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Sociétés-Secrètes

Mai 2020










Par
Christian Doumergue


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Franc-Maçonnerie : quête des origines et Tradition.

 

L’origine historique de la Franc-Maçonnerie est aujourd’hui à peu près bien établie. Au moyen-âge, en Angleterre, apparaissent chez les tailleurs de pierre les plus aguerris, un certain nombre de pratiques et de rites destinés à la transmission de leur savoir. Un savoir qui ne se donne que de maître à disciple, et nécessite donc un certain secret. Des précautions. Grades, signes de reconnaissances, permettent aux initiés de se reconnaître et d’échanger. Au XVIIe siècle, dans une Angleterre qui, sous l’impulsion d’Henri VIII (1491-1547), a tourné le dos à l’Eglise catholique romaