des pantins désarticulés, satellites sans orbites d’un univers où le plus anodin des objets se transformait en arme de guerre. Le temps n’avait plus cours. Les secondes duraient des heures. La chute leur parut interminable, incalculable. Puis plus rien, le néant. Un silence de mort, troublé par les sinistres craquements de la carcasse qui agonisait, s’installa.

 


 

 

 

Chapitre IX

 

 

 

 

Massif du Pilat, vendredi 28, 17 h.

 

 

J

oseph Bombard que ses amis avaient surnommé “Sucette ”, inspiré sans doute par le bâton de réglisse qu’il mâchonnait sans cesse du matin du soir, se frayait péniblement un chemin au travers de la végétation. Vêtu d’un treillis délavé, d’une chemise sans âge et d’une casquette militaire on eût pu facilement l’assimiler à quelque guérilléro d’Amérique du Sud, défiant la jungle. Il faisait chaud et l’homme suait de tous ses pores. Il était très en colère, contre lui-même :

«  Tu vois mon Zé, ce n’était pas une bonne idée de venir. Ici, il y a plus de montées que de descentes ! C’est inhumain et c’est plus de ton âge. »

  Les branches tentaculaires des mûriers entravaient sa progression, le griffaient, le lacéraient. Les gouttelettes de sang  mélangées à la souillure des baies, en auréoles violacées, maculaient ses vêtements. Tout le petit peuple des buissons et des fourrés s’enfuyait sous les pas de ce géant. Des nuages de moucherons, s’agitaient frénétiquement autour de son visage. Agacé, il les chassait, de généreux revers de la main. Sous le couvert d’un éboulis, un lézard vert apeuré s’enfuit de sa démarche déhanchée et pendulaire.

 Sucette ne les voyait pas. Sucette avançait, une idée fixe bien ancrée dans sa tête. Ses sens exacerbés le projetaient dans une surexcitation proche de la paranoïa. Il se déplaçait lentement avec précaution. Une pierre plus instable ou plus fourbe que les autres eut pourtant raison de sa vigilance. Déséquilibré, il fit un faux-pas. Le bocal de verre qui flanquait son côté gauche, en profita pour se dégager et heurter un rocher. D’une main ferme, il plaqua le fuyard sur sa hanche, pour éviter qu’il ne fit plus du bruit. À l’aide du bâton qui armait son bras droit, il rétablit son équilibre.

 Son œil exercé scrutait la végétation, attentif au moindre détail, au moindre bruit. « Flac » ! Sous son pied un filet d’eau ruisselait. Il le suivit du regard et son observation l’amena jusqu’à un amas de pierres plates. Maintenant il en était certain la « chose » là-bas, l’attendait. À pas feutrés il s’approcha du pierrier.

 Son regard perçant cherchait sa cible. Le soleil était à son zénith. C’était le moment idéal où  ses victimes en quête de chaleur sortaient. Il savait avec certitude où les trouver. Soudain il l’aperçut. Étalée sur une roche plate, on eût dit une branche noire que le vent de la veille avait posée là. Tous ses sens en éveil, il amorça son approche, précise, mesurée, mécanique. Le chasseur se trouva bientôt au contact de sa proie sans que celle-ci ne soupçonne un instant sa présence.

 C’était une vipère péliade de la plus belle espèce. Elle semblait dormir. Il savait comment la capturer. Ce rituel il l’avait pratiqué des centaines de fois. À soixante-cinq printemps passé, il connaissait les reptiles comme personne dans la région. D’ordinaire c’est dans la vallée qu’il exerçait sa passion. Les rives du Rhône regorgeaient de serpents pour son plus grand bonheur.

 Des voisins l’avaient prévenu de lâchers de vipères dans le massif du Pilât tout proche, alors il avait pris sa musette, enfourché son vélomoteur. Cette activité lui permettait d’arrondir sa maigre retraite, en revendant le venin récolté à un grand laboratoire lyonnais.

  Il se trouvait à présent à cinquante centimètres du reptile. Il retint sa respiration et d’un mouvement de mâchoire brusque, il changea son chicot de réglisse de côté. Il étendit son bâton en prolongement parfait de son bras droit et approcha doucement son extrémité fourchue derrière la tête du reptile. D’un mouvement sec, il coinça le triangle entre les fourches de bois. La vipère se lova autour du bâton. Il jubilait. Il la maintint fermement et de sa main restée libre, il décrocha le bocal du ceinturon et le posa à même le sol.

 C’était le moment le plus délicat de l’opération. Il aurait était plus facile de ramener la victime captive au fond d’un sac jusqu’à la maison. Puis effectuer la ponction du venin intramuros tranquillement et pratiquement sans danger. Mais il mettait un point d’honneur à relâcher les animaux dans leur milieu naturel. Il avait trop de respect pour ceux-ci.

 Doucement, sans infléchir la pression sur la fourche qui maintenait la tête de l’animal, il amena son autre main, la paume largement ouverte, par derrière la tête et la saisit avec fermeté.

 C’était une belle prise, elle mesurait bien quarante centimètres. Sucette la brandit fièrement. Il planta son regard dans celui de la bête. Des yeux froids sans expression, un regard à vous glacer un mort, une odeur de mort. Il se pencha, mit un genou à terre à côté du bocal. La vipère se noua autour de son bras. Sous la pression conjuguée de son pouce et de son index, le reptile ouvrit la gueule, les crocs prêts à mordre. Sucette les approcha au contact de la fine membrane de téflon qui recouvrait le récipient. Il s’apprêtait à les planter dedans quand…

 Une ombre le recouvrit presque totalement. D’instinct il pensa à un aigle. La mésaventure lui était déjà arrivée. Ce jour-là, il avait eu à peine le temps de brandir sa proie, qu’un rapace chapardeur la lui avait volée. Il leva la tête et ce qu’il vit le glaça d’effroi : le dessous d’une voiture qui semblait planer au beau milieu d’un nuage de branches éclatées, dans un magma de gravillons, de verre pilé, où tournaient tels des satellites, d’hétéroclites objets, aux trajectoires imprévisibles et dangereuses.

 Aïe ! Une violente douleur à la main le ramena à la réalité. Tirant profit des événements alors que la voiture s’écrasait dans les fourrés, la vipère l’avait mordu.

« Merde ! » Sous le coup de la surprise, Joseph laissa échapper un juron et jeta le reptile loin de lui. Le miraculé ne demanda pas son compte et disparut dans le saillant ombragé d’une pierre moussue. Joseph regarda sa main. Elle portait la signature du diable : deux points rouges entre le pouce et l’index.

 Voilà qu’il se retrouvait maintenant avec un véhicule accidenté, peut-être des morts et une sale blessure à la main gauche. Son cœur battait à tout rompre, pris en étau  entre le double effet de la morsure et son arythmie cardiaque qui ressurgissait. Il savait qu’il lui restait une heure tout au plus pour chercher du secours. Il reprit son calme et son pouls se régula. Il suça sa blessure, recracha le venin et se dirigea vers la carcasse fumante de la voiture. Dans une posture ridicule, comme la carapace d’une tortue renversée, elle gisait sur le toit. Les roues tournaient encore.

 Côté passager, une tignasse brune s’extirpa du véhicule. C’était une jeune femme, fort belle au demeurant, mais surtout bien vivante. C’est tout ce qui importait à Sucette. Elle le regarda avec cet air hébété des gens qui se réveillent, elle lui sourit et s’évanouit. Il l’empoigna avec peine et la traina à l’écart du véhicule de peur qu’il ne prît feu. Le sang, sous la violence de l’effort qu’il avait fourni, battait à ses tempes.

 La passagère reposait à présent sur un lit de fougère. Il prit son pouls, Dieu merci il battait encore ! Derrière lui dans un bruit de tôles froissées la porte côté conducteur se dissocia de la carcasse. Émergeant de l’épave un homme aux allures d’épouvantail apparut. Ses vêtements étaient en loques, ses cheveux ébouriffés et son visage était en sang. Il se redressa péniblement en s’appuyant sur l’amas de tôle, grimaçant de douleur, les deux mains enserrant son genou droit, il se rapprocha de Sucette en titubant. Dans ses yeux hagards, la peur se lisait aussi distinctement que l’angoisse. Il l’interpella son sauveteur d’une voix rauque :

 — Elle n’a rien ?

 — Je ne crois pas. Je ne suis pas docteur, mais ce que je sais en revanche, c’est que j’en aurais fichtrement besoin !

 — Dieu soit loué ! Elle va bien ! s’exclama l’homme en s’affalant sur une souche.

Sucette soupira. « C’est étrange, on dirait que ta vie n’intéresse plus personne mon vieux. » Court-circuitant ses pensées, la voix de l’homme s’éleva à nouveau :

 — Allons bon, voilà mon portable qui est détruit, quelle guigne ! Vous n’en avez pas, vous, de portable ?

Joseph regarda l’homme avec l’allure d’un pitbull prêt à  mordre.

 — Un portable ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

En haut du talus, le bruit d’une voiture lancé à vive allure se fit entendre.

 — Vite !

L’homme se leva, mais il ne put ébaucher qu’un pas, sa jambe droite se déroba. Son visage, telle une gargouille grimaçante exprimait la souffrance :

 —Vite, répéta-t-il dans un souffle à l’adresse de Sucette.

Ce dernier grommela dans sa barbe :

« Je voudrais bien le voir à ma place ce  jeunot.  Soixante ans passés et courir sur la muraille de chine. Est-ce bien raisonnable » ?

 Sucette savait que remonter jusqu’à la route lui demanderait un effort considérable ce qui activerait le poison dans son corps ; avec son âge et son arythmie, cela pourrait lui être fatal. Il n’y avait pourtant pas d’autre solution. Il n’avait pas envie de mourir ici, bêtement en attendant d’hypothétiques secours.

 À quatre pattes, il entreprit de se hisser vers le macadam…

 


 

 

 

 

Chapitre X 

 

 

 

Gendarmerie de Pélussin, mercredi 28, 19h35.

 

 

B

ien calé dans le fauteuil de son bureau, l’adjudant Hanner achevait d’enregistrer les dépositions. D’un coup œil furtif, il jaugea les plaignants. « Ils ont une tête à attirer les ennuis…» pensa-t-il.

 Il parlait en connaissance de cause, sa vie n’ayant été qu’une longue cohorte d’ennuis. Il avait hérité à sa naissance d’un physique ingrat, d’une allure étriquée et d’une voix de fausset. Tout au long de sa scolarité, ces avatars génétiques lui attirèrent les sarcasmes de ses camarades de classe. Souffre-douleur patenté et résigné, il avait gardé de cette époque un mal être profond, de nombreux tics et un faux air de gerboise aux aguets.

 Ainé d’une fratrie de six enfants, il dut s’improviser très tôt chef de famille pour se substituer à un père alcoolique et fainéant. Il puisa dans ce sacerdoce une motivation supplémentaire pour sortir du marasme social où le sort l’avait plongé.

 À vingt ans, sa majorité atteinte, il s’engagea dans la gendarmerie. Une première affectation à Soissons, un mariage, deux enfants, un grade de brigadier-chef en poche, plus tard, il fit le choix de revenir au pays. Une décision qui ne fut pas du goût de son épouse :

 « Mon pauvre Hervé ! Tu es revenu t’enterrer ici, tu n’as pas d’ambition, il ne se passe jamais rien. Prions le ciel qu’il nous arrive quelque chose, parce qu’une retraite de maréchal des logis… tient ! Je préfère ne pas l’envisager. »

 C’est du ciel justement que vint le salut. Le destin, en choisissant le massif du Pilat pour théâtre d’un drame aérien sans précédent, changea l’ordre des choses. Les crédits affectés pour la construction de la nouvelle gendarmerie se débloquèrent comme par enchantement. La brigade déménagea et prit des quartiers plus modernes. De beaux galons d’adjudant-chef vinrent fleurir la boutonnière de Hanner.

 Puis la brigade reprit son train-train quotidien : quelques vols à la tire, quelques querelles de voisinage, des sorties de route sans importance, des enquêtes de routine, de la tôle froissée,  pas de quoi fouetter un chat, juste de l’occupation pour glisser tranquillement jusqu'à la retraite sans risquer d’attraper une balle perdue.

 Mais aujourd’hui avec la présence de ces deux touristes hors normes ce prévisionnel cousu main, s’écroulait comme un château de cartes. Depuis une semaine, dans le village, il ne se passait pas un jour sans qu’on ne lui rappelle leur arrivée :

 «  Alors Hanner, il paraît qu’un journaliste vient faire un bouquin sur les avions. Tu vas encore prendre des galons ? »

Les imbéciles ! S’ils savaient… pensait Hanner. Il passa sa colère en martelant d’un doigt rageur le clavier de son vieil ordinateur. Le tap-tap des touches qu’il massacrait fit grincer les dents de Nelly. La dactylo de formation qu’elle était ne put s’empêcher, malgré son épaule douloureuse, de sourire. Elle se revoyait à Reims,  au cours du soir de l’institut Pigier… face à elle, une harpie décrépite portant lunettes et chignon rabâchait sans cesse :

« Vos doigts bien écartés,  comme des petits marteaux mademoiselle Bruno, comme des petits marteaux…»

L’adjudant Hanner tapa la pointe de son stylo plusieurs fois de suite sur son bureau. Nelly lâcha ses souvenirs. Le gendarme pestait. Il ne supportait pas le désordre. C’était un maniaque du rangement. Toute la brigade  craignait ses colères.

 — Encore un qui ne marche pas ! Ma parole, ils jouent aux fléchettes avec ou quoi ? Ce n’est pas gérable, le stylo de remplacement devrait être là ! Mes tampons sont en désordre, on a encore touché à mon bureau. Perrier va m’entendre. Il est bon pour la prochaine garde de nuit. Au fait, ça prend un T où deux  T : « attention ? » demanda-t-il aux plaignants.

 — Deux, répondit Nelly, stupéfaite.

 — Merci, c’est bien ce que je pensais.

Steve discrètement glissa à l’oreille de sa compagne.

 — Comment les a-t-il obtenus ses galons ?

 — Je ne sais pas moi, il sait coudre ! Ironisa Nelly.

Son compagnon maîtrisa péniblement un fou rire. Nelly observait le gendarme ; leur hilarité complice, l’agaçait visiblement. Il s’adressa à Steve :

 — Votre véhicule, c’est un véhicule de location ?

 — Oui, pourquoi me demandez-vous ça ?

 — Pour rien, c’est vous qui l’avez loué ?

 — Oui, c’est moi, pour le compte de mon journal.

 — Quel journal ?

 —   L’indépendant du Québec.

 — Ah ! C’est vous qui enquêtez sur le crash, j’aurais dû m’en douter.

 — Oui, c’est bien moi, en chair et en os, n’en déplaise à certains !

 Hanner ne releva pas l’allusion. Le nez dans les papiers il questionna :

 — Vous avez prévenu la société Locar ?

 — Comment l’aurais-je pu ? Nous sommes passés de la clinique à votre bureau, de l’état de moribonds à celui de prévenu.

 — N’exagérez pas ! Vous êtes ici en tant que témoins. Pour ce qui est d’avertir l’agence, je m’en charge. Il faut qu’ils me fournissent le carnet d’entretien du véhicule.

 Sa mise au point effectué, Hanner, pièce par pièce, se remit à éplucher méthodiquement le dossier. Du coin de l’œil Nelly interrogea Steve. Le zèle soudain du gendarme ne lui laissait présager rien de bon. L’intéressé se redressa. Son regard de fouine chercha celui de Steve. Il tenait dans la main droite un papier qu’il agitait comme un éventail.

 — C’est votre permis ?

 — Oui pourquoi ?

 — C’est un permis extracommunautaire, vous l’avez fait valider ?

 — Je pense. C’est ma rédaction qui s’est occupée de toutes les formalités.

 — Vous pensez ? Eh bien moi j’espère pour vous qu’elle a fait les choses en règle... Vous alliez très vite ce matin, pas de trace de freinage, une sortie de route… je devrais plutôt dire… une envolée !

C’en était trop ! Devant tant de mauvaise foi, Steve s’emporta.

 — Mais puisqu’on vous répète que l’on avait plus de freins !

 — Ça, c’est vous qui me le dites, je ne suis pas obligé de vous croire.

Nelly, qui s’était montrée discrète jusque-là, explosa.

 — Vous êtes culotté ! Nous sommes victime d’un accident, peut-être même d’un sabotage et vous nous accusez. C’est un peu fort de café ! D’ailleurs mon ami a trouvé un tournevis oublié sous le capot de la voiture le matin même de l’accident. Je ne l’invente pas ça tout de même !

 — Vous l’avez ce tournevis ? Non naturellement.

 — Il faudrait fouiller les bois sur les lieux de l’accident, c’est votre boulot, non ? Tempêta Steve.

 — Autant chercher une aiguille dans une meule de foin et pour quel résultat, je vous le demande.

 Il s’adressa de nouveau à Nelly.

 — Madame, vous évoquez un sabotage. Comme vous y allez ! Vous prétendez que je vous accuse. Je ne vous accuse pas. Je me renseigne. Madame… Dubreuil, c’est bien votre nom n’est-ce pas ?

 — Comment pourrais-je vous le cacher ? C’est vous qui détenez mes papiers d’identité.

— Vous êtes la veuve du pilote qui commandait la patrouille. J’aimerais connaître le motif qui vous amène dans notre région, en compagnie de… monsieur.

— Je n’ai pas à me justifier, mes motivations sont d’ordre personnel ! Je m’insurge ! Cet interrogatoire n’a rien à voir avec notre accident.

— Permettez ! C’est à moi de discerner ce qui est bon ou mauvais pour mon enquête. Si j’ai un conseil à vous donner, vous devriez vous montrer plus raisonnable ; ce n’est pas ici que vous trouverez ce que vous êtes venu chercher.

Steve s’emporta :

 — Raisonnable ? Vous vous moquez de nous !

 — Selon vous, que sommes-nous venus chercher ? Que savez-vous exactement à notre sujet ?

 — Nelly a raison. Vos allusions sont éloquentes, vous en avez trop dit ou pas assez.

 Ancien boxeur Hanner, sentit que l’issue du combat lui échappait. Ses adversaires menaient aux points. Il esquiva l’attaque et répondit sur un  ton enjoué :

 —Votre enquête n’est pas passée inaperçue, le pays est petit et j’ai mes informateurs. Ce n’est pas bon de remuer des cendres, aussi vieilles soient elles ! Pas bon pour vous, pas bon pour moi, pas bon pour les morts ! Il faut faire confiance aux autorités.

 — Laissez-nous le soin d’en juger ! Vous êtes militaire, nous, non ! Il y a un monde entre vous et nous. Pour ce qui nous concerne, nous n’avons de comptes à ne rendre à personne ! claironna Nelly.

Steve lui lança un regard rempli de fierté qui semblait dire : « Quelle femme courageuse tu es ma chérie ».

Imperturbable à la pique de Nelly, le gendarme continua :

 — Tout le monde a un jour ou l’autre des comptes à rendre. Vous n’échapperez pas à la règle. Quant à votre affaire, un rapport d’enquête a rendu ses conclusions, je m’en contenterais si j’étais vous !

 — Mais vous n’êtes pas moi et cela change tout. Cet ersatz de vérité officielle semble arranger tout le monde… Tout le monde… sauf moi !

Hanner se tourna vers Steve :

 — Je vous aurais avertie. Devant témoin. S’il vous arrivait quelque chose, il me serait bien difficile de vous protéger.

 — Je ne vous demande rien ! Mais de qui et de quoi voulez-vous me protéger ?

 — De vous-même ! N’allez pas vous mettre en tête des choses qui n’existent pas. Cela pourrait vous faire du mal.

Steve sauta sur l’occasion.

 — Vous admettez donc que l’accident de cet après-midi n’en était pas un ?

 — Je n’admets rien du tout ! Vous interprétez mes propos. Si nous avions trouvé la durite de liquide de freins coupée, je ne dis pas. Apparemment c’est le collier qui était mal serré et qui a lâché.

 — Vous croyez que ça lâche comme ça un collier ?

 —  Ça peut arriver. Je ne suis pas mécanicien. Dites donc, c’est moi qui pose les questions, pas vous ! Heureusement que vous avez croisé la route de Sucette.

 — Au fait comment va-t-il ? S’enquit Nelly.

 — Il s’en tirera. Ne vous inquiétez pas pour lui, sa peau est plus dure que celle d’un vieux bouc. Ce n’est pas la première fois qu’il se fait piquer. Il est immunisé naturellement. Ces morsures à répétitions le tuent pourtant à petit feu. Il n’est plus très jeune. Il est usé. Un jour, une de ces maudites bestioles aura sa peau. J’ai essayé de le prévenir, mais c’est une vraie tête de mule.

Nelly fixa l’adjudant droit dans les yeux.

 — C’est vous qui étiez de service le jour du crash. Vous coordonniez les opérations.

 — Je ne coordonnais rien du tout ! C’est le colonel Leblet du peloton de gendarmerie de Saint Etienne qui commandait toutes les opérations. Si vous voulez des renseignements, c’est là-bas qu’il vous faut les chercher.

 — Vous n’avez rien vu d’anormal ce jour-là ?

 — Rien ! À part des enquiquineurs comme vous, à la pelle.

 — Cela sera consigné dans votre rapport ? demanda Nelly.

 — Quoi donc ?

 — Enquiquineurs ?

 — Parfaitement ! Vous m’avez bien entendu. Je vais être franc avec vous ; Je n’aime pas votre profession.

 — Je vous rends votre amour au centuple, croyez le bien !

 — Je n’en doute pas, peu m’importe. Ce jour-là et les jours qui ont suivi le crash j’ai fait mon devoir du mieux possible. S’il ne s’était agi que de moi, pas un de vos confrères n’aurait pénétré dans le périmètre interdit. Je ne suis pas dans le secret des dieux, pour des révélations allez voir ailleurs. Mes chefs m’ont commandé, j’ai obéi, voilà tout.

 — Pourrions-nous avoir accès au procès-verbal de gendarmerie ? interrogea Steve.

 — Sans un papier officiel, je ne peux rien vous confier, même pas une allumette ! Et quand bien même le voudrais-je que je ne le pourrais pas. Ces procès-verbaux sont portés dans un dossier classé Top Secret. Demandez-le au ministre de la Défense, c’est lui qui le détient.

 Nelly fit la moue. Elle repensait à son entrevue stérile et mouvementée avec Payen. Hanner sentit le doute envahir son interlocutrice, comme la conversation devenait périlleuse pour lui, il jugea opportun de l’écourter :

 — Tenez, je vous rends vos papiers. Vous viendrez signer votre dépôt de plainte demain. Il n’y a pas urgence. La nuit porte conseil. Des fois que vous choisissiez de la retirer.

 — Ça m’étonnerait ! répondit Nelly que le bonhomme agaçait de plus en plus.

Ce dernier appuya sur l’inter :

 — Perrier ! Veuillez reconduire ces messieurs dames.

 Quand ils se levèrent, les ecchymoses dues à l’accident se rappelèrent à leurs bons souvenirs. Nelly porta la main à son épaule et Steevy à son genou. Leur interlocuteur n’eut pas un geste de compassion. Il prit congé sèchement. Perrier, le planton de service les raccompagna. Il avait une bonne bouille. Son accent trahissait ses origines méridionales. Il avait la  tchatche. Dès qu’il les vit, claudiquant, se soutenant l’un à l’autre, la mine défaite, il entreprit de leur remonter le moral :

 — Ne vous formalisez pas. Le chef est toujours comme ça, un peu soupe au lait, un tantinet bougon, même avec nous. Mais ce n’est pas un mauvais homme ! Il a ses humeurs, voilà tout.

 — Nous ne sommes pas enclins à supporter ses états d’âme, précisa Steve. Il est tard, je suis fatigué et mon amie souffre comme ce n’est pas permis.

 — Moi si j’étais vous, pour votre épaule blessée, je n’hésiterais pas ! J’irais voir Ollagnier !

 — Ollagnier ! Tiens donc ! Steve fit celui qui n’avait jamais entendu parler du guérisseur et lança un coup d’œil à Nelly.

 — Est-t-il sérieux votre Ollagnier ? demanda cette dernière.

 — C’est un original, mais il peut guérir toutes sortes de maladies. Tenez, il y a quinze jours ma cousine…

Steve coupa la parole au bavard.

 — Où se cache-t-il, votre oiseau rare ?

 — Ce n’est pas bien difficile, sa maison est la dernière du village, sur la route du col, une grande bâtisse avec un œil-de-bœuf sur la façade et une grande véranda en bois noir.

 — Croyez-vous qu’à cette heure-ci il nous recevra ?

 — Vous n’avez qu’à venir de ma part : brigadier Perrier, comme la source. Vous vous rappellerez ?

 — C’est ça, Perrier. Répondit Steve amusé.

 — Comme la source ! ajouta Nelly en riant sous cape.


 

 

 

Chapitre XI

 

 

 

Pélussin le haut, quartier de Virieu, mercredi 28, 20h10.

 

 

L

a bande de tulle gras tomba par terre. La brûlure n’était pas belle. Elle couvrait une bonne partie de l’épaule gauche et descendait jusqu'à l’avant-bras. La plaie nettoyée, les doigts du guérisseur se promenèrent à sa périphérie. Les mains, paumes largement écartées, l’effleurèrent en passes lentes. Une chaleur intense brûla la patiente de nouveau. Les ondes parcouraient son épiderme en vagues ininterrompues. En préambule le magnétiseur avait prévenu :

 « Il faut soigner le mal par le mal. »

 Souffrir ! Elle n’en avait plus envie. Pourtant, même sans croire à ces pratiques thérapeutiques d’un autre âge, elle s’abandonnait. Un frémissement bienfaisant parcourait son corps. Sur sa plaie, les mains sans relâche s’activaient. Cela chauffait de plus en plus. Le fluide passait et fatiguait son géniteur. La sueur perlait à son front. L’homme savait qu’il ne possédait que quelques minutes devant lui pour mener à bien cette séance, la prolonger c’était prendre un risque inconsidéré pour lui comme pour sa patiente.

 Dans la salle d’attente, Steve s’impatientait. La presse people, ça va bien un moment, mais ça lasse ! Aucun bruit ne lui parvenait du bureau voisin. Depuis maintenant trois quarts d’heure il faisait antichambre. Pour se dégourdir les jambes, il se leva et arpenta la pièce. Par désœuvrement, il s’intéressa aux sous-verre qui décoraient les murs. C’étaient des reproductions de dessins à la plume et au crayon Conté des années 1900, signées  d’un certain Giranne. Elles partageaient l’espace avec de vieilles photographies couleur sépia dont la légende stipulait : « Visages du Pilat ». Une série de photos l’interpella : « Les chirats ». Un long moment, fasciné, il resta en tête à tête avec eux. Même réduits au format Poster leurs masses étaient impressionnantes. Un mystère impénétrable émanait de ces éboulis.

 Dans son dos, la porte s’ouvrit. Souriante, Nelly apparut, l’avant-bras gauche chiffonné dans des bandes de tulles. Derrière elle, la masse imposante du guérisseur mangeait la lumière du bureau.

 — Je vous la rends dit-il, en s’adressant à Steve.

 — Alors ça y est ? Elle est guérie ?

 — Pas encore, mais c’est en bonne voie.

La patiente tourna vers le guérisseur un regard plein de gratitude.

 — Je vous suis très reconnaissante. Combien vous dois-je ?

 — Donnez-moi ce que vous voudrez, je n’ai pas d’honoraires fixes. Ici on paie selon ses moyens, selon son humeur.

 La formule scotcha Nelly. Elle sortit de son sac à main un billet de cent francs. Elle s’apprêtait à payer le guérisseur, le remercier, lui demander :

« Cela vous suffit-il ? » quand Steve la devança en apostrophant leur hôte :

 — C’est marrant, mais je ne vous vois pas du tout dans la peau d’un philanthrope !

« Le philanthrope » toisa Steve avec dédain.

D’un mouvement de la tête, le journaliste désigna les photos :

 — C’est votre passion le Pilat ?

 — Plus qu’une passion, le sel même de ma vie.

 — Et celui-ci qui est-ce ?

 Il pointait du doigt le portrait photographique d’un homme dans la cinquantaine qui semblait dater du début du siècle. Son nez long et fin comme une étrave de navire partageait son visage émacié en deux parties d’une dissymétrie supérieure à la moyenne. Ses lèvres pincées semblaient esquisser un sourire contenu. Il était coiffé d’un chapeau rond à larges bords d’où s’échappaient des mèches de cheveux longues et frisottées.

 Un foulard lardait son cou. Par-dessus sa chemise boutonnée sur le côté gauche, façon blouse d’antan, flottait une veste aux larges revers. Malgré les injures que le temps avait faites à la couche de gélatine, l’intensité du regard perçait encore. Le sujet semblait vouloir hypnotiser l’objectif. Une légende manuscrite au bas du cliché indiquait :

« Laurent Odoual dit Saint-Savin ou Savarin ».

 Ollagnier tourna vers lui un regard chargé de respect.

 — C’est notre maître à tous : un guérisseur qui officia dans le massif de 1815 à 1886. Pendant près d’un demi-siècle, il y soigna des milliers de malades.

 Nelly s’immisça dans la conversation.

 — Vrai ? Vous êtes un spécialiste du Pilat ?

L’homme acquiesça.

 — Chouette ! Parlez-moi  des chirats, ils me fascinent, s’enthousiasma Nelly.

 Ollagnier jubilait, une flamme passa dans son regard.

 — Asseyons-nous ! Parce que, si je vous parle du Pilat, je risque d’être intarissable.

 Steve retrouva la banquette et la table aux revues qu’il connaissait par cœur. Nelly prit place à ses côtés. Ollagnier leur fit face, sa grande carcasse calée dans une chaise inconfortable.

 —Versants pentus, roches claires et froid sec, c’est la conjugaison de ses trois phénomènes qui a donné naissance au chirats. À l’ère quaternaire, la roche sommitale sous l’effet du gel s’est fragmentée en blocs. Ceux-ci ont ensuite glissé en masse à la manière d’un glacier. Leur étalement peut s’étirer sur plus d’un kilomètre. Ce phénomène est connu sous le nom de « Dynamique des chirats ».

 — Quel paradoxe pour des choses aussi inertes, s’étonna Nelly.

 — Combien en dénombre-t-on ? Une dizaine ? Une vingtaine ? demanda Steve.

 — Il y a pas mal de petites formations, des vrais et des fausses. Les gens d’ici ont tendance à appeler chirat le moindre monticule de cailloux. J’en connais au moins cinq : l’Œillon, le Maupas, le grand Chirat, le Chirat de Cherblanc, de Rochepierre et celui de Rochat.

 — Mais comment font-ils pour tenir en équilibre ?

 — Les phénomènes de gravité ont joué un rôle essentiel au cours de la formation des Chirats, mais ils ont été relayés ensuite par des mouvements en masse, les blocs étant alors cimentés par la glace. C’est un phénomène très rare, unique au monde pour une montagne d’altitude moyenne comme le Pilat.

La fin de la phrase fit bondir Steve.

 — Tabarnak ! Vous êtes à côté de la track ! Excusez-moi de vous démentir, mais je viens d’une contrée où l’on trouve ce même genre de « Cailloux » ;  là-bas on les appelle…

Ollagnier l’interrompit :

 — Simple curiosité, mais d’où venez-vous ?

 — Du Québec, de la province de Chaudières-Appalaches.

 — Dieu du ciel ! Vous êtes Québécois. Comment aurais-je pu m’en douter ? À part ce vilain juron, vous n’avez pas le moindre accent.

 — Ma mère est originaire de la région. J’ai du sang français dans les veines.

 — Ceci explique cela. L’Amérique du Nord et en particulier les montagnes Appalaches sont les seuls endroits dans le monde à posséder les mêmes formations, je vous le concède bien aisément.

 — C’est curieux non ? Comment expliquez-vous cela ?

 — Je n’ai aucune explication plausible à vous fournir ; la roche peut-être… La nature est bizarre… J’en ai pour preuve une légende qui a cours au sujet des Chirats.

 — J’adore les légendes se réjouit Nelly. Pas toi Steve ?

 — Oh moi ! Tout ce qui est matière à faire un papier m’intéresse. À plus forte raison les légendes. Je vous écoute. Je m’efforcerais d’être bon public.

 — Dans l’empilement inextricable des Chirats, il existerait, paraît-il, une pierre dotée d’un pouvoir incroyable : la pierre de clivage, celle qui tient les chirats en équilibre. Malheur à celui qui la déplacera, il verra la montagne de pierres s’écrouler comme un château de cartes.

 — Existe-il une part de vérité dans cette histoire ? S’enquit Nelly.

 — La part de vérité est congrue, mais elle existe. ! Cela fait des siècles que ces géants de pierre défient les lois de l’équilibre. Croyez-moi, ce n’est pas demain la veille qu’ils s’écrouleront.

 — Décidément cette région est remplie de mystères, constata Steve.

 — Et le  pic des Trois Dents, interrogea Nelly, que savez-vous à son sujet ?

 — Fuyez-le comme la peste ! Ce nemed[3] pierreux est un endroit maléfique. Autrefois les druides y pratiquaient des sacrifices humains. La pierre sacrificielle s’y trouve toujours, prête à servir. De bien étranges histoires courent à leur sujet. On dit que ces chicots rocheux formeraient la partie avancée du Triangle de la Burle, toujours avide d’avions à absorber. Si le diable avait une mâchoire, sûr que ces trois-là seraient de la fête !

 Steve sauta sur la perche que venait de lui tendre Ollagnier.

 — À propos d’avions, où étiez-vous le jour du crash ?

La question parut décontenancé l’interpellé.

 — Quel crash ?

 — Ne feignez pas la surprise, vous attendiez ma question.

 — Je l’admets. Tout le monde sait que vous êtes là pour les Mirages. C’est un secret de polichinelle. Il baissa la tête comme en pénitence. Dans le ton de sa voix, ce n’était pas la surprise, mais la déception qui primait.

 — Ainsi toute cette conversation sur le Pilat n’était donc qu’un prétexte ? Vous auriez dû être plus direct, cela nous aurait épargné du temps.

Nelly crut bon de se justifier.

 — Vous vous trompez. Tout ce qui touche au Pilat nous intéresse. Vos explications ont été fortes instructives. Votre connaissance du terrain nous aidera peut-être dans nos recherches.

 — Vous savez… je ne suis pas obligé de vous répondre.

 — Dites-nous simplement ce qui s’est passé ce jour-là. Nous nous en contenterons.

 Ollagnier prit une longue inspiration et commença son récit.

 — Ce matin-là, je me suis rendu à Saint Sabin, pour ramasser une herbe, l’alchémille des Alpes, une plante très rare, aux vertus médicinales remarquables. On ne la trouve que là-bas. De cet endroit, d’habitude, on aperçoit bien le  pic des Trois Dents et le col de l’Oeilllon. Mais le brouillard, ce jour-là, masquait tout. Je m’en retournais ma cueillette terminée, quand j’ai entendu les avions. Je ne les voyais pas, à cause de la brume. Ils semblaient voler bas, anormalement bas. Il faut vous dire que des avions par ici, nous sommes habitués à en voir, à en voir tomber aussi. Mais ça, c’est une autre histoire !

 Tout de suite après, j’ai perçu une série de détonations. Elles provenaient du mont Botte en surplomb des Trois Dents. Presque instantanément des lueurs rouges sont parties dans le ciel, quelques secondes après j’ai entendu trois explosions et des boules de feu ont rougi le brouillard. Je ne comprenais rien. Quand je suis descendu au village, il était en effervescence. C’est là que j’ai appris l’accident. Le lendemain, la maréchaussée cherchait des témoins oculaires. Bien que je n’aie pas vu grand-chose, si ce n’est les boules de feu, je me suis rendu spontanément à la gendarmerie pour témoigner.

 — C’est curieux, votre déposition n’apparaît pas au procès-verbal lui dit Nelly.

Ollagnier parut contrarié par la remarque.

 — Rien n’apparaît ?

 — Je vous assure, lui confirma-t-elle.

  — C’est que… j’ai déposé verbalement.

 — Quand bien même !

 — Alors, on aura jugé mon témoignage inutile. Pourtant, je ne suis pas le seul à les avoir vues, d’autres témoins… Mon ami Morel par exemple…

 — Où pourrait-on interroger votre ami ? Questionna Steve.

Ollagnier parut troublé.

 — Nulle part. Il est mort.

 — Comment est-il mort ?

 — Un accident d’abattage. C’était pourtant un bûcheron hors pair, mais il y avait du brouillard ce jour-là. Pour son plus grand malheur.

 — Vous croyez au paranormal Ollagnier ?

 — Pour moi entre le paranormal et le normal, il y a peu d’écart,  la valeur de deux syllabes, l’ajout d’un préfixe. Ils vont de pair, comme Dieu et Diable, qui croit à l’un, croit à l’autre.

 — On peut voir les choses comme ça. Que vous inspire l’omission de vos témoignages ?

 — Oh pas grand-chose ! Ce n’est pas à moi d’en tirer des conclusions, c’est à vous.

 — S’il y a quelqu’un dans ces montagnes qui cache la vérité. Nous le trouverons. Soyez-en sur, affirma Steve.

 — Si vous savez quelque chose, je vous conjure de nous le dire, implora Nelly.

 Le guérisseur parut  troublé. Il répondit sèchement :

 — Je vous ai tout dit, n’insistez pas.

 — Vous écumez le Pilat par monts et par vaux, il est impensable que des rumeurs, ou mieux, des hypothèses ne soient pas parvenues à vos oreilles.

 — Les gens d’ici sont des montagnards. Ils ont gardé de leurs ancêtres cette rudesse chevillée au corps, les faire parler c’est comme arracher des aveux à un mort.

 — Tout le monde vous connaît ici, vous les soignez, ils doivent vous faire des confidences.

Le guérisseur réfléchit. Nelly et Steve crurent qu’il allait flancher, mais il esquiva la question en détournant la conversation.

 — Donnez-moi une raison, une seule, pour vous aider. Pourquoi le ferais-je ? On se connaît à peine. Non vraiment, je ne le peux pas. Je suis simplement toléré ici. Pourquoi croyez-vous que je ne vous ai pas demandé d’honoraires tout à l’heure ? Je le faisais avant d’être dénoncé. Le redressement fiscal et les amendes qui ont accompagné cette délation ont failli me mettre sur la paille.

 Nelly s’insurgea :

 — Arrêtez de vous lamenter sur votre sort et regardez-moi. Mon mari est mort, on a sali son honneur et du même coup le mien. Mon combat ne le fera pas revenir, mais rien ne me fera baisser les bras.

 — Je vous admire. Mais essayez également de me comprendre. Exercice illégal de la médecine, vous savez ce qu’il en coûte ?

La conversation s’enlisait. Steve tenta un coup de poker :

 — Qui craigniez-vous : Hanner ?

Au seul nom d’Hanner la mine d’Ollagnier se durcit. Steve avait fait mouche, du moins le croyait-il. Nelly crut opportun d’enfoncer un peu plus le clou.

 — C’est Hanner, n’est-ce pas ?

Ollagnier se mordit la lèvre inférieure. Il hésitait. Ils crurent qu’il allait craquer. Au dernier moment, il s’en sortit par une pirouette.

 — Nous ne sommes plus au temps de l’inquisition pour m’obliger à subir cet interrogatoire. Je veux bien vous aider, mais il y a des limites. Si je savais quelque chose, je vous l’aurai déjà dit. Nelly dépitée, l’invectiva :

 — Je suis désappointée, je vous trouvais plutôt sympa et franchement je pensais que vous nous aideriez. 

 — Désolé de vous avoir déçu. Vous m’étiez également très sympathique avant cet interrogatoire en règle. Promettez-moi d’être prudente. Votre accident… je ne voudrais pas que cela se reproduise.

 Était-ce de l’intimidation ou un appel à la prudence ? Le couple sentit dans l’intonation du guérisseur poindre une menace.

 — C’est un avertissement ou un conseil ? demanda Nelly.

Ollagnier, estimant la conversation à son terme, se leva. 

 — Prenez-le comme vous voudrez. Je n’ai rien d’autre à ajouter. Je vous raccompagne. Ma  journée a été longue et fatigante et demain je me lève tôt.

 Nelly et Steve quittèrent la table dépités. Leur hôte les reconduisit. Cette journée fertile en rebondissements avait marqué leurs corps et leurs esprits. Sur le perron, Ollagnier prit poliment congé. À travers la porte vitrée, il les regarda s’éloigner dans la pénombre. Une lutte intestine le rongeait. Il s’en voulait de sa pleutrerie et se rassurait en pensant qu’il s’était évité bien des ennuis en se taisant. Il haussa les épaules, envoya ses états d’âme ad patres et partit se coucher.

Les visiteurs avaient le cœur lourd. Dès qu’ils eurent regagné leur véhicule, dans l’intimité de l’habitacle, ils échangèrent leurs impressions. Steve, le premier, prit la parole :

 — Drôle de bonhomme ! Chaud comme la braise, au moment de parler du Pilat, fuyant comme une anguille au moment de causer du crash. Qu’est-ce que tu penses de ces lueurs toi ?

 — Celles qui provenaient du pic des Trois Dents ? 

 — C’est cela que je voulais t’entendre dire, trois, le chiffre trois : Trois dents, trois Mirages enfermés dans un même triangle… c’est curieux non ?

 — Tu ne vas tout de même pas me dire que dire que tu crois à la symbolique des chiffres ?

 — Pourquoi non ?

 — C’est ridicule voyons, on se croirait dans un livre fantastique.

 — Tu as sans doute raison, mon imagination me joue des tours. Tu n’as rien remarqué au sujet d’Ollagnier ?

 — Rien ! On sentait bien qu’il voulait nous mettre sur la voie, mais quelque chose l’arrêtait.

 — Quelque chose, ou… quelqu’un !

Une nuit d’encre tombait sur le Pilat. La lumière du bureau s’éteignit, la lueur d’espoir entrevue au contact d’Ollagnier aussi.


 

 

 

Chapitre XII 

 

 

 

            

 

 

À

u travers du prisme formé par les gouttes de pluie et la neige fondue, Édouard Lorieux observait la ville. Le long des rives du Saint-Laurent, Montréal étalait sa carcasse de mégalopole anthropophage. L’horizon semblait s’être évanoui, ciel et terre enfouie dans un même sarcophage de plomb. Quelques trente-cinq étages plus bas, le long du boulevard Saint-Laurent, les giboulées froides lacéraient de leurs pointes d’acier les passants aux échines courbés. Une fin de mois de mai, plutôt convenue, les Montréalais en avaient vu d’autres.

 L’homme de presse paraissait soucieux. Enfoncé dans son fauteuil de cuir, l’œil rivé sur son téléphone, il attendait un appel qui tardait à venir. Petit à petit, ses paupières s’alourdirent. Il entra en somnolence. Dans sa tête, les années défilèrent à reculons…

 

******

 C’était un dimanche matin. Au croisement de la rue Dorchester et du boulevard Chareste, son ami Franck l’attendait. En souriant, il l’invita à le suivre :

« Les Coches font une descente, ce n’est pas le moment de trainer par ici ! »

Sans plus se poser de question, Édouard suivit son jeune camarade.

 Il était cinq heures. Une aube pâlotte envahissait Montréal. Les deux adolescents galopèrent à perdre haleine. Le bruit de leur cavalcade résonna dans les ruelles désertes. Quelques pâtés de maisons plus loin, essoufflés, ils arrivèrent devant l’entrepôt désaffecté d’une ancienne brasserie.

   Loti au fond d’une impasse sordide, le local leur servait de repaire. Son portail était condamné, barricadé par des planches de bois clouées à la hâte. Les « fuyards » avaient leurs habitudes. Ils se glissèrent à l’intérieur par un soupirail situé sur l’arrière du dépôt. Celui-ci était trop étroit pour laisser passer un adulte, mais leur minceur, pour le coup, avait valeur de passepartout. À l’intérieur, hormis quelques araignées dont les toiles trahissaient la présence, le vaste entrepôt était inoccupé.

 Ils s’étaient aménagé un petit coin bien à eux, sur un quai désert. Deux ou trois caisses de bières retournées faisaient office de chaises et une palette posée sur des fûts de bière vides, leur offrait un semblant de table. Pour égayer cet univers pitoyable, ils avaient épinglé aux murs quelques pin-up et quatre posters du Grand Nord : un pour chaque saison. Dans un bel ensemble, les soirs de nostalgie, leurs rêves se perdaient dans la quadrichromie acidulée des affiches. Mais pour  l’heure ils n’avaient pas le cœur à la contemplation. De tous leurs sens tendus, ils épiaient les bruits de la rue. Le lancinant concert des sirènes de police s’éloignait peu à peu. Pour meubler leur attente,  ils grillèrent deux ou trois cigarettes. Au bout d’une demi-heure, le silence régna à nouveau. Jugeant tout danger écarté, ils décidèrent de rentrer sagement chez eux.

 Ils habitaient dans le faubourg à mélasse, dans la banlieue pauvre de Montréal où leurs appartements étaient mitoyens. C’était un quartier mal fréquenté. Leurs parents, des Immigrés français, ne l’avaient pas choisi. Le bureau de l’immigration, arbitrairement, les avait cantonnés là sans leur demander leurs avis.

 À cette époque, la rue était à qui voulait la prendre. C’était un champ de bataille où les gangs se livraient une guerre sans merci. Dans cet univers glauque, Édouard et Franck apprirent à se faire respecter très tôt. Ces épreuves les soudèrent comme des frères. Ils devinrent inséparables. Quand on apercevait l’un, on voyait l’autre. Dans le quartier on  les surnommait « Les Twins ».

 Dès qu’ils en avaient le loisir, ils grimpaient au sommet du mont Royal qui dominait la ville. Ils restaient là des heures entières, assis en tailleur. Délaissant les autres points cardinaux, avec la régularité de l’aiguille d’une boussole leurs vues convergeaient uniformément vers le Nord. Par-dessus les toits, par-dessus les cheminées des usines aux effluves pestilentes, leurs regards d’aigle s’envolaient. Rien ne pouvait les arrêter, pas même les clochers de pierre qui dressaient leurs flèches hautaines jusqu’à en crever le ciel. La ville, à leurs pieds, leur paraissait ridiculement petite et l’horizon, par comparaison, immense. 

    Ils imaginaient, tapis derrière la ligne d’horizon, les grands lacs  aux reflets d’or qui brillaient au soleil : Winnipeg, Rennie, Athabasca, lac des Esclaves, Grand Lac de l’Ours, Lac Érié…

 Un beau matin, n’y tenant plus, ils partirent, laissant tout derrière eux. Direction, leurs rêves et un terrain de jeux à la grandeur de leurs chimères : le Grand Nord. Ils furent tour à tour,  bûcherons, trappeurs, camionneurs, orpailleurs… libres comme l’air, un air pur et sauvage qui semblait descendre du Labrador, rien que pour eux. Mille métiers, mille misères ! Se lamentait Franck. Il se trompait…

    En convoyant du matériel vers les mines d’or du cercle polaire, dame fortune leur sourit enfin. Au volant de leurs mastodontes de plusieurs tonnes, dans l’enfer glacé des blizzards, où sur la croûte des grands lacs gelés, ils défiaient la mort à chaque voyage. Leur flotte de camions grossit, leurs comptes en banque aussi.

     En cette fin d’année 1939, alors qu’un orage de fer et de feu s’abattait en Europe, l’ambiance était à la fête au sein de la petite communauté des camionneurs. Elle honorait ce soir-là, son saint patron. Tout semblait sourire aux deux amis. Le champagne, de ses reflets vermeils, teintait le cristal des flûtes.

 Édouard, tout en somnolant, avait encore en bouche son goût, fruité et pétillant. À cet instant, il ignorait que le destin s’activait en coulisses. Franck, lui, paraissait soucieux. De toute évidence sa tête était ailleurs.

 Depuis le 10 septembre de cette même année, date de l’entrée en guerre du Canada, la noria des bataillons chargés de renforcer le front allié, avait plus que doublé. Franck s’engagea le 19 janvier de l’année suivante.

 Édouard se rappelait cette veillée d’armes comme si c’était hier. À la double question de son ami : « Ai-je bien fait ? Me pardonnes-tu de t’abandonner ? Il répondit sans ambages : « Que puis-je te dire ? Sinon de prendre garde à toi. De toute façon ta décision est prise, non ? Reviens-moi vite, et entier de préférence. C’est tout ce que je te demande.»

 Entre les deux amis, l’émotion était palpable. Comme pour se justifier, Franck balbutia :

 — Du sang français coule dans mes veines.

 — Ce n’est pas une raison pour aller le répandre là-bas ! répliqua Édouard.

 — Ne t’inquiète pas. Je suis affecté au service cinématographique de l’armée, le risque est mimine.

 — C’est la guerre, tu pourrais te trouver en première ligne.

 — Ce que tu peux être pessimiste ! Dans six mois, au plus tard, je suis de retour.

 Une longue accolade mêla les deux amis dans un adieu pathétique.

   Franck parti, Édouard dut gérer seul l’entreprise. Quatre longues années s’écoulèrent avant que son ami, ou plutôt l’ombre de son ami  ne revint. Édouard tout entier à la joie de le retrouver sain et sauf, ne perçut pas tout de suite les profonds changements qui s’étaient opérés chez lui. Son compagnon naguère si joyeux et volubile était devenu taciturne et triste. Il pouvait rester prostré des heures entières, sans décrocher une parole.  La folie des hommes l’avait marqué au fer rouge. Il déprimait à longueur de journée.

 Il était ailleurs. Loin. Dans un monde, où Édouard n’avait pas sa place. Au comble du désespoir, ce dernier consulta, de cabinet en cabinet, les meilleurs spécialistes. Leurs diagnostics se rejoignaient, il n’y avait rien à faire. Seul, un choc ou un changement profond pouvait le sauver de ce mal incurable et invisible qui le dévorait de l’intérieur.

Les premiers temps, Édouard, tout au bonheur de retrouver son vieux complice, ne se posa pas de questions. Mais chaque jour qui passait il voyait son ami s’enfoncer un peu plus dans son mutisme et dépérir à vue d’œil. Il comprit alors que le temps de décrocher était venu.

 L’opportunité se présenta sous l’apparence d’un milliardaire texan. Le Yankee désireux d’investir dans le transport en Amérique du Nord leur proposa de racheter leur affaire. La somme était rondelette, trop belle pour être refusé. En moins de quinze jours, l’entreprise avait changé de mains.

 L’arrivée du chèque au courrier du lundi donna droit à des scènes de liesse, digne de gosses autour du sapin, un matin de Noël. Franck décacheta l’enveloppe et jura en sautant de joie.       

    «Triple Ciboire ! C’est jour de fête. Prépare tes valises compagnon, demain nous partons en vacances ! » Exulta-t-il en tendant le papier à son ami.

 Édouard était heureux émue par la liesse manifestée par son ami, il versa discrètement une larme de joie. Franck,  jubilait : le chèque à l’en-tête de la  North Dallas Bank Trust & Co  avait mis si longtemps à arriver ! La somme en dollars U.S. lui donnait le tournis. Il jubilait :

    « Quelle belle image ! Quelle belle image ! »

 Le chèque encaissé, les deux compères s’octroyèrent deux années sabbatiques, deux années de bon temps. Un jour ici, un jour ailleurs, au gré de leurs envies. L’argent s’envolait dans leurs doigts comme la neige sous le souffle du blizzard. Franck, petit à petit, retrouvait goût à la vie. C’était plaisir de le voir s’amuser, rire, s’émerveiller de tout. Mais il est des glaces plus cruelles que celles du Grand Nord qu’ils avaient si longtemps côtoyées. Édouard l’apprit à ses dépens. Un matin, à l’hôtel, l’une d’entre elles lui refléta les premiers fils blancs qui se cachaient dans sa chevelure. Il en conçut un vif agacement et en déduit que, l’âge venu, il lui fallait tourner la page. Un cycle s’achevait. Un autre commençait.

L’année 1950 vit leur retour à Montréal. Un petit capital en poche et le diplôme de journaliste de Franck dans l’autre, ils surfèrent, dans le sillage d’une poignée de doux rêveurs indépendantistes dont René Lévesque était le chef de file et fondèrent  L’Indépendant, un quotidien prônant l’autonomie du Québec.

 À l’exaltation du début, succéda le temps des vaches maigres, des années Trudeau et de la gueule de bois. Le mouvement s’essouffla. Les tirages du journal également.

 Édouard se maria. Franck en fut très affecté. Il lui fallait partager son ami et il n’était pas préparé à cette éventualité.

  Était-ce le fait cette contrariété ? Difficile de le dire. Toujours est-il que, peu de temps après cette union  qu’il considérait comme une désertion, Franck tomba gravement malade. Le diagnostic des chirurgiens fut sans appel : cancer du pancréas. Face à la fatalité, il ne baissa pas la garde et choisit de se battre. Sa grande carcasse, qui en avait vu d’autres sur les champs de bataille européens, se coltina gaillardement au mal. Mais la lutte était disproportionnée. Après une empoignade terrible, le « crabe » finit par le terrasser. Édouard, fidèlement, accompagna son ami dans son combat puis dans sa longue déchéance, il l’assista de toutes ses forces, jusqu’au bout de sa nuit.

 Sur son lit d’hôpital, Franck confessa à l’oreille de son ami, un lourd secret. Il avait vécu en France, dans les heures folles qui avaient suivies la libération, une liaison brève et passionnelle. De cette liaison, un enfant était né. Il se prénommait Steve. Édouard tombait des nues. Jamais les deux amis ne s’étaient cachés quoique soit. D’une voix à peine audible ce dernier lui confia :

« J’ai laissé dans cette guerre une partie de moi-même, quelques lambeaux de chair et plus encore, puisque quelque part dans les monts du Lyonnais, un petit garçon qui ne connait pas son père est mien. Retrouve-le, je t’en prie, parle-lui de moi, implore son pardon, dis-lui que je l’aime, que tout cela, est de la faute de la guerre… fais en sorte qu’il ne manque de rien. Jure-le-moi, je t’en supplie. »

    Édouard jura, en serrant très fort la main de Franck.

    Ce dernier continua son récit en se hâtant. Il savait que le temps lui était compté :

 « Sa mère, une infirmière française, l’a élevé seule. Elle ne tenait pas à ce que je le vois, pas plus que je ne le reconnaisse devant l’état civil. Elle prétextait que c’était mieux pour l’enfant, qu’un éloignement total lui serait profitable. Elle n’a rien réclamé, mais je me suis senti en devoir de lui verser une pension confortable. Au début c’était dur de ne pas voir le petit, mais année après année, j’en ai pris mon parti. Elle me donnait régulièrement des nouvelles de lui. De ce côté-là, je n’ai jamais manqué. Voilà, j’avais juré que je ne me marierais jamais, j’ai tenu ma promesse et la mort scelle mon serment. »

 Dans les bras d’Édouard, comme un berceau, Franck rendit son dernier souffle. Il l’étreignit longuement, jusqu'à ce que  le froid de la mort et une infirmière ne le sépare à jamais de son « jumeau ».

 Le mourant, lui légua ses parts et l’ensemble de ses biens, jusqu'à la majorité de Steve. Fidèle à sa promesse, Édouard continua à payer la pension à sa place. Cinq années plus tard, la mère décéda. Dans une lettre poignante, elle confia l’enfant aux époux Lorieux. Steve débarqua au Canada le jour de son neuvième anniversaire. Les Lorieux avaient souffert toute leur vie de ne pouvoir avoir d’enfant, cette arrivée inespérée, fut pour eux, une vraie bénédiction. Ils accueillirent l’enfant comme leur fils. Plus il grandissait, plus Édouard semblait revoir son ami. À son contact, il rajeunissait. C’était un garçon espiègle, un peu turbulent, affectueux et intelligent. À l’âge de vingt et un ans, après de brillantes études de journaliste effectuées à l’UQAM de Montréal, il l’embaucha au journal. Rapidement le jeune homme s’y fit une place, conquérant l’estime de tout le personnel. Édouard en avait fait son fils spirituel et, à l’insu de celui-ci, son légataire universel.

 Édouard ressassait le passé. Que de chemins parcourus ! Que de bonheurs et de malheurs partagés ! Steve était reparti là-bas, vers cette terre de France qui l’avait vu naître.

« Et s’il ne revenait pas ? »  Il chassa cette mauvaise pensée de son esprit. Ce soir, plus que jamais, le gamin lui manquait.

 

******

 

 Il ouvrit un œil. Négligemment, il interrogea la pendule au mouvement perpétuel qui rythmait sur son bureau le chapelet des heures. Les billes d’acier roulaient sur les plates-formes à bascule en s’entrechoquant avec un petit bruit métallique : toc-toc, toc-toc, toc-toc… Sur un boulier lumineux, les diodes luminescentes affichaient l’heure : vingt-deux heures cinquante-sept.

 Que faisait donc Steve ? Il était environ huit heures du matin en France, son  lève-tôt de journaliste se serait-il oublié ? Lorieux s’inquiétait et ne songeait qu’à une chose : aller se coucher ! Il traversa le bureau, fit glisser la cloison qui séparait celui-ci de la grande salle de réunion et se glissa en tête de la table de conférence. Bien calé dans le giron du fauteuil qui lui était traditionnellement réservé, il promena en traveling son regard le long de l’immense table de bois stratifié et sa trentaine de fauteuils vides. Il soupira, ferma les yeux et repartit dans ses pensées…

 

******

 

Le décor était le même, mais les sièges étaient tous occupés. On conversait à voix basse. L’atmosphère était tendue. Cette  réunion sur fond de crise, ce n’était pas de gaité de cœur qu’Édouard l’avait provoquée. Le mois de février avait été calamiteux. Avant de prendre la parole, il fixa un par un les cadres de l’entreprise. Les visages étaient graves. Les ventes du journal pointaient au plus bas. Tous le savaient. Il lui fallait impérativement rassurer son auditoire et le remotiver à nouveau. Il commença son discours en remerciant les participants de leur disponibilité, puis rentra In facto dans le vif du sujet :

  « Vous connaissez les difficultés que nous éprouvons. Ce n’est pas un scoop, mais c’est un mauvais moment à passer. C’est ensemble, main dans la main que nous franchirons cet obstacle ! Inutile de vous le cacher, la situation est sérieuse. Mais elle n’est pas désespérée. Il n’est pas de problème qui ne trouve sa solution. Nous allons relancer la dynamique du journal, la repenser entièrement. Changer la mise en page, la rendre plus jeune, plus attractive. En bref, nous allons nous adapter, proposer à nos lecteurs des formules d’abonnement plus souples, plus intéressantes. C’est une première étape vers la reconquête, elle ne se fera pas du jour au lendemain. J’en suis conscient. C’est un challenge que je vous propose. J’ai besoin de votre soutien sans condition, j’ai foi en votre engagement, en votre confiance.

 Afin de renflouer notre trésorerie, je vais maintenant soumettre à votre approbation une nouveauté : pourquoi ne pas écrire un livre ? Un grand livre. Nous avons tout pour le concevoir et le réaliser : les plumes pour l’écrire, les presses pour l’imprimer, le journal et son réseau de distribution pour le diffuser ».

 Il se tourna vers Candice Lavril, responsable de la rubrique littéraire du journal :

« Et même une critique littéraire pour le promouvoir ! » 

Hilare, l’assemblée applaudit. Édouard était aux anges, son projet semblait faire l’unanimité. Satisfait de l’enthousiasme qu’il avait soulevé, il continua sur sa lancée :

 « Il nous reste à trouver un sujet porteur ! Toute proposition sera la bienvenue. »

Un  brainstorming  fut mis en place. Les avis les plus divers furent déballés en vrac, même les plus farfelus :

 « Pourquoi ne pas envisager un best-seller sur la religion ? »  Avancèrent les uns.

«  Et pourquoi pas une controverse de la bible, une anti-bible » surenchérirent les autres.

O’Hara, un assistant de rédaction, petit et rondouillard, balbutia timidement :

 « Pourquoi pas une saga sur mes lointains ancêtres irlandais et leur exil vers le rêve américain ? »

L’idée plut et fit le tour de la table. Rapidement, on délaissa les O’hara au profit des Kennedy. Les Kennedy ! Dans son coin, Édouard jubilait. Il s’imaginait déjà à la veille de la réussite. Il respira profondément. Le goût âcre du cigare lui incommoda la gorge. Il ferma les yeux. L’odeur familière de l’encre d’imprimerie infiltra sa mémoire…

*******

Le bruit caractéristique des rotatives lancées à vive allure s’ajouta à l’odeur incommodante des encres. Édouard se tourna et interrogea Robert Verbois, son chef d’atelier :

 — Vous êtes réglé à combien ?

 — Cinq cent mille monsieur, pour les U.S.A. seulement. Ce n’est qu’un commencement. Les commandes affluent au standard.

 — C’est bien, c’est très bien. Il en faudra beaucoup d’autres.

 — Voici la couverture, fraîchement sortie de la petite Offset.

 Édouard la prit en main. Il jaugea de ses effets en la tenant à bout de bras. Marianne, la maquettiste, avait fait du bon travail. La Lettre K en titre, qui occupait une bonne moitié de la hauteur, se détachait sur une photo en noir et blanc: celle de John-John saluant militairement la dépouille de son père assassiné. Le sous-titre  The Blood of América  était incrusté dans une tache de sang dont les contours évoquaient l’Irlande, la terre natale des Kennedy.

 — Il faudra forcer légèrement sur le magenta, Robert je veux quelque chose de plus chaud.

 — C’est déjà fait monsieur.

 — Bravo Robert. C’est de l’excellent travail.

 — Merci, monsieur.

******

 La main de Steve se posa sur l’épaule d’Édouard :

 — Qu’en penses-tu oncle Édouard, tu rêves ?

 — Hein, de quoi ?

Steve était loin de se douter que son geste amical venait d’interrompre une vision.

 — Et bien le livre, les Kennedy !

 — Excellent ! Tous les ingrédients nécessaires à un bon roman sont là : réussite, pouvoir, amour, mystère et mort ! J’ai même le titre !

L’assistance fit cercle autour de lui. L’intéressé regarda un à un ses collaborateurs et leur délivra avec assurance :

    « Ce livre s’appellera  « K. Le sang de l’Amérique » il commencera en France par la mort de Kathleen Kennedy, au-dessus du mont Mézenc en pays Vivarais et finira par la mort de son frère John à Dallas, Texas. »

 Un tsunami balaya l’auditoire. C’était tellement lumineux et spontané que l’assemblée exulta. Les applaudissements et les congratulations s’élevèrent des quatre coins de la salle. Indifférent au brouhaha qu’il avait engendré, Édouard méditait. On ne s’entendait plus. Il tapa avec un dossier sur la table pour réclamer un peu de silence :

  «  Encore un peu d’attention s’il vous plaît… Ils nous restent un dernier point à débattre, la désignation d’un reporter qui partira pour la France, afin d’écrire la première partie du livre, celle qui parle de la mort de Kathleen Kennedy. »

 Un murmure parcourut l’assemblée. L’attention se reporta sur Levasseur le plus chevronné des journalistes. Mais Édouard avait une idée qui lui trottait derrière la tête…

 « Il nous faut une personne qui connaisse bien le terrain, capable de nouer rapidement le contact avec la population locale, connaissant parfaitement la contrée, le profil idéal ce serait quelqu’un qui a vécu longtemps en France. Ce qui éviterait à ces « maudits Français » de se moquer de notre fichu accent. Qu’en penses-tu Steve ? »

 Tous les regards se tournèrent vers le jeune garçon. La tête baissée, comme prostrée, il ne s’exprimait pas. Édouard se prenait à douter « Il ne va pas refuser tout de même ? » L’auditoire, qui dans un premier temps avait mis son attitude sous le compte de la timidité, commençait à trouver son comportement étrange. Le silence se faisait pesant. Satisfait d’avoir monopolisé l’attention, Steve laissa son mutisme aux vestiaires et laissa éclater sa joie. Il sortit de sa claustration, se redressa et lança ses documents en l’air et criât jusqu'à s’époumoner un tonitruant : 

« Vive la France ! »

 Son excès d’enthousiasme fut contagieux et déclencha un triple hourra général. Steve était aux anges. Cette mission arrivait à point nommé, tant son désir de retrouver sa terre natale était grand.

 À main levée et à l’unanimité le comité de rédaction entérina sa candidature. Lorieux s’adressa ensuite à Steve en désignant la paroi amovible qui fermait l’entrée de la salle de conférence :

 «  J’ai, derrière cette porte, deux jeunes filles qui n’attendent, qu’un geste de moi pour entrer et fêter avec nous ta nouvelle affection, attendent mon signal pour rentrer. Veux-tu les voir ? » Steve écarta les mains en signe d’impuissance, l’air de dire : « Comment pourrais-je m’y opposer ? »

 Le maître de cérémonie claqua des doigts. La cloison s’ouvrit. Poussé par deux jolies soubrettes un chariot transportant deux mathusalems de Don Pérignon fit son apparition arrachant un « Ooooh » de satisfaction à tous les convives.

 La fête dura tard dans la nuit. Steve dut essuyer les félicitations de tous. Marylène, sa secrétaire, tomba dans ses bras en pleurant à chaudes larmes. Elle n’était pas très belle, mais c’était une collaboratrice hors pair. Au journal, ses sentiments pour Steve n’étaient un secret pour personne, pas même pour Lorieux. Steve la consola du mieux qu’il put :

 — Il ne faut pas pleurer, voyons, je reviendrai.

Édouard qui passait à côté d’eux, une flute de champagne à la main, le prit au mot.

 — Je l’espère bien ! Nous avons besoin de toi ici. Je ne voudrais pas te mettre la pression, mais l’avenir du journal est dans ta plume. Fais-moi plaisir petit, et fais-toi plaisir aussi, tous nos espoirs t’accompagnent.

    Cet encouragement, ponctué d’une brève accolade, fit chaud au cœur de Steevy.

 Le départ prévu le 14 fut annulé en raison d’une grève des aiguilleurs du ciel. Steve en conçut une vive déception. Ce n’est que trois jours plus tard, le 17, qu’il put enfin s’envoler. Dans sa tête, c’était jour de fête. Chez les Lorieux, il n’en était pas de même. Geneviève l’embrassa comme si elle perdait un fils. Au contrôle de la zone franche, dernière étape avant l’embarquement, Édouard lui prodigua ses dernières recommandations :

 — N’oublie pas les rapports journaliers que tu dois me faire fiston !

 — Ne t’inquiète pas, tu auras de mes nouvelles plus vite que tu ne le penses.

 Il se passa trois jours avant que le premier rapport Steve ne lui parvienne. Le « gamin » d’une prose exaltée lui expliquait que son enquête l’avait amené à s’intéresser à de mystérieux crashs d’avions, situés dans le périmètre d’un énigmatique triangle. Le caractère fantastique qui entourait ces faits semblait fasciner le jeune reporter. Édouard se remémorait sa conclusion en forme de prière :

  « J’ai là un sujet formidable, peut-être un best-seller. Je te demande la permission de rester un peu plus. » 

 La permission à peine accordée, voilà que son protégé s’octroyait une autre prolongation afin, disait-il, d’orienter son enquête vers un accident dont auraient été victimes trois Mirages F1, aux abords du dudit triangle. Édouard avait du mal à suivre. « Ce gamin est ingérable ! » pestait-il. Mais il avait une confiance aveugle en Steve, alors il accéda favorablement à l’ensemble de ces demandes sans plus se poser de questions.

  « Toutes ces pièces sont imbriquées les unes aux autres comme un casse-tête, lui expliquait-il. Je dois trouver le truc pour l’ouvrir. »

 

******

 

 Le froid sorti Lorieux de ses réflexions. Le système de chauffage préréglé s’était éteint et la chaleur déclinait. Il referma la cloison de séparation et regagna la tiédeur de son bureau. Les pièces voisines s’éteignaient une à une. Resté le dernier, il attendait le coup de téléphone de son reporter pour s’en aller. Celui-ci tardait toujours à venir. La fatigue accumulée au cours de la journée commençait à se faire pesante. Il allait s’assoupir à nouveau quand, le single du téléphone envahit la pièce. Le répondeur qu’il avait oublié de couper commença à débiter sa litanie habituelle :  

« Bienvenue au siège de l’Indépendant,- Welcome to the Indépendant  Directory…»

 En décrochant, il interrompit la voix que Janet, sa sémillante secrétaire, avait enregistrée sur la messagerie :

 — C’est toi Steve, tu aurais pu m’appeler avant !

 — Tu sais quelle heure il est ici ? Il est sept heures du matin. Le décalage parrain, le décalage...

 — Oh, moi tu sais les mathématiques… tout va bien de ton côté ?

 — Le mieux du monde. Vous me manquez.

 — Toi aussi mon petit, toi aussi, prends garde à toi.

 — Ne te fait pas de bile ! Quand tu m’enverras faire un reportage dans la jungle, ce sera différent.

 — Il y a des villes qui sont plus dangereuses que bien des jungles. Si tu ne te méfies pas, tu l’apprendras à tes dépens. Au fait, j’attends toujours ton papier sur Kathleen  Kennedy !

 — Ça ne va pas tarder, rassure-toi. Je touche au but. Aujourd’hui j’ai beaucoup mieux à te proposer. Figure-toi que j’ai rencontré une fille, une française.

 — Ton père aussi avait rencontré une Française et s’il s’était méfié…

 — … Je ne serais pas là à discuter avec toi.

 — Suis-je bête ! Tu as raison, méfie-toi quand même !

 — Il faut que tu prolonges ma mission.

 — La note commence à être salée, j’espère que tu as de bonnes raisons pour me demander ça, j’ai un conseil d’administration la semaine prochaine, il faudra que je me justifie.

 — Figure-toi que, de fil en aiguille, mon enquête m’a amenée à m’intéresser au crash des Mirages sur le mont Pilat en mai 1987.

 — Cela, tu me l’as déjà dit dans ton dernier fax. Ce n’est pas nouveau.

 — La nouveauté c’est que j’ai fait la connaissance de la veuve d’un des pilotes. C’est une femme formidable, elle se bat pour réhabiliter la mémoire de son mari.

 — Est qu’est-ce qu’il fait pour elle, le chevalier blanc du journalisme ?

 — Il l’aide, naturellement.

 — Je m’en serais douté, vois-tu.

 — Encore une fois tu es à côté de la track. Les circonstances de cet accident sont vraiment troublantes. Le rapport des commissions d’enquête comporte des incohérences. Accorde-moi une semaine où deux le temps que je débrouille l’affaire et je t’apporte le scoop de l’année.

 — Ce genre de truc tu sais, c’est quitte ou double. Je ne saurais trop te conseiller de vérifier tes sources. Une fausse nouvelle éditée, c’est le filon qui s’envole et le journal qui plonge dans l’embarras.

 — Alors tu te décides ? C’est quitte ou double ?

À l’autre bout du fil, Lorieux hésitait. Il flairait le bon coup et avait une confiance illimitée dans le feeling  du gamin. Dans son esprit se projetait déjà la   Une   de L’Indépendant :

 “ Mirages : Hallucinations ou réalité ? Les révélations exclusives de notre envoyé en France : Steve Daniele ”. Presque malgré lui, il s’entendit répondre :

 — Double !



 

 

 

Chapitre XIII

 

 

 

Auberge de la croix de Montvieux, samedi 29 avril, 11h30.

 

 

C

’était jour de relâche à l’auberge. La salle à manger était déserte. Enfin presque… Seuls quelques habitués privilégiés avaient leurs ronds de serviette sortis. Nelly et Steve avant de prendre leur petit déjeuner firent un détour par les cuisines pour donner le bonjour à Juliette. Le personnel absent, elle se démenait seule en cuisine pour satisfaire les pensionnaires. En catimini, ils l’observèrent.

Elle dirigeait sa cuisine comme un chef d’orchestre ses musiciens. Sur le feu, dans une tonalité de basse, une sauce glougloutait. Deux marmites plus loin, le couvercle d’une casserole balloté par la vapeur rythmait le tempo. Dominant l’ensemble de sa tonalité alto, une cocotte-minute sifflait. Au milieu de tout ce petit monde, le “ Maestro en jupons ” affichait une humeur exécrable. Quand elle aperçut les voyeurs, elle s’essuya les mains au torchon qui pendait à sa taille et les interpella :

 — Enfin vous voilà, j’ai bien cru que vous étiez partis à la cloche de bois !

L’irascibilité de Juliette, décontenança les amoureux. Steve osa une plaisanterie :

 — C’est vrai que vous êtes impayable !

  — Ah c’est malin ! Débarrassez-moi le plancher tous les deux, je n’ai pas de temps à perdre ce matin, Marion m’a fait faux bond et puis je n’aime pas qu’on traine dans mes pattes à l’heure du coup de feu. 

 — Voulez-vous que je vous aide ? proposa Nelly.

 — La cerise sur le gâteau ! Autant s’attacher un boulet au bout du pied et se jeter à l’eau, ironisa Juliette.

 Nelly regarda au travers d’un des hublots de la porte à deux battants qui desservait la salle. Deux tables seulement étaient occupées. L’une par un couple, l’autre par un vieil homme vêtu d’une Saharienne, couleur sable et coiffé d’un bob de même ton qui mangeait, la tête à moitié dans ses livres, à moitié dans son assiette.

 — Qui est-ce ? demanda-t-elle à Juliette.

 — Les Anglais ? Ce sont les Abbott. Des gens charmants. Toutes les années à cette période ils s’autorisent un pèlerinage. Leur fils est mort dans un accident de la route, tout près d’ici,

 — Et lui ? On dirait un explorateur.

 — C’est un savant de Saint-Étienne. Chaque saison, depuis six ans, il vient une semaine ou quinze jours indifféremment. Ce n’est pas un client embêtant.  Tôt le matin, je lui prépare un déjeuner rapide, il part pour la journée, sa musette en bandoulière et revient tard, très souvent à la nuit tombée.

Elle répondait à Nelly tout en continuant à faire sa cuisine. Du four, les mains protégées par deux serviettes, elle sortit un rôti. Elle bouscula Steve :

    — Chaud devant !  Je vous aurais prévenus.

Les deux amis soudains devenues indésirables s’écartèrent.

 — Oh ! Je crois qu’il est temps d’aller nous attabler, conseilla prudemment Steve.

 — Je le pense aussi, dit Nelly en épousant son conseil.

 — Je vous ai mis à la table voisine de “ l’explorateur ». Précisa Juliette.

Bannis de la cuisine, ils rejoignirent leur place et s’installèrent. Leur voisin de table s’extirpa de ses bouquins et les salua poliment en soulevant discrètement son chapeau. Les deux amis, à l’unisson, lui souhaitèrent un bon appétit. Tout en observant l’individu du coin de l’œil, Nelly murmura à l’oreille de Steve :

 — Tu trouves ça normal toi ?

 — Quelqu’un qui mange avec son chapeau.

 — Et pourquoi, non ?

 Nelly baissa la voix.

 — Ce type est étrange, il n’arrête pas de me regarder.

 — Peut-être qu’il est amoureux de toi.

 —Arrête tes bêtises ! Je ne suis pas d’humeur à plaisanter.

 Juliette avait fait le plein d’attention, un bouquet de violettes parfumait la table. Dehors, le ciel voilé drapait d’ombres changeantes le paysage. Dans le dos de Nelly à travers la loupe des vitres, le soleil, entre deux nuages, perçât. Sa caresse chaude parcourut l’épaule meurtrie de la jeune femme. Elle ferma les yeux et crut sentir l’espace d’un instant la main bienfaisante d’Ollagnier courir sur sa plaie. La douleur était toujours présente. Le guérisseur l’avait prévenue :

 “ Il faudra bien quatre à cinq jours, avant que vous ne soyez guérie tout à fait. ”

 Les traits du visage de la jeune femme étaient tirés. Sa nuit n’avait été qu’un long calvaire. Même couchée sur le flanc, son épaule douloureuse l’avait empêchée de trouver le sommeil. Son compagnon n’avait pas bien dormi non plus. Dans l’impossibilité de l’aider, il avait partagé sa souffrance, la réconfortant du mieux qu’il pouvait, à grand renfort de tendresse et de caresses amoureuses. Au petit matin, lové dans ses bras, la malade connut un semblant de sommeil et s’endormit. Le soleil qui commençait à fuser au travers des persiennes la réveilla. La douleur s’éveilla aussi. Il lui fallait des calmants. S’habillant à la hâte, occultant le petit déjeuner, ils se rendirent à la pharmacie du village pour y faire le plein de médicaments. Au passage ils se rendirent en mairie pour récupérer le courrier de Steve. De retour à l’auberge, ce dernier lui appliqua les onguents prescrits par Ollagnier. Les cachets absorbés firent le reste. Nelly se sentit beaucoup mieux.

 Ils descendirent déjeuner. Le sourire retrouvé de Nelly combla d’aise son compagnon. À table, la jeune femme posa la boite d’anti-inflammatoire devant elle, au cas où… Juliette leur servit l’entrée. Un assortiment de Charcuteries de pays, accompagné d’un pâté de campagne maison. Nelly fit la grimace. Elle n’avait pas très faim. Leur hôtesse, en posant les plats, s’en inquiéta :

 — Il faut manger, si vous voulez guérir, regardez-moi ce teint pâlichon !

Nelly s’excusa timidement :

 — C’est très appétissant, mais je suis un peu « brassée » voyez-vous.

 — Vous ne voulez pas autre chose ? Voulez-vous que je vous coupe une moitié de pamplemousse ?

Nelly prit un air de madone implorée et dodelina de la tête, négativement.

La patronne n’insista pas et tourna les talons. Steve se pencha vers Nelly.

 — Juliette a raison, tu ne manges pas ?

 — Je n’ai pas très faim...

 — Alors je peux finir ton assiette ?

 — Si tu veux.

 — Vrai, tu n’en veux pas ?

 — Vrai, sers-toi.

C’était bonheur de le voir manger de si bon cœur. En l’observant, la jeune femme oublia un instant son épaule douloureuse. L’entrée disparut de l’assiette au profit de l’estomac de Steve et la ronde des plats commença. Juliette assurait elle-même le service, ponctuant l’arrivée de chacun des mets de sa gouaille habituelle. Le repas touchait à sa fin. Nelly se détendait, sa douleur s’estompait.

 Au café, « La patronne » les rejoignit. Elle avait laissé sa mauvaise humeur en cuisine. Au passage elle échangea quelques amabilités avec le couple d’Anglais qui quittait la table.

  « Ce sont de braves gens, expliqua-t-elle en rejoignant la table de Nelly et Steve. Je me devais de leur souhaiter la bonne journée. »

 Autour des tasses où le café fumait, Nelly et Juliette papotèrent. Leur conversation s’orienta rapidement cuisine et petits plats. Steve, hors-jeu, en profita pour prendre connaissance de son courrier. L’indépendant  bien emballé dans son blister de plastique bleu attendait son bon vouloir. D’une main impatiente, il déchira l’emballage qui protégeait le quotidien, fit glisser le fourreau qui le retenait prisonnier et le déplia. Sa Une affichait sur cinq colonnes :

 « Marée noire sur le Saint-Laurent : Le pétrolier Amoros déverse onze mille tonnes de mazout dans l’estuaire. Lire en page 4, l’article de notre envoyé spécial, Tony Levasseur. »

 Steve leva les yeux au ciel, « Levasseur ! Tabarnaque ! C’est cet incapable qui couvre un événement pareil ? Qu’est-ce qu’ils foutent à la rédaction ! C’est la plume la plus molasse que nous ayons. Ils n’ont donc personne d’autre à mettre ? Une épidémie sévirait-elle au pays ? Je regrette de ne pas être sur place pour engager un bras de fer avec ces lobbies pétroliers qui se croient tout permis, voilà un challenge qui ne m’aurait pas déplu ! »

 Il rengaina sa rancœur. Les quatre à cinq lettres, étalées en éventail sur la table, attendaient d’être ouvertes. Il abandonna sa lecture pour décacheter les enveloppes.

« Le journal peut bien attendre cinq minutes, si c’est pour lire les âneries de Levasseur… »

 Un à un, il ouvrit les envois. Leur contenu était banal : le loyer du mois écoulé, les impôts, de la pub et…

  « Ciboire ! Une amende !!! Encore une pièce pour ma collection, Édouard va fulminer. Je vais encore échopper d’un serment à rallonge ! »

 Le dernier envoi trainait sur la table. Il ne l’ouvrit pas tout de suite et se contenta de le prendre en main, de le détailler. Pas de cachet de la poste, pas d’adresse d’expéditeur au verso. Un simple pli de kraft beige, avec un léger relief sur son coin gauche. L’adresse était tapée à la machine. Les caractères étaient grossiers. Steve s’interrogea :

 « Une Remington? Sans doute, en tous cas les fontes paraissent bien usées. Il s’agit peut-être du clone de l’une de ses bécanes entreposées au musée du journal, qui sait ? » Malgré les imperfections de la typographie, il lut distinctement l’adresse :

Monsieur Steve Danièle

Auberge des Croix

42510 Pélussin 

 Il resta perplexe. Qui pouvait bien lui écrire ? Juliette qui avait levé la tête, s’aperçut de son embarras :

 — Les nouvelles ne sont pas bonnes ? demanda-t-elle.

 — Je ne sais pas encore. Ce courrier n’est pas oblitéré. Par quel miracle est-il arrivé à la mairie ? Mystère ! Le journal, me fait suivre le mien ; personne d’autre qu’oncle Édouard ne connaît cette adresse. C’est étrange, vraiment étrange… J’ai comme un mauvais pressentiment. S’aidant d’un couteau de table, Steve décacheta l’enveloppe. Le petit cercle d’amis se resserra. En manipulant la missive, une horrible chose noire chut dans l’assiette.

 Steve surprit, lâcha l’enveloppe et le pli. Nelly poussa un cri strident. Juliette, prudemment, s’écarta de la table. La « chose » gisait, inerte, inquiétante. Elle donnait l’impression qu’elle allait s’en aller, courir sur la table, mais rien ne se passait, la « chose » était morte. C’était un gros insecte noir de la famille des scarabées. Deux filaments, en moustache, s’étiraient des mandibules, jusqu’au milieu de son abdomen. En chutant, les pattes velues de l’insecte s’étaient détachées de son corps. Le « cadavre »  n’était pas très ragoutant. La tache noire se détachait dans l’assiette blanche comme une mouche tombée dans un bol de lait.

Nelly se ressaisit la première :

 — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

À l’aide de sa fourchette, Steevy poussa l’intrus au bord de l’assiette.

  — N’ait pas peur, ce n’est qu’un insecte. Regarde, il est mort.

 — Tu en es sûr ?

 — Certain, sinon il y a longtemps qu’il aurait déguerpi.

 — Permettez, je suis entomologiste ?

Alerté par le  cri de Nelly, leur voisin de table s’était approché. On s’écarta. Du bout de ses doigts noueux, l’homme s’empara de la bête avec précaution, pour ne pas la casser. Nelly grimaça de dégout. Il observa minutieusement la « chose » en la promenant en pleine lumière, au-dessus de sa tête. Les écailles de ses lunettes rondes brillaient dans le soleil. Avec un sourire énigmatique accroché aux coins des lèvres, il se retourna vers la tablée :

 — Oh ! Oh ! Que voilà une vieille connaissance.

 — Vous… vous connaissez… cette chose ? Balbutia Steve.

Pour toute réponse, l’homme tendit à Juliette sa capture. À ses côtés, Nelly eut un mouvement de répulsion :

 — Madame Panel, voilà un convive qui devrait vous parler !

 — Oui, j’ai déjà aperçu quelques-unes de ces bestioles par ici, mais très franchement, je serais incapable de lui donner un nom.

L’homme au chapeau jubilait.

 — Vous avez sous les yeux un spécimen, un peu cabossé, je vous l’accorde, du Nebria Lafresnayei

 — Le Nebria quoi ? interrogea Steevy dans une grimace.

 —  Lafresnayei, il appartient à la famille des carabes. Il est de type boréal.

 — Comment cette… enfin… ce cafard, a-t-il atterri dans mon enveloppe ?

 — Ça je ne saurais vous le dire, une plaisanterie peut-être ? Dans la région on a coutume de l’appeler le carabe des Chirats.

 Le mot de « chirat » eut un effet magique sur l’auditoire. On entendait voler les mouches. Tous les regards se focalisèrent sur l’homme. Sans se soucier de l’intérêt qu’il suscitait, il continua tranquillement son petit exposé :

 — Un drôle de phénomène ce petit bonhomme ! Sa particularité est d’être l’unique habitant des Chirats. Ce n’est pas un pensionnaire indélicat, il se plaît à l’intérieur des cavités humides et fraîches qui sont situées entre les blocs de granit des chirats. Personne ne songerait à lui disputer son royaume, la végétation y presque inexistante et la survie des espèces est particulièrement difficiles. Il se nourrit de mousses ou de lichens qui recouvrent les abords du chirat… Il n’eut pas le loisir d’en dire plus. Nelly l’interrompit en s’exclamant.

 — Regardez ! Il y a un papier qui dépasse de l’enveloppe.

Steevy, avec précaution, s’en saisit. Avant de le déplier, il interrogea du regard la petite troupe, comme pour dire :

 — Qu’est-ce qui nous arrive encore sur le coin de la figure ?

 Autour de la table on retenait son souffle. Les attentions se focalisaient sur les faits et gestes de Steve. Ce dernier déploya la feuille et la parcourue en silence. Son visage marqua l’étonnement, ses sourcils épousèrent la forme d’un accent circonflexe, indubitablement il ne comprenait rien à rien.

 — Qui a-t-il d’écrit ? Pourquoi fais-tu cette tête ? interrogea Nelly.

 Steevy étala la lettre sur la table. Pour la composer, on avait découpé, comme dans le plus mauvais des polars, des lettres dans des journaux. À l’aide de celles-ci, collées sans souci d’alignement, on avait composé le texte suivant :

« Trouvez la clé de voûte et vous trouverez la vérité. »

 Le message passa de mains en mains. Un long silence s’installa où tout un chacun cherchait dans le regard de l’autre, la promesse d’une réponse. L’homme aux lunettes d’écailles que ce silence mettait mal à l’aise, s’excusa :

 — Si vous n’avez plus besoin de mes lumières, je vous donne mon congé, j’ai à faire dehors.

 — Merci pour le petit exposé d’entomologie remercia poliment Nelly.

 — Ce n’est rien, j’ai pris beaucoup de plaisir à le faire.

 — À tout à l’heure, Mr Berteau. Je vous attends pour le souper, ajouta Juliette.

 — C’est cela, à tout à l’heure. Bonne après-midi à tous et… cogitez bien !

 — Nous essayerons de faire de notre mieux, affirma Nelly.

Au travers des baies vitrées, ils accompagnèrent du regard sa silhouette jusqu'à ce qu'elle s’évanouisse engloutie par le feuillu dense du sentier qui montait jusqu’au bois. Les Abbott, leur déjeuner fini, avaient regagné leur chambre. Dans l’intimité enfin reconstituée, les langues des trois amis se délièrent comme par enchantement :

 — Quand j’étais petite j’adorais les devinettes, mais là, vraiment, cela ne m’amuse plus du tout, dit Nelly.

Steve se contenta de positiver.

 — Quelqu’un essaie de nous aider, c’est plutôt bon signe non ?

 — Ou de nous égarer ! fit remarquer Juliette.

 — C’est vrai. Cette subtilité m’avait échappé. Merci Juliette.

Nelly réfléchit tout haut.

 — Une clé de voûte, c’est très évasif, les pistes sont nombreuses : est-ce une personne ? Un objet ou un détail qui nous aurait échappé ?

 — Avant de trouver l’énigme, trouvons le sphinx, la personne qui se cache derrière de tout ça, proposa Steve.

 — L’énigme ne t’intéresse donc pas ? interrogea Nelly.

 — Bien sûr que si ! Mais si le corbeau a pris toutes ses précautions, c’est qu’il voulait rester anonyme.

 — Ou alors c’est que nous le connaissons ! s’exclama la jeune femme. N-est-ce-pas Steve ?

 — Perfect ! C’est là que je voulais t’amener.

Discrète depuis un petit moment, Juliette se défila :

 — Et bien moi toutes ses finasseries me passent au-dessus de la tête. Je ne vous suis d’aucune utilité.  Excusez-moi, mais ma plonge m’attend.

 Restés seuls, les deux amis passèrent une bonne partie de l’après-midi à échafauder des hypothèses. Cinq heures venaient de sonner, quand Steevy eut un déclic :

 — Eurêka ! Le message, c’est Ollagnier et la clé de voûte nous emmène vers Pelletier!

 — Pelletier ???

 — Lui-même. Où habite-t-il ? À Rochetaillée ! La roche qui est taillée ! La voilà notre clé de voûte !

Nelly, admirait la perspicacité de Steevy. Elle s’extasia :

 — Comment as-tu fait pour arriver à ce résultat ? lui demanda-t-elle.

 — Quand j’ai pensé à Ollagnier, je l’ai revu énumérer le nom des chirats : Œillon, Maupas, Cherblanc, Rochetaillée, cela a fait  " tilt "  dans ma tête !

 — Tu es sensationnel mon chéri ! Mais Pelletier, quel rôle joue-t-il là-dedans ?

 — Je n’ai ni le scénario, ni la distribution du film, mais fais-moi confiance, je vais me les procurer.

 — Oh pour ça je te fais confiance, mais pourquoi toute cette mise en scène de la part d’Ollagnier ?

 — Il a peur.

 — Peur, mais de quoi ? S’étonna Nelly.

 — De représailles : « Exercice illégal de la médecine » rappelle-toi, il nous l’a dit clairement le jour de notre visite.

Les yeux de Steve brillaient d’excitation. Nelly abonda dans son sens :

 — A posteriori, quand on ressasse tout ça, tout se tient. Dans son bureau il y avait une vieille machine à écrire, une antiquité.

 — Une Remington ?

 — Oui, c’est ça une Remington !

 — Tabarnak ! Maintenant cela ne fait aucun doute, c’est lui qui nous a envoyé ce message en forme de devinette.

 — Restent les représailles. Qui a pu le menacer ?

 — Moi, je parierais sur Hanner, dit Steevy, mais ce n’est que la partie émergente de l’iceberg. À qui avons-nous affaire ? Mystère ! Je n’en sais fichtre rien. Un complot ? Une secte ? Les deux peut-être…

 — Pour qu’Ollagnier soit effrayé à ce point, c’est du sérieux, ajouta Nelly.

 — Et si c’était Pelletier qui détenait la clé du sanctuaire ? avança Steevy.

 La jeune femme ne répondit pas tout de suite. Elle jubilait. Les écrans de fumée tombaient un à un. Les brumes du Pilat se dissipaient et les contours d’une vérité qu’elle devinait favorable à son intérêt, se dessinaient. Elle allait venger Rémy.

 — Si tu as raison et je le pense, il faut le prendre au gite, dit-elle, et vite.

Steve réfréna ses ardeurs :

 — Ne brusquons rien ! D’abord comment l’aborder ? Il va se dérober, mentir, nous enfirouaper[4]  une fois de plus… trouvons plutôt la clé de voute et…

 — Existe-t-elle vraiment cette clé ? interrogea Nelly.

 — J’en suis persuadé !

 —Alors il faut brusquer les choses ! Trancha l’impétueuse Nelly.

 —Elles se débloqueront bien toutes seules, conseilla Juliette qui était revenue débarrasser la table.

 — Ce n’est pas tellement mon genre l’attentisme ! précisa Nelly.

Juliette s’apprêtait à tempérer les ardeurs de sa jeune cliente, quand, venue du fond de la salle, la sonnerie du téléphone retentit. Elle s’en alla décrocher, bien décidée à claquer son bec à cette fichue sonnerie. Au passage elle lâcha quelques jurons que Nelly et Steve crurent bon de ne pas relever.

« On ne peut même pas être tranquille cinq minutes, fichu métier ! » grogna-t-elle avant de décrocher.

 — Allo ? Oui, c’est ici. Bien sûr. Qui demandez-vous ? Ne quittez pas... je vous le passe.

Elle tendit le combiné en direction de Steve :

 — C’est pour vous, le journal, un certain Lorieux.

Steve se précipita sur le téléphone. D’un geste de la main il invita Nelly à le rejoindre et lui tendit l’écouteur :

 — Hey Dad, qu’est-ce qui se passe ?

 — Pas mal de choses, mon garçon, pas mal de choses, des bonnes et des moins bonnes… À propos, as-tu reçu l’article concernant les incidents survenus aux Mirages pendant les périodes d’essais du F.U.R.E.T. ?

 — Non, pourquoi ? J’aurais dû le recevoir ?

À l’autre bout du fil, un silence s’installa que Steve interpréta comme une surprise :

 — Comment as-tu envoyé cet article ? Questionna Steve.

 — Comme d’habitude par fax.

 — Tu as fait le bon numéro, au moins ?

 — J’ai une confiance inébranlable en madame Drumont. Elle demande toujours une confirmation de réception. On ne t’a rien dit à la mairie ?

 — Non, pas de problème de fax en panne ou de quoi que soit.

 — Alors c’est très grave. Prends garde à toi, peut-être que les forces mystérieuses qui gravitent autour de ton triangle, sont moins occultes qu’elles n’y paraissent. Je vais te lire le fax que j’ai reçu de Lord Hamilton, il y a moins d’une heure, celui-ci au moins, arrivera à son destinataire :

“Please stop French Mirages investigations”

 — On peut difficilement faire plus court, commenta Steve. En tout cas, on dirait que notre enquête à l’air de faire des vagues.

 — Cela m’en a tout l’air. Veillons en tout cas qu’elle ne se transforme pas en tsunami. Lord Hamilton est à Londres jusqu’à la fin de la semaine. Je vais essayer de le joindre par l’intermédiaire de l’ambassade. S’il a jugé bon de me prévenir, c’est que l’affaire est sérieuse.

 — On arrête tout ?

 — Au contraire ! Cette affaire commence à m’amuser diablement. Continue, mais méfie-toi quand même. Je vais essayer d’en savoir plus. En attendant, redouble de prudence, mon garçon.

 — Reçu cinq sur cinq, bisous à Madeleine.

 — C’est comme si c’était fait ! So long Steevy, and be prudent, please.

— So long Daddy, and see you later.

Il raccrocha. Le mystère s’épaississait. Il essaya d’avoir l’esprit clair ; pas facile, les brouillards du Pilat embrumaient son cerveau. La voix de Nelly s’immisça dans ses pensées.

 — Qui est ce Lord Hamilton ? dit-elle.

 — Un vieil ami de mon père, un ancien ambassadeur du Canada en France.

 — Ce fax ne s’est pas volatilisé tout de même ? interrogea Nelly.

 — On l’a fait disparaître !

 — Qui ça « On » ?

 — Je donnerais cher pour le savoir, grommela Steevy avant d’ajouter : « Soyez Patiente Nelly, chaque heure qui passe nous rapproche du dénouement. Demain sera une nouvelle autre étape vers la vérité. » D’un air faussement distrait il sortit son carnet rouge et surligna un nouveau nom : Cartelier.



 

 

 

Chapitre  XIV

 

 

 

Une commune quelque part en Isère… samedi 29 avril, 13h30.

 

 

L

’homme éleva la diode. Dans la clarté de la baie vitrée, entre pouce et index, il la fit tourner pour l’examiner. Des petits filets de peinture cerclaient la circonférence de sa tubulure, étaient-ils verts et marrons où marrons et rouges ? :

 « Difficile à distinguer, quand on est  daltonien. Je ferais bien de changer de métier. » S’insurgea-t-il en pestant contre le handicap oculaire qui l’affligeait. Par déduction, il pencha pour le rouge et retourna à son établi.

 Un poste de télévision disséqué l’y narguait. La vieille carcasse lui donnait du fil à retordre. L’ensemble n’était plus de première jeunesse, mais il pouvait encore fonctionner, André Cartellier en était convaincu. Il allait employer tout son savoir-faire à sa remise en marche.

 La T.H.T[5] changée, le poste, dès sa remise en marche avait grésillé comme s’il eut voulu s’allumer. Puis, plus rien. L’écran noir, en reflétant le visage perplexe du dépanneur semblait le braver. Il analysa la panne à nouveau. D’évidence, il lui fallait changer le transistor d’allumage.

 À l’aide d’un fer à souder électrique, il fit fondre les petites soudures qui fixaient la diode défectueuse sur le circuit imprimé. Enfin, s’armant de pinces de brucelles, il procéda d’un geste chirurgical, à son ablation. D’une main tremblante, il mit en place le nouvel élément. Pour parachever son travail, à l’aide de son fer à souder encore chaud, il posa deux gouttes d’argent à chacune des extrémités, pour incruster le nouveau composant.

 Il s’apprêtait à rallumer le poste, quand le bruit d’un moteur au-dehors, détourna son attention…

 

******

 Au bout de la cour, le véhicule s’était arrêté. Son moteur, au ralenti, ronronnait. Il stationnait, entouré d’ateliers et de garages plutôt vétustes. On aurait pu croire les lieux désaffectés, si la lueur d’un néon faiblard, éclairant chichement une des pièces du fond, n’eut trahi une présence. Ces bâtiments construits vers la fin du dix-neuvième siècle abritaient au temps prospère de la soie, une ancienne usine de moulinage. De grandes baies vitrées, à petits carreaux en ogives, perçaient les façades austères.

 Une aile côté sud semblait servir d’habitation. Steve ouvrit la portière du véhicule. Un pied dehors, l’autre sur le bas de la portière, l’avant-bras appuyé nonchalamment sur le volant, il questionna le silence, guettant le moindre signe de vie. Nelly restée sagement à sa place attendait. Depuis leur accident, les deux comparses étaient sur le qui-vive. Comme rien ne se passait et que personne ne venait à leur rencontre, Nelly se pencha du côté de Steve :

 — Drôle d’endroit, c’est fermé ?

 — Je ne pense pas, mais le comité d’accueil n’est pas très folichon. Jetons un coup d’œil par nous-mêmes.

 Ils se dirigèrent vers la porte d’entrée métallique. Elle ouvrait sur un vaste espace encombré qui faisait office de hall. Malgré les murs gris et le sol brut de béton, les baies, qui puisaient dans la cour ombragée leur quota de lumière, éclairaient les lieux d’une clarté presque satisfaisante. Téléviseurs, sonos, haut-parleurs et matériels électriques de toutes sortes empilés pêle-mêle dans leurs emballages en cartons, semblaient faire une haie d’honneur aux nouveaux arrivants. À la sortie de ce dédale, au fond de la salle, faisant face à l’entrée, une pièce, séparée par une cloison de fortune de l’atelier, tenait lieu de bureau.

 Sur leur droite, au derrière d’une porte à double battant, des bruits métalliques attirèrent leur attention. La curiosité les poussa à l’ouvrir. Ils se retrouvèrent au beau milieu d’un atelier où régnait un désordre impressionnant.

 — Quel bazar ! Chuchota Nelly.

 Deux grandes tables de travail couraient sur la  longueur de la pièce. Une perceuse à colonne, d’un modèle plutôt ancien, paradait fièrement sur le tablier de l’une d’entre elles. Aux deux extrémités, près des vitres se trouvaient les établis. Equipés d’oscilloscopes, d’ampèremètres, de fer à souder, ils semblaient, tel un bloc chirurgical, prêts à opérer dans l’urgence la réparation délicate d’un poste à l’agonie. Adossé au mur du fond, un grand placard de rangement baillait, les portes largement ouvertes. Sur ses façades de sapin verni étaient punaisées les pages décolorées et jaunies de très vieilles revues : Le Haut-Parleur et Système D.

 Près de l’établi, au fond de la pièce, un vieillard aux cheveux blancs et drus s’affairait au chevet d’un poste de télévision moribond. Il portait une veste anthracite, anodine et informe, qui lui tombait sur les épaules d’une manière flasque. Elle était aussi fripée que l’épiderme d’un vieil éléphant.

 Nelly, un brin amusée,  murmura à l’oreille de Steve :

 — Tu as vu l’état de sa veste ? Je crois qu’il couche avec.

 — Tu es moqueuse, tu ferais mieux de te taire, il pourrait t’entendre !

 Par-dessus son épaule, l’homme tourna discrètement la tête en direction des intrus. Ses yeux malicieux, d’un bleu de porcelaine, brillaient sous ses lunettes d’écailles. Il détacha une cigarette jaune qui avait séché sur sa lèvre inférieure, et toisa ses visiteurs. “ Sans doute des nouveaux clients ” pensa-t-il. Il se remit à bricoler tout en les  invitant à s’approcher :

 — N’ayez pas peur, avancez-vous, je ne vais pas vous manger, vous savez…

André Cartellier était né en 1917. Sous son air débonnaire se cachait un personnage hors du commun. Un de ces génies méconnus qui peuplent nos campagnes ; savant mélange de Géo Trouvetout, de Macgyver et d’Auguste Picard (Géophysicien Suisse qui inspira a Hergé le célèbre personnage du professeur Tournesol). Il avait vécu la genèse de la télévision, dont il restait un des pionniers. À cette époque, il n’était pas rare que les techniciens de Mercure de France n’aient recours à ces lumières. À leurs frais, il montait fréquemment à Paris où, racontait-il à qui voulait l’entendre, il côtoya Eddy Barclay, alors simple vendeur de disques. Cette reconnaissance qui avait franchi depuis longtemps les limites du département lui valut une réputation flatteuse qui n’altéra pas son caractère. C’était le voisin rêvé : discret, humble, érudit, aimable, curieux de tout, toujours prêt à rendre service à son prochain, surtout quand celui-ci soumettait à sa sagacité des problèmes insolubles. D’un timbre de voix calme et posé, il invita les visiteurs à se présenter :

 — Que puis-je pour vous, messieurs dames ? Vous venez pour un dépannage ?

 Intuitivement, Nelly se réjouissait :

 “ Mon petit doigt me dit que cet homme-là va nous apprendre quelque chose. ” Steve entra sans détour dans le vif du sujet :

 — Il ne s’agit pas d’un dépannage. Nous cherchons des renseignements.

Le vieil homme fronça les sourcils et répondit du tac au tac :

 — Je suis dépanneur télé, pas agent de renseignements.

 — Ostie ! Je ne voulais pas vous vexer…

La trogne du dépanneur se dérida :

 — Vous êtes Canadien ? Allons donc ! J’ai connu des Canadiens pendant la guerre, de solides gaillards et de sacrés soldats. Ce n’est pas votre femme qui me dira le contraire !

 L’intéressée rougit jusqu’aux oreilles avant de bredouiller confuse :

 — C’est que… voyez-vous, nous ne sommes pas mariés.

 Le vieil homme s’excusa de sa bévue :

 — Pardonnez-moi ! Je suis un incorrigible vieux curieux, vos affaires ne me regardent pas après tout.

Steve le prit au mot.

 — Un brin quand même. Le mari de madame était pilote de chasse. C’est pour lui que nous sommes ici. Un sourire énigmatique illumina le visage du vieil homme :

 — Ne me dites pas que vous venez pour cette vieille histoire ?

 — Quelle histoire ?

 — Une histoire qui finit mal, une histoire d’avions qui n’en finissent pas de tomber.

 — Ciboire ! Comment avez-vous deviné ?

 — On est déjà venu me voir à ce sujet, plusieurs fois, des journalistes. J’ai tout de suite senti que vous n’étiez pas des clients comme les autres. Vous avez de la chance, à l’époque je me suis beaucoup intéressé à l’accident. Allons dans mon bureau, nous y serons plus tranquilles. Je dois avoir là quelques notes qui trainent et qui pourraient s’avérer fort instructives pour votre affaire.

 Le bureau en question était au diapason de l’atelier. Un fouillis ostentatoire. Pas de chauffage central, juste un petit radiateur électrique désuet, un de ces modèles qui consomme plus d’électricité qu’il ne produit de chaleur. Nelly frissonna à l’idée qu’une secrétaire puisse travailler dans un pareil endroit :

« Autant travailler dans un frigo ! »  pensa-t-elle.

Le désordre qui régnait dans la pièce la rassura : «  Il est impossible qu’une femme puisse travailler ici, impossible ! »

 Tandis que leur hôte, de l’autre côté du bureau, disparaissait pour se plonger dans un fatras de papiers, Nelly et Steve s’asseyaient. Leurs sièges à effet de ressorts garantis, recouverts d’un revêtement en Skaï gris vert, semblaient droit sortis d’un magasin d’accessoires pour film des années 60. Leur interlocuteur se redressa. Il tenait dans ses mains une chemise jaune citron, sanglée par des élastiques. Il regarda ses invités avec la mine réjouie d’un orpailleur qui aurait déniché un filon :

 — Il me semblait bien qu’elle était ici, elle n’avait pas pu s’envoler.

Il posa le dossier devant lui et fit sauter les élastiques. Avant de commencer sa lecture, il interrogea les visiteurs : 

 — Savez-vous ce qu’est un F.U.R.E.T. ?

La question, trop facile, flairait l’attrape-nigaud. Nelly répondit prudemment.

 — Une sorte de putois, je crois, c’est très mignon. Mon père les apprivoisait pour chasser les lapins de garenne.

 — C’est aussi le nom que l’armée française a donné à son système de pilotage automatique, précisa Cartellier en brandissant un vieux journal.

 — Je vais vous faire lecture d’un article, passé complètement inaperçu dans l’hexagone, boycotté et taxé d’anti-français par la presse de l’époque.

 Steve n’en croyait pas ses oreilles. Il prit à témoin sa compagne. Il exultait.

 — Sacramant ! C’est trop beau ! On dirait l’article manquant qui nous a été dérobé,  la clé de voute… Nelly, la clé de voute ! Tu te rends compte ? Je n’ose y croire.

Son exubérance déconcerta Cartellier. Devant sa mine perplexe, Nelly se chargea de le rassurer :

 — Ne soyez pas surpris, se serait trop long à vous expliquer. La joie a tourné la tête de mon ami.

Steve porta sur sa compagne, un regard chargé de reproches : « C’est ça ! Dis que je suis fou pendant que tu y es. » Ses reproches restèrent lettre morte, car le vieil homme, rassuré par l’explication de Nelly, commençait sa lecture :

 

 « Le Pentagone voit d’un très mauvais œil l’arrivée d’un nouveau concurrent sur le marché international des systèmes de pilotage automatique dont il avait le quasi-monopole jusqu'à présent. Le F.U.R.E.T. : (Fly-Unlimited-Radar-Electro-Technology) est un système que l’armée française présente comme une révolution technologique. Mis au point par « Assault Equipements » il innove. Outre le fait qu’il commande jusqu'à sept appareils en simultané, qu’il corrige les distances entre eux avec une précision jamais égalée à ce jour, il est aussi capable d’anticiper les obstacles naturels, de prévoir les zones de turbulences, de corriger d’une manière intelligente les plans de vol en fonctions des aléas de la météo. La liste n’étant  pas exhaustive, elle le classe ex æquo avec son conçurent américain dont le mérite toutefois, est d’être le moins onéreux des systèmes conçus à ce jour.

  Petit bémol à mettre toutefois dans ce concert de louanges : De l’autre côté de l’Atlantique, des voix se sont fait  écho de la vulnérabilité de l’appareil français.

Le journal scientifique « New Observer» par la plume du très éminent chercheur John B.Wallace prétend que le F.U.R.E.T. n’est pas au point. Preuves à l’appui, il fait état d’un système de transmission par ondes défaillant pouvant altérer, dans certaines conditions, la bonne marche des instruments de navigation, voire même entrainer une perte de contrôle des avions qui en sont équipés. Afin d’étayer ses affirmations, J.B. Wallace fait référence à plusieurs incidents relativement sérieux dont auraient été victimes des appareils français au cours des six premiers mois d‘essais :

 

« Le 23 novembre 1985, un crash a été évité au dernier moment au-dessus du mont Aigoual  (Cévennes). »

 

 « Un mois plus tard, près de  Dijon, deux avions ont, de justesse, évité de se percuter peu de temps après leur départ.»

 

« Février 1984 : Un Jaguar de la marine s’écrase en mer près de Marseille, son pilote a eu le temps de s’éjecter. »

 

 « Près de Haguenau, dans le Bas-Rhin, le 8 décembre de la même année, deux mirages manquent de se percuter en vol, la catastrophe a été évitée miraculeusement. »

 

 « Le 13 janvier 1985, toujours à proximité du mont Aigoual, un Mirage de l’armée de l’air en perdition se pose en catastrophe sur la base d’Istres.» 

 

 « Enfin Le 6 février 1985, atterrissage en catastrophe de deux Jaguars à Oudun (Creuse).»

 

 Il referma le dossier. Face à lui, Steve et Nelly se donnaient la main. Le sang battait fort dans leurs veines. Enfin un semblant d’explication. L’espoir d’une piste. La conclusion de Cartellier fut à la hauteur de leurs attentes :

 — Tous ces accidents ont un point commun. Ils se sont tous produits à proximité d’un relais de télévision.

La surprise était totale. Cartellier, satisfait de ses effets continua :

 — Mont Aigoual, pour le premier, Nuit-St Georges pour le second, Bischwiller pour le troisième, Massif de l’étoile pour le quatrième, etc. etc. Moi-même, j’ai répertorié sept cas similaires, précurseurs de l’accident dont a été victime votre mari.

 — Vous pensez que… la proximité de l’émetteur… balbutia la jeune femme.

 — Je ne pense rien. Je suis un scientifique. Je constate, les ondes sont partout. Tenez ! Avec ce petit montage de mon invention, je les reçois toutes !

 Il désigna, près des vitres, pointant sur l’extérieur, un cylindre d’aluminium surmonté d’une platine d’où s’échappaient des câbles coaxiaux.

 — Cet appareil est composé de pièces de récupération. Inutile d’acheter une de ces petites antennes d’intérieur qu’on trouve dans le commerce. Elles valent en moyenne cinquante francs et elles prennent bien moins que mon petit bidouillage qui, lui, ne m’a pas couté un centime.

 — Ingénieux en effet ! S’étonna Steevy.

 — Surprenant ! Surenchérit Nelly.

Coutellier, flatté, reprit le fil de son implacable logique :

 — Tout cela pour vous dire que les ondes nous envahissent. Peut-être faudra-t-il un jour les interdire ou les réglementer ? Elles deviendront alors néfastes à notre santé. Mais nous n’en sommes pas là, Dieu merci ! Laissez-moi vous raconter une petite anecdote, fort révélatrice de leur omniprésence dans notre environnement. Le mois dernier, nous installions, mon fils et moi du matériel de sonorisation à l’occasion d’un anniversaire. Le village où nous nous trouvions se situait au cœur du Pilat à quelques encablures de l’émetteur de télévision. La sono installée, nous procédions aux réglages habituels, quand, en mettant le magnétophone en marche, il se produisit ce qu’on appelle dans notre jargon, un amorçage. La bande magnétique au contact des têtes de lecture avait fait antenne. La proximité de l’émetteur, vous le devinez aisément, n’était pas étrangère à ce phénomène. L’appareil ne fonctionnait plus. Nos enceintes diffusaient toutes les stations radio de France et de Navarre – RTLMonte-CarloFrance Inter…-, mais le lecteur refusait obstinément de lire les cassettes de musique que nous nous entêtions à lui faire avaler. Il nous fallut capituler et, pour que la soirée aille sereinement à son terme, ressortir le bon vieux tourne-disque et les disques en vinyle.

 Nelly et Steve regardaient avec un intérêt accrût, le drôle de petit bonhomme.

 — Vous croyez vraiment que l’émetteur peut perturber un système transmission aussi sophistiqué que celui qui équipe les Mirages ? Questionna Steevy.

 — Bien sûr que oui, dans certaines conditions. Il est fort possible en effet un phénomène qu’on appelle une intermodulation se soit produit. Ce phénomène provoqué par la soustraction de bandes passantes occasionne un brouillage parasite.

 —  Êtes-vous sûr ce que vous avancez ?

 — C’est tout ce qu’il y a de plus probable. Il y a environ mille six cents émetteurs en France. Ceux-ci génèrent des milliards d’ondes et leurs effets sont loin d’être connus à ce jour. Nelly et Steve étaient médusés.

 — Vous pensez que les autorités auraient pu dissimuler le phénomène ?

 Cartellier ne répondit directement à la question de Steve. Continuant son exposé, il se contenta de faits :

 — Un peu avant la libération, j’ai mis au point le système de communication radio de l’armée de terre. Il fallait trouver une fréquence susceptible de bien passer et ne pas être brouillée par l’ennemi.

  « Avec celle-ci, leur avais-je dit, vous n’aurez plus de problème. Les Allemands sont incapables techniquement d’émettre dans ces longueurs d’onde. »  Trente ans après c’est toujours la même fréquence qui régule leurs transmissions. C’est peu vous dire la fierté que j’en dégage !

 — Depuis cette époque, j’ai gardé des contacts à l’État-major. J’ai dans la place mes informateurs attitrés. Ils ont tous été unanimes ! Au nom de la raison d’État, pour protéger le fleuron de sa technologie et les contrats mirobolants en cours, on a sciemment occulté les vraies raisons du crash.

Nelly leva les bras au ciel.

  — Grand Dieu, alors c’est bien vrai ! Rémy aurait été sacrifié aux profits d’intérêts mercantiles!

 — Je ne peux me résigner, à y croire ! Lâcha Steve.

 — Si vous en voulez la preuve de ce que j’avance, allez voir cet homme de ma part, il vous confirmera mes propos et il vous en apprendra peut-être un peu plus.

Joignant le geste à la parole, il griffonna un nom sur un post-it. Steve sortit son carnet rouge et le scotcha entre deux pages.

 — C’est un ami, il vous aidera, je suis certain que vous serez surpris…


 

 

 

Chapitre XV

 

 

 

Col de l’Œillon, réémetteur du mont Pilat, samedi 29 avril, 21h30.

 

 

G

rand dieu, mais que faisait donc Jean Baptiste?

Sur l’estacade, cramponné au garde-corps, courbé sous l’assaut du vent, Norbert Filliol avançait péniblement en direction de la passerelle qui surplombait la vallée, au-dessus de la table d’orientation. Il maugréait en pestant contre les rafales qui entravaient sa progression.

    Ce qui n’était au départ qu’une agréable petite brise s’était transformé en tornade. Avec l’aurore, Filliol l’avait regardée se lever, timide, ébouriffant à peine la cime des arbres, mais il n’était pas dupe…

    La veille, le bulletin météo était tombé laconique. Avis de tempête, vents dominants est-ouest force 4. Par voie de conséquence, il avait été placé en état d’alerte. Le bulletin ne se trompait pas. À vingt heures dix, le zéphyr se transformait en mistral. À vingt heures trente, il soufflait en bourrasques.

 Aux environs de vingt et une heures, son coéquipier Jean Baptiste, qu’il appelait familièrement “ Jeanbat ” lui avait téléphoné :

 — Il faut monter à l’émetteur. Un des filins menace de lâcher sur les casseroles. Je ne serais pas là tout de suite, fais ce que tu peux en m’attendant. 

 — Je me débrouillerai, comme d’habitude pensa-t-il en raccrochant le combiné d’un air désabusé. Comme d’habitude… 

 Il tourna plusieurs fois autour de son poignet sa gourmette, ce qui était chez lui le signe ostensible d’un agacement certain. À ses côtés, Marinette son épouse attendait une explication. Connaissant son mari elle se voyait bien que quelque chose n’allait pas :

 — Un problème ?

 — Une merde a l’émetteur. Il faut que je monte. Jeanbat me rejoindra dès qu’il pourra. Dis, est-ce que tu sais où sont passées les clefs de contact de la Land Rover ?

 Elle se dirigea vers la porte d’entrée et décrocha un  trousseau de clefs qu’elle fit cliqueter ironiquement sous le nez de Jeanbat :

 — Pendues, au même endroit que d’habitude.

 — Où avais-je la tête ? Heureusement que je t’ai ma Choune (Il l’appelait “ Choune “ rapport à la mine boudeuse qui caractérisait son beau visage.)

 Elle empocha le compliment. Ce n’était pas tous les jours fête. Ses affaires rassemblées, son homme enfouit sa carte Pass dans la poche de sa chemisette avant de finit cul sec le verre de cognac qui trainait sur la table.

Marinette l’accompagna jusqu’au seuil de la porte d’entrée où elle l’exhorta à la prudence : 

 — Fais attention à toi, promets-moi de ne pas prendre de risques inutiles.

Tout en endossant sa vareuse, il la rassura :

 — Promis, juré ! Avec un peu de chance, je serais de retour pour le dessert.

 La jeune femme fit la moue :

 — Si nous jouions une pièce de théâtre, ce serait une réplique culte. Combien de fois te l’ais-je entendu prononcer ? Se lamenta-t-elle.

 — Allons ne fait pas la tête, c’est le boulot.

 — Hé oui c’est le boulot ! Alors, tâche de l’expédier rapidement pour me revenir au plus tôt ! Tu me manques déjà…

Au sommet du col, à mille trois cent soixante mètres d’altitude, perdu entre ciel et terre, l’émetteur se nichait tel un fortin déserté par ses troupes. Depuis quelques années, plus aucune permanence n’y était assurée. La maintenance s’opérait depuis le village grâce à un réseau de surveillance par caméra. Les techniciens étant reliés entre eux par un bip.

 La Land Rover aux couleurs de TDF[6] traversa le lotissement où logeait le personnel. Elle longea les terrains de tennis et s’engagea sur la route qui montait jusqu’au sommet. Ce dernier n’était pas très éloigné du village, un quart d’heure à peine.

 Norbert, concentré sur sa conduite, tenait son volant à mains fermes. Le vent assénait des coups de bélier sur les flancs de l’automobile. Il n’était pas rassuré. Il en voulait à son collègue de l’avoir laissé monter seul.

 “ Jeanbat se défile, une fois encore ” pensa-t-il, aigri.

Depuis quelques temps, son équipier était devenu familier de ces absences à répétition. Cette façon de faire qui ne lui était pas  coutumière auparavant, intriguait  Norbert qui ne comprenait pas ce changement de comportement.

 Il n’y a pas si longtemps de cela, les deux hommes formaient, une équipe soudée. Sans faille. Les routes d’hiver impraticables transformées en patinoire, pas plus que les nuits d’orages aux relents d’apocalypses n’avaient réussi à entraver leur mission : transmettre, coûte que coûte !

 Mais depuis deux ans son équipier n’était plus le même. Il  flambait : divorce, voitures de sport, vacances de rêves, chalet à la montagne, bateau en méditerranée, etc. Ses proches s’inquiétaient. Autour de lui, cette soudaine opulence faisait jaser. Dans la rue, on l’apostrophait sur le ton de la moquerie :

“ Alors Jeanbat ! Il parait que tu as trouvé la pierre philosophale ? »,  « Si tu as une martingale pour gagner au Loto ?  S’il-te-plait, donne-la-nous ». Jean Batiste éludait les curieux en évoquant un héritage. Il ne dupait pas grand monde et surtout pas Norbert. Ce dernier connaissait sa famille. Il savait pertinemment qu’elle ne roulait pas sur l’or. Un oncle d’Amérique ? Une hypothèse à écarter, improbable, voire impossible. Non, il avait une petite idée de la provenance de cette manne providentielle. Il voulait en avoir la confirmation de la bouche même de son ami. Il attendait le moment opportun d’en discuter avec lui. Ce soir peut-être ? Ce soir sûrement ! Sa suspicion lui pesait trop…

* * * * *

 Une branche arrachée fouetta le pare-brise et le sortit brutalement à ses pensées. Il se concentra sur sa conduite. Au lieu-dit  « Les Ravinières », un grand Douglas couché par le vent en travers de la route, l’obligea à jouer les cascadeurs. Dans les ornières qui bordaient les bas-côtés, en équilibre au bord du précipice, le 4x4, piloté d’une main de maître, contourna l’obstacle avec brio.

 Inhospitalier de nature, battu par les vents, le plateau du crêt de l’Œillon fut atteint. Les feuilles, comme des papillons de nuit voletaient de toutes parts. Un sac en plastique rescapé d’un pique-nique se colla au pare-brise, sans vouloir sans aller.

 Par habitude, presque par automatisme, la Land Rover emprunta la route en spirale qui montait vers l’émetteur, perché au sommet du col. L’endroit, avec ses allures de camp retranché, était cerné sous toute sa périphérie par une double rangée de barbelés. Le décor était sauvage et sous le joug des vents.

 Le véhicule se présenta à l’entrée, face à la caméra. Son conducteur baissa la vitre. Une bourrasque, plus violente que les autres, s’invita dans l’habitacle. Prestement il inséra la carte magnétique dans la borne prévue à cet effet et remonta la vitre. Le portail grillagé se mit en branle.

 Dans la cour, il rangea le véhicule le long de l’ancien réfectoire. Avant de rentrer dans le bâtiment principal, il leva la tête vers la coiffe, quelques quatre-vingts mètres plus haut elle oscillait sous les rafales.

 Le “ suppositoire ”, comme il le surnommait, craquait de toute sa structure. Norbert en avait vu d’autres. Tellement qu’il y avait là, matière à écrire un livre :

« Un livre ? Pourquoi pas ? Plus tard… » Se disait-il.

 Il emprunta le corps de bâtiment principal et traversa les salles de contrôle. Au bout d’un couloir, qui paraissait sans fin, il poussa une lourde porte en fer qui ouvrait sur le dehors.

 Le vent le gifla, il eut du mal à respirer. Une bourrasque plus traite que les autres lui arracha la porte des mains et la referma sèchement.

    Il longea la passerelle en avançant, courbé comme un petit vieux, la tête rentrée dans les épaules. Tout au long de son parcours, il dut livrer bataille aux éléments déchainés, pour accéder à la batterie d’émetteurs : un assemblage, qu’ils appelaient communément entre eux “ les gamelles ”.

 Alentour, le spectacle qu’offrait la nature déchainée était dantesque. Le vent redoublait d’intensité. Il hurlait et sifflait de toutes parts. Par paquets, Il tournoyait, rugissait, s’engouffrait en hurlant dans le moindre interstice avec une sauvagerie peu commune. On aurait dit un concert de harpe joué par un bûcheron.

 Péniblement, il rejoignit l’estacade où se trouvaient arrimés les émetteurs. La passerelle, perchée entre ciel et terre, offrait une vue imprenable sur la vallée. En avait-il passé des heures, juché là-haut aux chaudes journées d’été, à rêver ! Dans ces instants-là, il devenait gardien de phare, autour de lui la houle sylvestre ondoyait comme une mer.

 La vallée, au proche horizon, se transformait en un rivage de sable blond et la croix de granit en amont de la table d’orientation, devenait  pardon de marins, plantée en sentinelle sur la lande bretonne.

 

******

 

 Il abandonna ses pensées au souffle du vent. Pour l’heure, il lui fallait trouver la panne. Ce fut chose aisée. Un filin détendu battait la chamade d’un côté à l’autre de la rambarde, menaçant d’endommager le matériel. Des épissures se formaient le long du câble qui menaçait de rompre à plusieurs endroits. Il devenait urgent de le remplacer. A lui tout seul, il n’arriverait jamais à réparer. Il lui fallait attendre l’aide de son équipier. Dans son dos, une porte claqua. Il se retourna :

 — C’est toi Jeanbat ?

 Un claquement cinglant remplit l’air. Une brûlure atroce lui laboura le front. Sa boîte crânienne sembla éclater. Il n’eut même pas le temps de porter la main à sa tête. La sale impression d’être aspiré par un gigantesque siphon l’envahit. Ses mains tâtonnèrent essayant vainement de se raccrocher à la rambarde. Elle se déroba. Il chancela, puis chuta, lourdement. Sa tête rebondit sur le caillebotis. Ses yeux exorbités fixaient la croix de granit.

 

******

 

 L’adjudant Hanner demanda à rester seul. Un petit signal dans son métabolisme l’interpellait, l’instinct grégaire du gendarme, sans doute, lui indiquait que quelque chose n’allait pas. Cette balafre sur le front par exemple, elle était trop nette, trop propre. Comment le filin avait-il pu frapper à cette hauteur ? Son point d’ancrage était trop bas, cela ne collait pas.

La position du corps aussi lui apparaissait suspecte et si tout n’était que mise en scène ? Le coéquipier de la victime, en état de choc, assurait n’avoir rien vu. Il l’avait trouvé là, inanimé et avait prévenu aussitôt secouristes et gendarmes.

 Un drôle de type cet Aguillard. Il y a un peu plus d’un an, on avait cru qu’il avait gagné au loto. Pressé de questions afin de justifier un train de vie qui avait changé d’un coup, il s’en était défendu en prétextant un héritage.

 Un petit agenda de poche qui dépassait du blouson de la victime, attira l’attention du gendarme. Il mit en genou à terre, l’extirpa et le feuilleta. Apparemment l’homme devait être d’un naturel méthodique, car il notait scrupuleusement tous ses rendez-vous. Il remonta à la date du jour. La page était couverte d’annotations, de réservations pour les jours, les semaines, les mois à venir. Hanner s’en émut :

   «  Pauvre diable ! S’il avait pu prévoir. » 

Il reconstitua, heure par heure, l’emploi du temps de la victime. Mis en alerte, l’intéressé avait décidé d’annuler tous ses rendez-vous du jour, tous, sauf un :

    Franck Steve & Nelly Dubreuil : 18h, Auberge de la Croix. ”

 L’horaire était cerclé d’un trait gras, comme pour bien en marquer l’importance. Le gendarme se releva, empocha le carnet et murmura avec un air jubilatoire :

  « Tiens, tiens, tiens, comme on se retrouve »…


 

 

 

Chapitre XVI

 

 

 

Dimanche 30 avril, 15h40. Une bourgade dans le massif du Pilat…

 

 

U

ne grande effervescence régnait aux abords de la villa « L’Échevine » la maison était une ruche qui bourdonnait de conversations étouffées, de dialogues feutrés. Elle exhalait l’ordre et la propreté. Le tic-tac de l’horloge du hall d’entrée battait comme un pouls. Elle semblait respirer.

 La chaleur restait docilement au-dehors. Dans la maison fraîche, les pièces étaient désertes. À deux exceptions près, le grand salon et la chambre du haut que l’on avait coutume d’appeler communément “ La grande Chambre.”

 C’était surtout du salon que l’agitation provenait. Les deux filles de “ Dédé ” comme l’appelaient familièrement ses proches, recevaient tour à tour les amis, les parents et leurs cortèges de témoignages de compassion. On sentait de la retenue dans les dialogues, comme si l’on voulait ne pas déranger, comme s’il la vérité n’était pas bonne à dire.

 L’heure de la sieste exhalait son dernier râle, quand Steve et Nelly se garèrent dans la petite cour entre deux jardinières de forsythias en fleurs.

 Une petite demi-heure avant, au téléphone, Marne, la fille aînée de Duvert, leur avait appris la triste nouvelle.

 — Mon père a fait une attaque cette nuit. Le diagnostic des médecins est plus que réservé. À plusieurs reprises, il a souhaité vous voir.

La jeune femme n’eut pas à faire preuve de beaucoup de persuasion.

 — Le temps de nous préparer et nous arrivons de suite !

 — On vous attend.

 Une bonne vingtaine de kilomètres séparaient l’auberge de la villa. Tout au long du trajet, le couple n’échangea pas une parole. Moins d’une heure auparavant, Hanner, au téléphone, venait de leur apprendre sans ménagement la mort de Filliol.

   « Je viens annuler un de vos rendez-vous en remplacement d’un autre, je ne vous demande pas si cela vous convient, je vous attends à dix-neuf heures à la brigade et pas de blague hein ? »

    Les événements se précipitaient. Pour l’heure une seule question leur brûlait les lèvres : "Pourquoi le maire les appelait-il ? " 

 Sur le seuil de la maison, Marne les attendait. Elle les reçus fort aimablement. Sur son visage, grêlé de taches de rousseur, on pouvait apercevoir les stigmates d’une nuit blanche. Duvert avait bien réussi ses filles ! Marne était la plus jolie: une grande rousse, bien en chair, avenante. Elle lui avait fait deux petits enfants dont il était très fier. À voix basse, elle les invita à monter à l’étage :

 — Prenez l’escalier. Il vous attend. Parlez-lui à l’oreille gauche, c’est le côté droit qui a été touché.

 Puis elle ajouta, comme une prière :

  « S’il vous plait, ne le fatiguez pas trop, il est très faible. »

 La chambre était plongée dans le noir. Assis sur un fauteuil roulant qu’on avait disposé près de la fenêtre, André Duvert somnolait. Dans son peignoir bleu, il paraissait plus vieux de dix ans. Les traits tirés, le visage blême, il se sentait en sursis. La mort l’avait frôlé. Quand elle frapperait à nouveau, elle ne partirait pas bredouille, il en était conscient. Avant d’aller rejoindre Madeleine, son épouse, décédée quelques mois auparavant, il avait décidé de mettre de l’ordre dans ces affaires.

 Il la revoyait à cette même place, dans le même fauteuil, quelques jours avant qu’elle ne parte. Un pâle sourire fardait le coin de ses lèvres. Elle n’avait pas perdu son humour. Pas encore. Elle disait : “ Quand on part pour le grand voyage, inutile de se charger, c’est comme une montgolfière, plus on est léger, plus on monte haut.”

 Il n’avait pas l’âme d’un aérostier, mais il avait décidé de l’écouter, de se délester, pour monter bien haut, lui aussi et la rejoindre. On toqua à la porte. D’une voix faiblarde, il invita à entrer. Sur le seuil de la porte, à contrejour, les silhouettes de Nelly et Steve apparurent. Il les exhorta à le rejoindre :

 — Je suis content de vous revoir. Approchez-vous de la fenêtre, je vous remercie d’être venue si rapidement. Steve s’enquit de sa santé :

 — Comment vous portez-vous ?

 — Comme quelqu’un qui revient des portes de la mort.

 — Vous êtes là avec nous, c’est bien l’essentiel, répondit Nelly d’un ton qui se voulait rassurant.

Duvert cherchait ses mots. La moue qu’il affichait se voulait sourire, mais elle fondait comme une glace au soleil d’été. D’une voix contrite, il entama la conversation :

 — Vous… Vous vous demandez pourquoi je vous ai fait venir ?

 — Un peu oui.

 — De mon fauteuil de maire, ce n’est pas comme celui-ci, rien ne m’échappait, pas la plus petite peccadille, pas le plus petit secret de famille, rien. Sur le crash, je fus placé aux premières loges, j’étais au courant de presque tout. En relation permanente avec les autorités militaires et civiles. J’ai très vite compris qu’il s’était passé quelque chose d’anormal, bien loin des explications de l’armée.

Nelly et Steevy redoublèrent d’attention. Duvert prit une profonde inspiration et continua son récit :

 — Dans les jours qui ont suivi l’accident, les indices ont commencé à s’accumuler dans mon bureau, transformant ce qui n’était encore que des doutes en évidence. Norbert Filliol, un technicien de TDF posté à l’émetteur le jour de l’accident, avait constaté des interférences sur le réseau, à l’instant même où les avions croisaient à proximité. Quelques temps auparavant, il avait reçu la visite d’un expert mandaté par Danish. Habituellement, m’avait-il confié ces visites sont programmées plusieurs mois à l’avance. Or, Filliol avait été prévenu la vieille. Cette procédure inaccoutumée, interpella Filliol. L’attitude et les questions incohérentes du visiteur confirmèrent son doute. Si certaines étaient très pointues, d’autres à contrario relevaient d’un niveau faible. Elles s’avéraient déroutantes et pour tout dire naïves. Elles paraissaient récitées, apprises par cœurs, en tous cas indignes du technicien qu’il était censé être. Son appareil photo à la main, l’homme n’arrêtait pas de prendre clichés sur clichés. Il avait plus l’apparence d’un touriste japonais en vacances à Paris qu’un expert patenté. Échaudé par toute cette série de détails, Filliol crut bon d’abréger la visite. Sur le chemin du retour, il entreprit de « cuisiner » intelligemment l’étrange visiteur :

 — Vous êtes militaire ? lui demanda-t-il.

 — Pas du tout. Je travaille pour le CRIT[7], nous sommes chargés d’un audit pour l’armée. Pourquoi me posez-vous cette question ?

 — Pour rien. J’aime savoir à qui j’ai affaire. Je vous raccompagne jusqu’à votre véhicule.  

En rejoignant le parking, les deux hommes continuèrent leur discussion. Le ton était badin, L’atmosphère bon enfant.

            Le grand-père de Filliol avait été en son temps, un maquignon à la réputation bien établie. Dès son plus jeune âge Filliol l’avait accompagné sur les marchés aux bestiaux. Tirant parti des leçons de son aïeul, il n’ignorait rien des subtilités d’une transaction.

« La négociation mon petit, c’est tout un art lui expliquait son aïeul. On pourrait la comparer à la tauromachie. Il faut s’employer sans retenue, ruser, louvoyer, esquiver, palabrer, argumenter, amadouer son interlocuteur puis quand celui-ci est mûr à point, il faut porter l’estocade ».

Et, neuf fois sur dix, à la grande satisfaction du marmot nouvellement initié, la méthode portait ses fruits. Le visiteur ne dérogea pas à cette règle sacro-sainte. Mis en confiance par Norbert, il baissa rapidement la garde. Vitupérant contre les orages, fréquents en été, qui perturbaient les télécommunications, il se lança avec une emphase digne d’un professeur de faculté, dans un exposé des plus fumeux sur l’influence des champs magnétiques dans les relais hertziens. Ses propos truffés d’inepties, propres à faire retourner dans sa tombe Heinrich Hertz lui-même, laissèrent Filliol pantois.

« Mais où l’ont-ils déniché ce gugusse ? Aux puces ? Je n’ai jamais côtoyé un mec aussi nul ».

 Joint par téléphone, le colonel Perquis, s’employa à le rassurer : Non, il n’y avait aucune ambigüité dans les questions de l’expert. Les carences évoquées ? Il les relativisait en expliquant à Norbert que l’homme remplaçait au pied levé l’un de ses collègues malade et qu’il n’avait pas là motif à s’inquiéter. À l’autre bout du fil, Filliol ressentais un malaise. La voix du colonel semblait mal assurée, hésitante. Septique, Norbert s’apprêtait à raccrocher quand une ultime recommandation de Perquis lui mit la puce à l’oreille :

« Montrez-vous discret Filliol. Ne parlez à quiconque de notre conversation. Je compte sur vous.  « Secret militaire oblige ».

Trois semaines après cette communication, Filliol était nommé responsable des télécommunications sur l’ile de la Réunion. Que pensez-vous de cette promotion inopinée ? C’est Étrange, non ?

Steve et Nelly acquièrent de concert. Duvert continua son exposé.

Rebondissement. Ollagnier et Morel sont ensuite venus me trouver. Leurs témoignages concordaient. Ils étaient, furieux et surpris que leurs dépositions n’apparaissent pas dans le procès-verbal de gendarmerie. Je leur ai dit que c’était hors de ma compétence, qu’il devait bien avoir une raison à cette éviction, que je me renseignerai, qu’ils se calment. Las ! Ils sont repartis plus remontés qu’ils n’étaient pas arrivés, me plongeant dans l’expectative la plus totale : Fallait-il me taire ou parler ?

 Quelques jours plus tard, au comptoir de mon ami Vermeulen, j’eus l’occasion d’en discuter avec l’adjudant Hanner. Dans la conversation, sans avoir l’air d’y toucher, je lui glissai :

 — C’est bizarre, en relisant ton procès-verbal sur le crash des Mirages, tu n’as pas consigné les témoignages d’Ollagnier et de Morel.

Ses joues s’empourprèrent. Était-ce de la gêne ou les effets dus à l’alcool ? Je n’en savais rien, mais je n’étais pas mécontent de ma « pique ». L’effet de surprise fut de courte duré. Hanner rendossa son uniforme de gendarme et me répondit sèchement :

 — C’est assez délicat comme ça ! Ne me complique pas la tâche ! Dans cette affaire je dois rendre des comptes à pas mal de personnes haut placés. Tu n’en fais pas partie, que je sache. Alors, oublie-moi s’il te plaît.  J’ai charge de dégraisser le dossier, pas de l’alourdir.

 — De le dégraisser ! C’est incroyable. Qui t’a mis cette ineptie en tête ? Tu plaisantes j’espère.

Il s’énerva un peu plus jusqu'à devenir franchement désagréable.

 — Aucunement ! Et ne t’avise pas de me mettre des bâtons dans les roues. Fais ton boulot et moi je ferais le mien.

 Il sortit comme un furieux en claquant la porte du débit de boissons, à deux doigts d’en faire éclater la vitre.

Vermeulen le cafetier, se tourna vers moi :

 — Qu’est-ce qu’il lui arrive à Hanner ? Il ne supporte plus la boisson ?

 — Je crois bien que c’est moi qu’il ne me supporte plus ! Lui lançais-je ironiquement.

 — Ah bon, c’est nouveau ça. 

 Je ne répondis pas. Je payais la tournée et je m’en retournais chez moi, contrarié. Je mis ce coup de sang démesuré, sur le compte d’un emportement passager. Je me trompais. Le mal était profond. À partir de ce jour, notre relation se dégrada. Elle se résuma à de simples échanges d’ordre professionnel. Le crash avait fait une autre victime : une amitié de presque douze ans !

 Je ne savais plus à qui me confier, mon épouse était malade, je ne voulais pas l’inquiéter, je me méfiais de tout le monde. C’est naturellement  que je me suis tourné vers Pelletier. J’ai eu le tort de lui confier mes doutes. Je m’étais dit qu’après tout, un ancien militaire… Je me trompais. Je n'avais frappé, ce jour-là, pas à la bonne porte. Il m’a conseillé de garder le silence, ajoutant que si je parlais trop, ma carrière politique pourrait en souffrir. Petit à petit il a semé le doute dans mon esprit :

 « Songe à ta carrière mon vieux, tu vas déranger beaucoup de monde et si tu n’arrives à prouver quoi que ce soit, ils te lâcheront tous, tu m’entends ? Tous ! » 

Côtés arguments, tout était bon pour lui, même les plus perfides :

 « Madeleine est malade, songe que tu vas ruiner le peu de santé qu’il lui reste ».

 « Si tu parles, ma réputation est foutue, je n’ai plus qu’à me tirer une balle dans la tête. » Il était capable de le faire, le bougre !

 À cette époque, il n’était pas rare qu’il vienne me voir tous les jours, à la mairie, comme à la maison. Son harcèlement, à la longue, m’est apparu curieux, mais je n’ai rien dit. J’avais peur. C’était trop risqué. Je repensais à la chanson de Guy Béart : « Le premier qui dit la vérité… » À cet instant de son récit, Pelletier s’arrêta pour prendre une pause. Nelly et Steve restèrent suspendus à ses lèvres. Il réfléchit longuement, se reprit et lâcha dans un souffle :

 — Il faut que je vous avoue une faute bien plus grave que ma couardise, je vous ai trahis.

 — Comment ça trahit ?

 — Tous les documents fax, courriers, envois de toutes sortes qui vous arrivaient en mairie étaient transmis à Pelletier.

 — Nous le savons depuis peu, l’absence d’un document nous a mis la puce à l’oreille.

 — Ah ! fit Duvert, surpris.

Nelly, enfonça le clou.

 — Vous rendez-vous compte du tort que vous nous avez causé ?

D’avoir tant parlé, l’édile fatiguait. Sa voix baissait. Au travers des carreaux, le soir jetait ses derniers feux.

 — Approchez-vous, j’ai du mal à élever la voix. Il y a une photo sur la cheminée, je l’avais sortie à votre attention.

Nelly se saisit du cliché. Elle n’en crut pas ses yeux. Accoudés à un bar, Rémy, Pelletier et deux autres pilotes qu’elle ne connaissait pas, posaient. Les joyeux fêtards se tenaient par les épaules en rigolant. Ils semblaient faire la fête. Au recto, il y avait une annotation griffonnée au stylo bille : “ Ndjamena avril 1976 ”. Elle tombait des nues. D’un geste machinal, elle tendit la photo à Steevy. Après en avoir pris connaissance, ce dernier adressa à Duvert un regard incrédule. Nelly donna  le pathétique :

 — Pelletier nous a juré les grands dieux qu’il ne connaissait pas Rémy !

Duvert afficha une moue septique.

 — Je confirme ! ajouta Steve.

 — Il vous a menti, affirma Duvert.

 — Mais pourquoi l’aurait-il fait ? Questionna Steevy.

Nelly n’attendit pas la réponse. Elle eut un cri du cœur qui frôlait la naïveté.

 — Rémy ne m’a jamais parlé de lui ! Il ne me cachait rien ! C’est impossible ! C’est un montage photo. Un trucage grossier !

 Au fond d’elle-même, la jeune femme se cachait la vérité. Son hyper réactivité masquait un doute profond. « Et si Duvert disait vrai ? » Pensait-elle.

 Elle tentait de se persuader du contraire tout en sachant bien qu’il était trop tard, que le doute avait germé dans son esprit. Ce Rémy, elle ne le connaissait pas, elle ne voulait pas le connaître ! Malgré le ton ferme de sa réplique, elle ne convainquit personne, surtout pas elle. Duvert s’émut de sa candeur.

 Il grimaça. Une douleur violente traversa son crâne. Il laissa la passer. Personne n’avait rien vu de son embarras et il reprit tant bien que mal le cours de la conversation.

 — Inutile de vous emporter. Il s’agit d’un demi-mensonge. Une cachoterie. Ce cliché a bien été réalisé au Tchad, mais il est antérieur à votre rencontre.

Nelly fut à demi soulagée.

 — Pour fuir un quotidien plus qu’ennuyeux, votre mari, là-bas, c’était mis à jouer aux cartes. Petitement d’abord, puis mû par une frénésie maladive, il passa des nuits entières à jouer. Le poker est une fièvre dont on guérit plus difficilement que la malaria.

 Incrédule, Nelly écoutait  parler de ce Rémy qui paraissait étranger à ses souvenirs.

 — Il jouait gros, de plus en plus gros. Il perdait des sommes folles. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Pour se renflouer, il tricha. Une fâcheuse habitude qu’il répéta à l’envie. Au début, Pelletier lui prêta de l’argent, mais c’était comme alimenter en eau un puits sans fond. Alors, il lui offrit alors ses services. La petite salle annexe de la cantine, inutilisée, fut transformée en tripot. Son tenancier s’engagea à l’approvisionner en alcool et à lui rabattre les gogos à plumer.

 Les deux compères partageaient les bénéfices à parts égales. Une petite combine, Fifty-fifty qui fonctionna tant bien que mal pendant quelque temps. Jusqu’au jour où Pelletier malencontreusement, racola le neveu du président tchadien. Le pigeon, une fois plumé, se montra retors et porta plainte. Un scandale éclata. Le général qui commandait la base, par estime pour la famille de Rémy, dont le père avait servi à ses côtés en Indochine, réussit à étouffer l’affaire. Le tricheur s’en tira avec un blâme et l’obligation de rembourser jusqu’au dernier franc C.F.A.[8] le gogo floué. Pelletier mal noté bénéficia de moins de mansuétude. Il fut reconnu comme l’instigateur de l’affaire. N’avait-t-il fournit les locaux et attiré les pigeons jusqu'à Rémy ? Pour ces griefs, il hérita d’une affectation au bout du monde : Saint-Pierre et Miquelon ! De quoi refroidir les ardeurs les plus téméraires pour un bout de temps.

 Leurs horizons pointant aux antipodes, les deux hommes se perdirent de vue. Nelly allait de Charybdes en Scylla. Elle interrompit Duvert.

 — Je suis surprise. Je connaissais la passion de Rémy pour le jeu, mais je n’arrive pas à l’imaginer dans la peau d’un tricheur.

 — Désolé de vous avoir déçu, voulez-vous que je m’arrête ?

 — Non, Il est trop tard maintenant, continuez.

 — Un peu avant notre fâcherie, Pelletier m’avait invité chez lui à déjeuner. Un repas excellent par ailleurs… Entre la poire et le fromage, il m’avait sorti cette photo, en énumérant fièrement le nom des pilotes. J’ai connu un Dubreuil autrefois au lycée, est-ce cette homonymie qui m’a fait retenir le nom de votre mari ? Je ne sais pas ? Toujours est-il qu’à l’énoncé des victimes du crash, ce nom m’est revenu ; J’ai tout de suite fait le rapprochement avec la photo.

 — Mais puisque Pelletier et Rémy s’étaient perdus de vue !

 — C’est ce que tout le monde croyait, mais ils s’étaient retrouvés, peu de temps avant l’accident. Pelletier, par son exil, avait expié sa faute. Son temps fini, il demanda un rapprochement dans sa région d’origine. Ce qui lui fut accordé. Il revint à Rochepierre. Ce n’est pas par hasard que les avions sont passés au-dessus de chez lui. C’est par habitude.

 — Comment ça par habitude ?

 — Rémy venait saluer Pelletier. C’était un rituel entre eux. Un léger battement d’aile, vite fait, bien fait. C’est pour ça qu’il s’en veut. Il se croit responsable du passage à basse altitude de son ami. J’ai peur pour lui. Depuis cet accident il n’est plus le même. Il déprime.

Steevy, sans laisser à Duvert le temps de se reprendre, embraya sur une autre question :

 — Pourquoi ne pas nous avoir dit tout cela plus tôt ?

 — La peur ! Pas pour moi, pour mes proches. Dans cette affaire j’étais devenu, à mon insu, un pion sous la coupe de Pelletier. J’avais, viscéralement ancré au plus profond de moi la conviction que la mort de Morel n’était pas accidentelle. C’était un bûcheron expérimenté, se faire surprendre comme ça, aussi bêtement, relevait de l’ineptie. Contrairement à ce qu’avait laissé entendre les autorités, le bulletin météo de cette funeste journée n’était pas si mauvais que cela. Le brouillard n’était pas aussi dense qu’annoncé. Il s’étendait par nappes laissant derrière lui des zones ensoleillées. J’en ai fait la remarque à Hanner. Il ne m’a écouté. Il a fermé les yeux, renforçant mes doutes. Je suis convaincu qu’il y a, derrière tout ça, une chose terrible, une machine impitoyable. L’accident dont vous avez été victimes en est la preuve flagrante. Vous dérangez, car vous êtes dans le vrai. J’ai la quasi-certitude que les pilotes ne sont pas responsables de l’accident.

 Nelly tourna un visage rayonnant vers Steve. Un pan de vérité tombait. Quant à savoir qui était derrière tout ça, c’était une autre paire de manches. Duvert paraissait apaisé.

 — Je suis soulagé de m’être confié à vous. Si ma pauvre femme pouvait me voir, elle serait fière de moi.

Un climat de confiance s’installa entre le vieil homme et ses visiteurs. Steve saisit l’opportunité d’engager plus loin la conversation.

 — Confidence pour confidence, nous avons vécu ces dernières heures des situations pour le moins imprévues dont nous aimerions  vous parler.

 — Allez-y, je vous écoute.

 Nelly et Steve, parlèrent à Duvert du mystérieux message reçu à l’auberge. De l’enveloppe qui contenait le carabe, de la mort accidentelle de Filliol. L’énumération des faits laissa le malade perplexe. Il baissa la tête, réfléchit quelques secondes et se redressa avec l’air satisfait d’un quidam qui aurait trouvé un trèfle à quatre feuilles.

 — L’auteur de votre lettre pourrait bien être Ollagnier. J’en suis presque sûr. Sacré Ollagnier ! Il a toujours aimé les énigmes,  je savais qu’il soupçonnait Pelletier. Nous n’en avons jamais parlé ouvertement, parce qu’il croyait que je faisais partie de la conjuration. Mon silence, c’est vrai, le laissait à penser. Il s’est juste trompé dans l’attribution des rôles. Je ne lui en fais pas grief, il avait peur lui aussi. Les menaces au sujet de son commerce, je les connaissais. Les masques tombent. C’est tant mieux. Votre clé de voûte semble avoir un nom.

 — Qu’allez-vous devenir ? S’inquiéta Nelly.

 — Je crois que c’est fini pour moi. Mon mandat s’arrête là. Ce n’est pas exactement le genre de siège dans lequel je rêvais de finir.

 Pour Nelly, c’était trop d’émotions d’un coup. Elle était sur le point de craquer. Un voile de tristesse habillait son visage. Duvert s’en aperçut et crut bon de détendre l’atmosphère.

 — Si je pars, cette nuit ou demain, vous me ferez un petit mot de recommandation pour là-haut, n’est-ce pas ?

Ils acquiescèrent de la tête, bluffés par le courage de Duvert.

 — Et Pelletier, vous croyez qu’il est capable de mettre fin à ces jours ?

 — C’est ce qu’il m’a laissé comprendre. Depuis votre arrivée je ne le reconnais plus.

 Steve et Nelly s’interrogèrent du regard. Leur décision fut vite prise. Ils devaient se rendre chez Pelletier au plus vite.



 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

                                     

                                     


Chapitre XVII

 

 

 

Bois de Bancelle, dimanche 30 avril, 18h53.

 

 

M

adame Pelletier peignait. Dans ces moments-là, il n’était pas de bon ton de la déranger. Au bord de la piscine couverte, le sapin bleu, que Claude aurait dû élaguer, battu par le vent des montagnes, cognait au travers des carreaux de la véranda en agitant ses branches tentaculaires.

 Mais rien ne la perturbait. Madame Pelletier avait l’âme bucolique. Sur le sable fin d’une île polynésienne, les pieds nus, elle habillait d’une fine touche de bleu de Cobalt rehaussée de vert vénitien, une pirogue alanguie.

 Le monde pouvait bien s’écrouler autour d’elle, elle ne voyait plus rien, n’entendait plus rien. Elle était à l’intérieur de sa bulle, en osmose complète avec elle-même, inspirée et studieuse. Le temps semblait suspendre d’une manière ostentatoire sa course.

 Un univers aux couleurs chatoyantes défilait sur sa palette. Une lueur mystique flamboyait au fond de ses yeux. À petites lampées précises, les soies de la brosse venaient s’abreuver de matière et recouvrir la toile de sillons bruns.

 De temps à autre, à l’aide de son index, elle estompait une couleur. Cette sensation tactile la comblait d’aise et lui procurait un plaisir presque charnel. Ses pinceaux couraient sur le grain de la toile, sans qu'elle ne fût totalement maitresse de leurs arabesques. Un peu comme autrefois, quand toute petite, son père lui tenait le bras pour l’initier. Grâce à lui, depuis son plus jeune âge, elle peignait. C’était devenu chez elle une seconde nature. Aujourd’hui on lui reconnaissait enfin quelques talents.

 Dans un ensemble que n’aurait pas renié Rodin - une grande blouse blanche qu’elle aimait à revêtir comme un habit de cérémonie, elle déclinait son art avec délectation.

 De temps en temps, elle s’arrêtait, prenait du recul pour mieux jauger la toile et s’essuyait les doigts en maculant son tablier de taches arc-en-ciel.

 Obliques à travers la véranda, les rayons du soleil couchant lui réchauffaient les épaules en éclairant le capharnaüm de ses toiles d’une lumière mystérieuse. Elle aimait à peindre à cette heure de la journée où la lumière déclinante brouillait les cartes et l’amenait à coucher sur la toile des nuances anachroniques. Son âme devenait bohémienne. Toute à son œuvre, elle n’entendit pas la voiture s’arrêter dans la cour. Quand les portières claquèrent, tout juste daigna-t-elle jeter un regard furtif en direction de la baie coulissante qui était restée entrouverte.

 Deux petites secondes après, comme des diables giclant hors de leurs boîtes, Steve et Nelly firent irruption dans la pièce, investissant son petit univers fait de rêves silencieux et de recueillement.

 Elle se sentait gênée, contrariée qu’on puisse l’apercevoir dans cette tenue. Surprise dans son intimité picturale où seul Claude avait droit de visite. Face aux deux intrus, elle fulminait :

« Quel sans-gêne tout de même ces deux-là ! Ils ne respectent rien, même pas l’art ! »

 Elle ne leur fit pas l’aumône d’un regard. C’eut été trop de condescendance. Elle retourna vers ses chers tableaux, en déclarant :

 — Vous auriez pu prendre les patins tout de même. Regardez-moi ça, mon carrelage est tout souillé.

 — Les patins ? Ah oui les patins ! Où avais-je la tête ? Balbutia Steve, surpris par la remarque décalée de la maitresse de maison.

 — Et puis je n’ai pas entendu la sonnette, deviendrais- je sourde ? Probablement, persifla-t-elle. 

Nelly prenant la parole pour deux, cru bon de les justifier :

 — Pardonnez-nous, mais l’urgence de la situation…

Madame Pelletier ne semblait pas comprendre la gravité du moment. De toute évidence elle était encore dans sa toile. Sentant qu’il n’y avait plus une seconde à perdre, Steve coupa la parole  à Nelly :

 — Où se trouve votre mari  actuellement ? Madame Pelletier ?

Cette dernière prit soudainement conscience qu’il était tard et que Claude n’était toujours pas là. Ce n’était pas chose rare au demeurant, mais la nervosité des deux visiteurs ne laissait rien augurer de bon. Elle s’inquiéta :

 — Que lui voulez-vous ? Quelle situation ? Quelle urgence ? Quel langage parlez-vous ? Je n’y comprends rien.

 Tout à son hobby, c’est à peine si elle avait entendu son mari rentrer, décrocher le fusil au râtelier du vestibule et lui dire :

« Je grimpe jusqu’au pic, des fois que je ramène une perdrix ou un coq de bruyère, on ne sait jamais !»

 — S’il te plait, ne rentre pas trop tard pour manger ! J’ai fait un soufflé au fromage, fais en sorte qu’il ne retombe pas, cette fois. Claude raffolait de ce plat.

 — Je ferais tout mon possible, si toutefois… Enfin… Ne m’attends pas. Je dois retrouver un vieil ami, rayon souvenir, inutile de chercher tu ne le connais pas.

La réponse hors de son contexte lui paraissait maintenant  étrange.

 — Je devrais m’inquiéter ? Il est arrivé quelque chose à Claude ?

 — Il est inutile de s’affoler, mais nous devons le retrouver au plus vite, c’est… Très important.

Madame Pelletier blêmit. Ses temps de réaction furent multipliés par dix. Elle subtilisa au râtelier une clé et entraina dans son sillage les deux compères dans une cavalcade échevelée au milieu des escaliers de pierres qui menaient à la cour. Ses pantoufles menaçaient de déraper à chaque marche, mais finalement la descente s’effectua sans dégringolade. Le trio traversa la cour. Sous le hangar, au milieu d’un tas de bûches, la maitresse de maison souleva une bâche en plastique bleue :

 — Prenez mon quad, vous irez plus vite ! dit-elle en enfonçant la clé dans le Neman.

Le Polaris de couleur rouge rubis rutilait. Objet de toutes les attentions de la part de sa propriétaire, il semblait sortir d’une chaine de fabrication.

 — Montez tout droit en coupant par le bois de Bancelle, puis empruntez la coursière, là vous retomberez sur la route qui mène au sommet.

Steve enfourcha la machine. Nelly s’installa à l’arrière. Elle l’enlaça.

 — Accroche-toi bien, ça va ronfler !

Il fit pivoter le quad en serrant les freins puis il ouvrit les gaz à fond en imprimant un violent coup de cul à l’engin qui tourna et bondit.

 Le bois de Bancelle fut franchi rapidement. Ils se retrouvèrent sur la route goudronnée. Même à vive allure, la montée leur parut une éternité. En passant devant l’endroit où leur 4x4 était sorti de la route, un frisson leur parcourut l’échine, l’étreinte de Nelly se fit plus forte autour de la taille de son compagnon. Dans leur hâte ils avaient omis de se coiffer de casques. Le vent frais fouettait leurs visages et sculptait leurs chevelures. Ils arrivèrent au sommet au moment où la montagne escamotait le soleil. Le couchant se couvrait de pourpre. Les couleurs s’évanouissaient. L’ombre peu à peu, grignotait le paysage. En contre-jour, la masse sombre des sapins, écrêtait de ses dents-de-scie, le ciel bleu turquoise.

 Tapie au pied de la montagne, la vallée comme une fête foraine allumait ses lampions. Sur le parking, la pénombre commençait à l’envahir. Le frère jumeau de leur quad les attendait, abandonné. Steve braqua dans sa direction. Arrivé à sa hauteur, il coupa le contact. Ils sautèrent à bas de leur Polaris et inspectèrent l’engin. Une crosse de fusil dépassait de sa sacoche arrière. Steve s’empara de l’arme et l’examina :

 — C’est bien le quad de Pelletier. Il n’est pas parti chasser ! L’affût est propre, pas un coup de feu n’a été tiré. Affirma Steve.

 — Tu es sûr de ce que tu avances ? interrogea Nelly.

 — Et comment ! Regarde ! Il est équipé pour une conduite d’une seule main. Toutes les commandes sont à droite. Il parait abandonné. Le fusil aussi, c’est plutôt rassurant.

Ils regardèrent autour d’eux. Sur la ligne de crête qui surplombait le parking, des gyrophares maculaient de rouge le fard de la nuit. Ils coururent à perde haleine dans leur direction jusqu’aux barbelés qui interdisaient l’accès à la base du radar militaire.

 Dans un des véhicules, un pompier resté la radio s’étonna de leur présence. Steve l’interrogea :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Un fou qui a voulu se donner la mort en se jetant dans le vide.

En contrebas un ballet de lumières dansait dans la nuit. 

— Mon dieu s’exclama Nelly, nous arrivons trop tard ! Il n’y a pas une minute à perdre, descendons.

— Tu es dingue, on n’y voit goutte. Nous allons nous rompre le cou.

Sans écouter les recommandations de son compagnon, Nelly entama la descente. Steve n’eut d’autre alternative que de la suivre. Le pompier n’eut pas le temps de les arrêter.

— Hé là ! Où allez-vous ? C’est dangereux, on a déjà un mort, ça suffit pour aujourd’hui, non ?

Son avertissement se perdit dans la nuit. Déjà les ombres s’étaient évanouies au creux de celle-ci.

 — Après tout, qu’ils aillent au diable si ça leur chante ! jura-t-il dépité.

Pratiquement à l’aveugle, Nelly et Steve dévalèrent, au risque de se torde les chevilles, l’escarpement rocheux du Chirat qui plongeait sur les Trois Dents. Ils se retrouvèrent au pied du monticule, stupéfaits de sortir de leur dégringolade sans une égratignure. Une petite troupe venait à leur rencontre. C’étaient les secouristes de haute montagne. Avec leurs lampes sur leurs casques, ils ressemblaient à une cohorte de lucioles. Ils brancardaient péniblement un corps. Á bout de souffle, les deux amis  les regardèrent monter, résignés. Steve dans la pénombre chercha le visage de son amie :

 — C’est fini Nelly !

 — C’est affreux ! Nous n’avons rien pu faire.

 Les premiers sauveteurs arrivèrent à leur hauteur. Ils s’écartèrent du sentier étroit pour leur permettre de passer. Quand la civière passa devant eux, Steve saisit la main d’un des brancardiers. Il lui fit comprendre d’un signe de la tête qu’il voulait voir le corps. Était-ce par compassion ou tout simplement parce qu’il supposait que Steve était un proche voire un ami de la victime que  le secouriste accéda à sa demande ? Toujours est-il qu’il fit glisser la couverture. Steve et Nelly découvrirent un visage tuméfié ou plutôt une anamorphose de visage. Des caillots de sang recouvraient en grande partie ses traits. Le nez était cassé. Le crâne fracturé à plusieurs endroits. La cavité oculaire droite était enfoncée. Il ne semblait plus avoir de cheveux, comme scalpé par la chute.

 — Mon dieu, quelle horreur ! s’exclama Nelly en tournant les yeux de dégoût.

Steve l’enlaça et cacha sa tête au creux de son épaule. Il porta un dernier regard au cadavre. Ses yeux s’écarquillèrent ! Deux bras pendaient hors de la civière ! Sous l’effet de la surprise, il manqua de s’étrangler : 

 — Mais… mais… mais il n’est pas manchot !

Dans son dos une voix familière l’interpella :

 — Vous avez cru que c’était moi n’est-ce pas ? Je n’ai pas attendu quarante-neuf ans pour mourir aussi bêtement.

 Les deux amis firent volte-face. Drapée dans la pénombre, bien campée sur ses jambes, la silhouette d’un homme leur faisait face. Il s’avança. La lampe du brancardier l’éclaira. Ils n’en crurent pas leurs yeux.

 — Pelletier ? Ça alors ! Vous êtes vivant ? Et nous qui pensions que…

 Pelletier s’approcha du brancard et fit signe au secouriste d’attendre un peu. 

 — Je vous présente le Colonel Perquis, enfin ce qu’il en reste. Le Colonel Perquis, le vrai est mort en mission au Liban en 1979.

 — Mais alors qui est là, allongé sous la couverture ?

 — Un certain Samuel Taylor, un agent double, un mercenaire. Tantôt à la solde des États-Unis, tantôt aux services des blocs de l’Est. Une merde ! Son départ est une bénédiction pour l’humanité.

 — Dites donc Pelletier, vous m’aviez dit que vous ne feriez pas de mal à une mouche !

 — A une mouche oui, mais pas une guêpe. Quand je l’ai confondu, il m’a sauté dessus. C’était lui ou moi.  Avec mon handicap, il a dû penser qu’il aurait facilement le dessus. C’était mal me connaitre. En luttant au bord de la falaise, son pied a glissé. Vous m’avez obligé à agir beaucoup plus vite que prévu et vous avez failli tout compromettre.

 — Que voulez-vous dire ?

 — Son arrestation était imminente, nous attendions le moment opportun, car nous voulions coiffer toute la filière.

Nelly prit un air suspicieux et lâcha :

 — Qui êtes-vous Pelletier ?

L’interpellé allait répondre, quand un gendarme fit irruption : C’était Hanner. Nelly et Steve étaient stupéfaits. Le nouvel arrivant ne paraissait pas surpris de les trouver là. Aucune animosité à leur encontre ne semblait l’habiter. On pouvait même lire dans son regard de l’estime à l’égard des jeunes gens. L’adjudant interpella Pelletier :

 — Excusez-moi, mon commandant. Je pourrais vous entretenir seul à seul ?

 — J’arrive.

 Les deux hommes s’éloignèrent pour converser à l’abri des regards, derrière l’estafette de gendarmerie. Nelly et Steve étaient stupéfaits.

 —  « Commandant ??? » 

Pelletier revint. Un large sourire barrait son visage. Hanner resta en retrait.

 — Des opérations sont en cours pour arrêter tout le réseau. Maintenant, je peux vous expliquer librement « l’affaire ». Joignez-vous à nous Hanner ! Nous ne serons pas trop de deux pour éclairer la lanterne de ces jeunes gens.

 Sous un ciel de braise qui n’en finissait pas de se consumer, appuyé négligemment a son quad sur sa main valide, Pelletier se répandait en révélations, expurgeant par là même, un trop-plein de silences frelatés qui pourrissaient au plus profond de lui-même :

 — Je suis officier de renseignements depuis 1975. Mon enrôlement coïncide avec les premiers essais du F.U.R.E.T. À cette époque nous soupçonnions déjà les Russes de s’intéresser à notre procédé et d’essayer d’infiltrer notre État-major. La brusque réapparition du Colonel Perquis, enlevé deux ans plus tôt en plein cœur de Beyrouth, nous a mis la puce à l’oreille. Nos services n’ont jamais cru à la demande de rançon des Syriens. Ce n’était pas leur manière de procéder. Nous avions déjà un doute quant à la véritable identité du général.

 — Un doute ? Mais comment avez-vous pu vous laisser abuser par l’échange ? Cela paraît à peine croyable,  remarqua Steve.

 — Pas tant que cela. Perquis avait le profil idéal pour ce marché de dupes. Irlandais d’origine, c’était un enfant de l’assistance publique, un célibataire endurci qui se trouvait être le seul rescapé d’un effroyable accident au Zaïre : brûlé par du Kérosène lors d’un ravitaillement de son avion au sol. Un accident dont il était sorti le visage partiellement défiguré. Il fut donc aisé à Taylor de se « faire » sa tête et d’usurper son identité. Malgré nos suspicions, nous avons effectué le paiement, afin d’endormir leurs soupçons. Ma mission était de surveiller discrètement Taylor. Les consignes étaient claires : il fallait démanteler le réseau dans son intégrité.

 Nelly bouillait. La colère montait en elle. Elle éclata :

 — Vous l’auriez arrêté plus tôt, mon mari ne serait pas mort et ce malheureux technicien non plus !

Pelletier accusa le coup, mais ne broncha pas. Il répondit calmement :

 — Votre emportement est légitime. Je ne cherche aucune excuse, mais comprenez bien qu’à l’époque la situation était loin d’être aussi claire qu’aujourd’hui. Notre erreur première a été de croire que l’adversaire cherchait uniquement à s’approprier les plans du F.U.R.E.T. Nous ne nous attendions pas à un sabotage.

Nelly laissa crever son écœurement.

 — C’est bien regrettable ! Mon mari a payé cher vos erreurs d’appréciation. Il est mort pour rien !

 — Pelletier blêmit. La mort des pilotes l’avait marqué. En avait-il passé des nuits blanches à voir chuter les avions en boucle ! Il en voulait à ses supérieurs d’avoir sacrifié leur honneur sur l’autel de la raison d’État. Sa gorge se noua. Il ravala sa salive et entama un début d’explication :

 — Rémy était mon ami, à ce titre…

Nelly le reprit sèchement.

 — Pourquoi nous l’avoir caché ?

  — J’étais sur le point de confondre le pseudo Perquis. Je ne voulais pas tout faire capoter. Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte… toute cette traque, tout ce pistage minutieux, cette longue attente… Il n’était pas envisageable d’échouer si près du but. Cela m’a couté de vous mentir, mais je n’avais pas d’autres choix.

 — Pourquoi les autorités ont-elles dissimulé la vérité sur le crash ?

 — Pour pouvoir vendre le F.U.R.E.T. dans le monde entier. C’est aussi simple que cela.

 — Rémy a servi de bouc émissaire pour une histoire de gros sous ! Se lamenta Nelly.

 — Je comprends votre dépit. Le gouvernement a fait pression sur la commission d’enquête, afin que Rémy soit  chargé. Ce procédé inique m’a rendu malade. J’ai remué ciel et terre pour en arrêter le processus. En vain. La mort dans l’âme, j’ai dû rentrer dans le rang. Obéir, me taire. La haine m’aveuglait. J’en voulais à tout le monde : à l’état, à l’armée, aux services de contre-espionnage, à la terre entière, à moi-même. J’ai reporté toute cette rancœur sur Taylor. Je me suis juré de faire payer à ce salaud, le prix fort. Cette canaille n’a eu que le châtiment qu’il méritait.

 Mickael se remémora l’explication « vaseuse » du militaire :

« C’était lui ou moi… Son pied a glissé… » Il ne put s’empêcher de sourire, discrètement.

 — Mais pourquoi tous ses mensonges à notre égard, toute cette mascarade ? interrogea Nelly.

 Pelletier s’octroyât une pose. Délaissant l’appui du quad il alla s’asseoir sur un rocher. Il racla le fond de sa gorge et poursuivit son récit :

 — En remuant l’affaire, vous avez dérangé Taylor, il a vu votre enquête d’un très mauvais œil. Vous risquiez de faire rouvrir le dossier et par là même de le faire tomber. C’est lui qui a saboté votre 4x4 au sommet du col. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Nous avons jugé qu’il avait dépassé les bornes, qu’il fallait agir au plus vite pour l’empêcher de nuire.

 — Une hésitation de plus et il était trop tard, ajouta Nelly, sarcastique.

Pelletier encaissa sans broncher. Steve enfonça le clou :

 — Parlez-nous des coups de canon entendus par Ollagnier et Morel juste avant l’impact.

L’interpellé hésita brièvement avant de répondre :

 — Les coups de canon ? Ah oui ! Ils provenaient d’une batterie mobile de missiles que nous avions installés  au pied de la base des radars. C’est elle qu’ils ont entendu tirer peu de temps avant le crash.

 — Vous avez tu sa présence, pourquoi ?

 — Nous ne voulions pas que les responsabilités s’orientent sur une erreur interne. Alors nous avons occulté ce détail. À ce moment de l’enquête, brouiller les pistes nous arrangeait bigrement. Hanner en omettant sciemment de consigner ces témoignages, entretenait le mystère.

 — Ollagnier soupçonnait-il la présence des batteries sur le secteur ?

Pelletier baissa la tête, comme si la question l’embarrassait. Hanner prit le relais :

 — Il se doutait bien d’un mystère, d’une supercherie, mais il ne savait pas quoi. La mort de Morel pour naturelle qu’elle fut, l’avait effrayé. Il se sentait menacé. Depuis le décès de son ami, il vivait dans la crainte. Nous avons entretenu sa psychose pour qu’il ne se répande pas à tort ou à travers. Cela a marché. Jamais plus il n’a parlé des détonations, même pas à vous. Du moins, pas directement.

 — La lettre n’est-ce pas ? interrogea Nelly.

 — Oui ! Il pensait qu’André… enfin Duvert, était de mèche avec nous alors que nous avions beaucoup de mal à le tenir sous pression et… Steve lui coupa la parole :

 — Mais comment Perquis, pardon, Taylor a-t-il pu créer l’incident ?

Pelletier s’expliqua :

 — Ce fut d’une simplicité enfantine pour un expert aguerri comme Taylor. La première version du F.U.R.E.T. fonctionnait sur un système d’ondes à haute fréquence. Lors des tout premiers essais, les incidents à répétitions ont amené nos experts à doter l’appareil d’un programme antibrouillage très performant. Le but inavoué de la mission allouée aux pilotes ce jour-là était de passer à proximité de l’émetteur afin de tester ce F.U.R.E.T. nouvelle version. Avant le décollage, en contrôlant les avions une dernière fois, le faux Perquis a saboté l’antibrouillage qui équipait l’avion de Rémy. Le F.U.R.E.T devenait vulnérable. En prétextant une maladie de dernière minute il laissa Rémy prendre la tête de l’escadrille. Taylor n’était pas sans savoir nos petites habitudes. Il escomptait qu’avec Rémy à sa tête, la patrouille effectuerait un passage serré pour me saluer.

  À cette distance les ondes parasiteraient immanquablement le  F.U.R.E.T. Le brouillard, le survol du massif à basse altitude à l’encontre des ordres, ont ensuite écourté les temps de réaction des pilotes et favorisé le drame. Taylor n’en espérait pas tant.

    Une pause s’installa. Nelly, très émue, osa tout de même une judicieuse question :

 — Pourquoi n’a-t-on pas averti les pilotes des conditions atmosphériques qui les menaçaient ce jour-là ? 

Pragmatique au possible, Pelletier, lui répondit :

 — N’oubliez pas que les avions étaient en simulation réelle de combat : vol à faible altitude, silence radio total. Impossible donc de les prévenir du brusque changement concernant la météo et de les informer de la présence des brumes dangereuses qui se formaient au-dessus du Pilat.

    Nelly encaissa les explications sans répondre. Elle repensait à un mot en arabe que son père, avait rapporté de la guerre d’Algérie: « Mektoub » que l’on  pouvait traduire littéralement en français par : « C’était écrit ».

Face à la fatalité que l’on étalait devant elle comme une excuse à répétition, Nelly resta muette. Steve en profita pour prendre la parole et garder Pelletier sous pression :

 — Et Aguillar dans tout ça ? lança-t-il.

 Pelletier se retourna vers Hanner. Un regard suffit aux deux hommes pour se comprendre. Le gendarme se dirigea vers la camionnette. Il se pencha à l’intérieur de celle-ci et en ressortit une petite mallette à la main. Il la posa dans l’herbe aux pieds de Nelly et de Steve et l’ouvrit délicatement. Dans la moitié supérieure du couvercle était inséré un petit écran de télévision. L’autre moitié, celle qui servait d’assise, était un clavier d’ordinateur classique de type Azerty.  Pelletier le prit en mains et le leur tendit.

 Vous avez sous les yeux un A.F.P.M. ; en clair, un Amplificateur de Fréquence Portable Miniaturisé. Une pure merveille de la technologie soviétique. Le programme intégré à un ordinateur portable peut être couplé sur n’importe quel réseau, grâce à cette fiche universelle. Merveilleux n’est-ce pas ?

 — Merveilleux, c’est vous qu’il le dites ! S’offusqua Nelly.

Pelletier se maudissait. Il aurait dû peser ces mots, tourner sept fois sa langue dans bouche. À son grand soulagement, Steve le sortit d’embarras.

­ — Voilà donc ma réponse ! Aguillar était un espion lui aussi.

­ — Pas vraiment. Il avait été choisi par les services secrets soviétiques pour ces goûts de luxe. C’était un élément facile à corrompre, un vénal que rien ne rebutait.

 — Comment a-t-il procédé s’il n’était pas un spécialiste du sabotage ?

 — Bonne question. La répétition générale du brouillage s’est faîte, lors d’une simulation de la prise de contrôle du réémetteur par des terroristes. Simulation réalisée à l’initiative du colonel Perquis, bien évidemment. Il semblerait que tout ait été réglé à ce moment-là.

Le jour fatal, Aguillard a reçu un signal lui indiquant la proximité des avions. À ce moment précis, il a suffi à notre homme de coupler l’accélérateur au feeder, le câble qui relie l’émetteur à l’antenne. Les ondes parasites ont fait le reste. Par malchance, Filliol dans la salle de contrôle observait dans le même temps les bandes passantes. Il a vu le parasitage. Intrigué par l’insistance qu’avait mis son coéquipier pour l’éloigner et par les absences répétées de ce dernier, il a  lui aussi  mené sa propre enquête. Il était sur le point de le confondre. La suite vous la connaissez...

 — Je suppose que toute cette reconstitution vous a pris un bon moment, dit Steve.

 — Exact ! Les autorités militaires n’ont pas compris tout de suite ce qui c’était passé, ni pourquoi les avions volaient si bas. Je me suis bien gardé de leur révéler notre petit secret à Rémy et à moi, car il le mettait immanquablement en cause et ça je ne le voulais pas, car je me sentais un peu coupable aussi.

 Nelly qui rongeait son frein depuis un moment lâcha :

 — De toutes façons cela ne l’a pas sauvé, on l’a chargé au possible !

 — Affirmatif ! Je me dois de le reconnaître.

La jeune femme s’esclaffa :

 — Ah ! Quand même, ce n’est pas trop tôt !

Pelletier fit profil bas. De toute façon il n’avait pas d’autres choix.

 — Au niveau de l’information, les autorités militaires ont dû composer dans l’urgence, ce qui explique certaines incohérences lors de leurs premières déclarations. Il a fallu du temps pour reconstituer les mécanismes du drame. Taylor avait l’appui d’un réseau puissant au sein de l’équipe de recherche. Peut-être même au sein des services de renseignements. La “gangrène” était d’importance : une dizaine de taupes, peut-être plus. Il fallait se méfier de tout le monde, même de vous.

 — Et Duvert qui vous croyait déprimé !

 — Ah celui-là ! M’en a-t-il donné du fil à retordre ! Depuis le début, il se doutait que le rapport officiel couvrait quelque chose. Ce “quelque chose” il l’imputait à l’armée, à une faute de commandement, une erreur technique. Il menaçait d’étaler ses suspicions sur la place publique. J’ai dû jouer sur son point faible : son ambition politique. La question était : - comment peut-on briguer un poste de conseiller régional tout en crachant dans la soupe ? Cela l’a contraint à plus de modération. Bien qu’il ne soupçonnât pas mon appartenance aux services secrets, j’ai dû composer avec lui, jouer la carte du fautif que tout accablait, celui qui s’en veut, celui par qui le malheur arrive.

 — Il vous a cru ? Questionna Steve.

 — Sans me vanter, je suis assez bon comédien. Tout n’est pas faux d’ailleurs. J’ai culpabilisé, plus qu’à mon tour. Les pilotes qui me connaissaient avaient l’habitude de passer en rase-mottes au-dessus de ma maison, pour me saluer, par bravade au début, par jeu ensuite. C’était sympa, mais dangereux. J’aurais dû rectifier le tir. 

L’impétueuse Nelly sonna la charge de nouveau :

 — Mais alors, on ne saura jamais la vérité ? Rémy ne sera jamais réhabilité ?

Pelletier sourit. Il fixa la jeune femme de ses yeux malicieux.

 — Un colonel qui se suicide sur les lieux mêmes d’un crash dont il est le responsable, cela fait un peu désordre non ? En tous cas cela ne peut pas passer inaperçu. Ne vous inquiétez pas, Je vais m’employer à faire triompher la vérité. Je vous le promets, parole d’officier ! Par respect pour la mémoire de Rémy.

    Un mélange bizarre fait de sympathie et d’aversion à l’égard de Pelletier affleura soudainement Nelly. Le personnage prenait du relief. Elle le regardait différemment. Il devenait plus consistant, pas tout à fait sympathique… mais…  presque.

 — Allons, il est temps de rassurer votre femme Pelletier, conseilla Steve.

 — Vous avez raison, elle doit être morte d’inquiétude.

Ils redescendirent vers le parking. Dans leurs dos, les Trois Dents en ombres chinoises se tapissaient sournoisement au pied du col. Elles luisaient dans le scintillement des lumières de vallée, comme les crocs du diable.

 


 

 

 

Epilogue

 

 

 

Région de Chaudière-Appalaches, Province de Québec, octobre 1995.

 

 

L

es jambes de Rémy tremblaient. Perché sur une borne d’incendie, le petit bonhomme du haut de ses cinq ans s’arc-boutait de tout son corps, jambes et bras tendus. C’était cette branche là-haut qu’il voulait atteindre. Elle se refusait obstinément à lui. Il avait beau faire, s’étirer de tout son long. Rien n’y faisait. Il lui manquait toujours un bout de doigt pour atteindre son but et secouer la ramure. Ah, s’il avait pu avoir un an de plus ! 

 — Rémy ! Descends de là tout de suite. Tu m’entends, oui ou non ?

 — Ce n’est pas de ma faute maman, c’est mon avion. Il est coincé dans les branches.

 — Ce n’est pas une raison pour jouer les équilibristes. Descends de là, veux-tu. Il tombera bien tout seul, un jour où l’autre.

Désappointé, le garçonnet descendit à contrecœur de son perchoir improvisé.

 — S’il te plaît, maman…

 — N’insiste pas ! Je préfère t’en acheter un autre, c’est plus coûteux, mais moins dangereux.

 — Non, c’est celui-ci que je veux, pas un autre ! hurla-t-il en martelant rageusement le sol de ses  petits pieds.

 — Arrête tes caprices veux-tu. Nous n’allons pas rester ici jusqu’à la tombée de la nuit. Je dirai à madame Léveillée qu’elle le surveille. Au premier coup de vent, il sera dans sa cour.

 — Mais si on me le vole ?

 —Je viens de te le dire. Je lui demanderai personnellement de le surveiller !

 — C’est sûr, tu lui feras bien la commission ?

 — Aussi sûr que la terre est ronde, mon chéri.

Le garçonnet sembla  rassuré. Il s’agrippa au bras de sa mère et gambada joyeusement à ses côtés.

 Nelly le regardait fièrement. Il était beau. Sa frange couvrait en partie ses grands yeux bleus. Les taches de rousseur qui pigmentaient son visage le rendaient plus craquant encore. Avec son jean trop large, on aurait dit un poulbot.

 Il était grand pour son âge. Elle songea subitement qu’elle n’avait pas vu passer les années. Le bonheur s’étalonnait-il aux mêmes mesures que le malheur ? Elle en doutait. L’enfant était venu, comme un cadeau inespéré que la vie lui avait fait sur le tard. Elle ferma les yeux  et remonta le cours des années…

 

*******

 

 Elle était allongée sur un lit d’hôpital. Autour d’elle, les murs blancs de la chambre 108 comme un étau qui se resserre avançaient inexorablement vers le centre de la pièce. Au pied de son lit, un gynécologue en blouse blanche s’agitait frénétiquement en arpentant la pièce. Il répétait à tue-tête un diagnostic bizarre : In-com-pa-ti-bi-li-té !!! À son chevet, Rémy, son pilote de mari, dardait sur elle un regard chargé de reproches.

  Ce cauchemar l’avait hantée des nuits durant sans qu’elle ne parvînt à s’en défaire. Ce fut Rémy qui le chassa d’une simple phrase : « Pourquoi ne pas adopter un enfant ? » C’était une idée généreuse et déconcertante de simplicité ! Nelly était aux anges. D’une part, elle réalisait son rêve, d’autre part elle offrait le bonheur à un enfant malheureux. Le destin, hélas, en décida tout autrement. Moins d’un mois après cette louangeuse intention, le Pilat ensevelissait Rémy et leurs espérances. Le sort s’acharnait sur la jeune femme. Résignée à ne jamais connaitre les joies de la maternité, elle se renferma sur elle-même, enfouissant ces désirs dans un célibat des plus austères. Mais Steve arriva et son amour changea la donne. Elle faillit s’évanouir de bonheur quand son médecin lui apprit qu’elle était enceinte :

 « Ca, c’est la bonne nouvelle. La moins drôle c’est que vous devrez rester alitée tout au long de votre grossesse, si vous ne voulez pas perdre l’enfant ».

 Neuf mois allongée ! C’était interminable. Mais c’était le prix à payer pour sentir grandir la vie en soi. Ce sacrifice, elle le consentit les yeux fermés. Aujourd’hui elle ne le regrettait pas. Bien au contraire.

 

*******

 

 — Il faudra que je te coupe les cheveux ! dit-elle à Rémy en ébouriffant sa tignasse blonde d’une paume de main énergique.

Le garçon se rebella :

 — Arrête ! Je ne suis plus un bébé maman.

 —  C’est bien vrai ! On dirait que je caresse mon balai-brosse.

 Comme deux écoliers en rupture de bancs le jour des vacances scolaires, ils laissèrent leur joie éclater. Leurs éclats de rire firent décoller un vol de merles bleus qui s’était abattu sur les arbrisseaux d’atocas[9], gonflés de pommes de pré gourmandes, qui bordaient les allées.

 Un bien-être suffisant, moelleux, confortable, envahit doucettement l’âme de la jeune femme. Avec délectation elle se remémora leurs premières récréations. Il lui sembla que c’était hier…

 Elle se replongea au cœur de ses mercredis après-midi tout suintants de soleil, de bonheurs, de fous rires, de joies partagées, c’étaient leurs morceaux de bravoure, bien à eux. Ils les agrémentaient à leur convenance, de jeux, de promenades sans fin, de folles gambades à travers la forêt. Ils résonnaient de mille histoires qu’elle peuplait au gré de son inspiration, de dragons, de lutins et de fées. Un imaginaire dont Rémy se délectait inlassablement. Nelly n’oubliait rien. Ni la bonne odeur du bol de chocolat chaud fumant sur un coin de table ni les tranches de pain grosses comme des mains de bûcherons, dégoulinantes de confitures, que Rémy dévorait avec un appétit de petit ogre, sous l’œil désabusé de la jeune maman.

« Mange proprement mon chéri, regarde ! La nappe est toute tachée, tu n’es pas raisonnable. »

 Le garçonnet prenait un air contrit et la jeune maman du coin de sa serviette, essuyait ses lèvres, maculées de Cacao. Ces moments d’intimité, ses trésors, comme elle les appelait, elle les dissimulait au plus profond de son être. Bien malin qui voudrait les lui voler !

 Pour pouvoir s’occuper de l’enfant, elle avait dû négocier pied à pied avec son patron, ses absences ponctuelles. Ce qui, pour la jeune femme, ce ne fut pas compliqué. Steve, avait pris à la mort d’Édouard, la direction du journal. L’indépendant était devenu grâce à lui, le plus gros tirage de la province de Québec.

 Promue secrétaire de direction, Nelly l’assistait du mieux qu’elle pouvait. Elle s’acquittait de sa tâche avec bonheur  et comme un bonheur ne vient jamais seul, Rémy pointa le bout de son nez. C’était aux environs de Noël, dehors, il devait bien faire moins vingt degrés, mais le cœur de la jeune maman bouillonnait de bonheur. La vie, magnanime, lui offrait un cadeau inespéré. En plein accord avec Steve elle prénomma l’enfant Rémy.

 Le tableau eut été idyllique, mais Steve accaparé par sa notoriété naissante était souvent en voyage. Rémy, différemment, compensait l’absence de son père et les heures que Nelly partageait avec lui, la comblait au-delà de toute espérance. Ce voyage initiatique vers le bonheur avait débuté en France, quand Steve lui avait proposé :

 — Pour découvrir le Canada, pourquoi ne pas faire le même périple que Jacques Cartier !

 — Désolée, je déteste les bateaux, s’était excusée Nelly.

 — Qu’importe ! Jouons cela au bonneteau, avait-il proposé malicieusement.

 Ils embarquèrent à Rouen. La croisière fut merveilleuse. Au large de Terre-Neuve, une flottille d’icebergs s’invita, procurant à Nelly quelques frayeurs passagères, suffisantes pour ajouter une note d’adrénaline à la traversée.

 À Montréal, ils changèrent de bateau et remontèrent le Saint-Laurent. Elle se revoyait, rêveuse, ivre de bonheur, accoudée au bastingage. Ce n’était plus le Saint-Laurent qui défilait sous ses yeux, mais le Mississippi. Elle était Scarlett, et Steve qui la tenait par la taille, Clark Gable. Le steamer, comme un cygne blanc, remontait doucement le courant. À hauteur de Winston Creek, dans la baie, d’Hudson, la vue d’un groupe de baleines et de leurs baleineaux émerveilla Nelly.

 Quelques semaines plus tard, passés les tracas de l’aménagement, elle s’installait dans sa nouvelle vie. La région de Chaudière-Appalaches se révéla très agréable et les Québécois hospitaliers au possible. Elle avait l’impression de retrouver une France rêvée, une France de carte postale. À aucun moment elle n’eut le mal du pays. Steve n’avait pas menti, sa province était belle, belle et généreuse. Son livre sur la malédiction des Kennedy était devenu, dans le monde entier, un best-seller. Toutes ces années empreintes de douceurs avaient passées, trop vite, au goût de Nelly…

 

*******

 

 La petite main de Rémy bien serrée au creux de la sienne, elle remonta, d’un pas léger, le large avenu bordé d’érables pourpres qui traversait le lotissement d’est en ouest. Loti de chalets alliant tradition et modernisme, agrémenté de vastes espaces verts, l’ensemble fleurait bon la joie de vivre. Sur ses flancs la rivière Chaudière domptée par la construction d’un barrage, situé deux kilomètres en amont coulait paisiblement. L’automne touchait à sa fin. Il faisait encore très chaud. Le thermomètre n’abdiquait pas, il affichait gaillardement vingt-trois degrés. Cet été indien, alimenté par les masses d’air chaud qui remontaient d’Amérique du Nord le long de l’estuaire du Saint-Laurent avait pris ses quartiers, trois semaines auparavant. Il perdurait, au grand bonheur des riverains.

 Au bout de la promenade, le chalet profila sa silhouette tranquille et rassurante. Aucune barrière, aucune haie, ne le dissimulait à la vue du promeneur. La pelouse était verdoyante de bonne santé.

 Jack Beauregard, le vieux jardinier cajun chargé de l’entretenir ne tarissait pas d’éloges sur sa protégée.

« Une pelouse comme ça M'dame Danièle, vous n’en trouverez point une autre dans le pays ! Peut-être b’en qu’en Angleterre… quoiqu’encore. »

 Avec ses formes angulaires à la géométrie débridée, son toit de bardeau vert et ses immenses baies vitrées où la lumière rayonnait librement, la maison ressemblait à un mille-feuille de verre. L’architecte avait conservé les fenêtres à glissière courantes en Amérique du Nord : « Les  guillotines » comme les appelait Nelly. Avec son sous-sol enterré qui pouvait contenir huit voitures,  ses seize pièces, sa terrasse en bois exotique coiffée d’une verrière Hi-Tech, son coin relaxation - piscine, sauna, hammam, c’était la plus belle et la plus cossue des villas du lotissement. Les panneaux solaires, bien intégrés dans la verdure du jardin japonais se distinguaient à peine.

 Sagement assis sous le préau de la véranda, Marinette et petit Claude les virent arriver de loin. Ils se levèrent et accoururent à leur rencontre. Nelly les salua :

 — Bonjour Marinette, bonjour petit Claude !

 — Bonjour Nelly, bonjour Rémy ! répliquèrent en chœur les gosses.

 Rémy déposa un gros bisou sur les joues couleur groseille de la petite fille et une tape amicale sur les épaules de petit Claude.

 — Les enfants, il me reste un peu de pâte au frigo, est-ce que ça vous dirait des pancakes au sirop d’érable et des galettes de maïs ?

Les yeux des enfants s’allumèrent, trahissant leur envie.

 — Miam… j’en ai l’eau à la bouche ! Se réjouit petit Claude.

 — Super ! s’exclama Marinette.

 — Ma mère fait les meilleurs pancakes de la région ! claironna fièrement Rémy.

 — Comment de la région ? Ne mégotons pas les enfants, du Canada tout bonnement et, avec l’aide de la chance, du monde entier, tout simplement ! Plaisanta Nelly.

La petite troupe, en riant, se dirigea vers le perron du chalet. Le temps se couvrait. De gros édredons gris dans le lit bleu du ciel se pelotonnaient en masses menaçantes.

 — Hâtons-nous de rentrer. Le vent se lève. Le temps pourrait tourner, conseilla  prudemment Nelly.

 Une bourrasque s’éleva. Les feuilles des érables rougeoyants tournoyèrent dans un curieux ballet : valse à l’endroit, valse à l’envers. Dans le salon, Rémy, Marinette et petit Claude engloutissaient au fur et à mesure de leurs arrivées les pâtisseries bien chaudes. Le plat posé au centre de la table restait vide, au grand dam de Nelly qui s’activait dans sa cuisine, sans arriver à apaiser la boulimie galopante de ses petits ogres. De la cuisine, la bonne odeur de la pâte mise à frire se répandit dans la maison. Elle s’évada par la fenêtre et s’invita dans les chalets voisins. Le portail du balcon, mal refermé, malmené par le vent, se mit à battre, de manière syncopée tout d’abord, puis de plus en plus régulièrement. Ce claquement incessant agaça Nelly. Elle décida d’y mettre fin.

 Elle sortit en pestant contre cette porte qui jouait des percussions, sans même avoir une notion de musique. Avec son torchon à la main et son tablier bleu en bandoulière, elle avait l’air d’une mégère attendant son mari au retour d’une soirée bien arrosée.

 Là-bas près de la borne d’incendie, madame Léveillée fermait ses volets. Le vent giflait la façade de sa maison. Les feuilles du sycomore, en tornades pourpres et vertes, commençaient à s’envoler en tourbillonnant.

 Le grand arbre, secoué d’un frisson convulsif, tremblait de toutes ses branches. L’avion, là-haut, commença à bouger. Timidement tout d’abord, puis prit d’une frénésie de liberté, il dégagea une aile, puis l’autre. Enfin, il s’extirpa tout entier de sa ganse arborée. Totalement libéré, il se mit à planer au gré du vent, confiant son sort à Éole.

 Nelly, occupée à coincer la porte rebelle à l’aide d’une cale de fortune, le vit arriver. Amusée tout d’abord, intriguée ensuite, elle observa d’un œil curieux son vol plané. On eût dit qu’il connaissait le chemin de la maison. Il ondula au ras des gouttières, puis il monta au faîte du toit qu’il domina d’une bonne toise et resta là de longues minutes, balloté par les courants d’air.

 Elle resta pétrifiée, fascinée par ce phénomène étrange pour lequel elle ne possédait pas d’explication. Elle ne croyait pas aux signes, mais un trouble profond s’empara d’elle.

 Très haut dans le ciel, dans la droite ligne de l’avion, des formations d’oies bernaches en partance vers le sud, attirèrent son attention. Son regard se focalisa sur la formation de tête. Elle fronça les yeux pour essayer de les distinguer mieux. Sa vue se brouilla. Une image se sublima sur celle des volatiles. Un grand oiseau aux reflets d’argent volait maintenant à leur place, aux commandes de son Mirage, Rémy Dubreuil lui souriait.

 



[1][1] Personnel féminin de l’Armée de terre.

[2] Bruyère commune à fleurs roses.

[3] Dans la mythologie celtique, signifie : sanctuaire, lieu consacré.

[4] Expression québécoise : berner, tromper.

[5] Transformateur haute tension ; utilisé dans un poste de télévision équipé d'un tube cathodique.

[6] TDF, anciennement Télé Diffusion de France, est une entreprise du secteur numérique, possédant un ensemble de  plateformes hertziennes multi-formats et multi-supports pour gérer et distribuer les contenus vidéo, audio et les données de ses clients vers tous types de récepteurs.

[7]  Centre de Recherche et d’Investigations en Télécommunication.

[8] Franc des Colonies françaises d'Afrique.

[9] L’atoca est plus connu sous le nom de canneberge ou Cranberry.

 




     Nous adressons nos sincères remerciements à notre Ami Daniel Rouet en proposant cette lecture à nos internautes ; que ces derniers sachent apprécier ce beau geste.



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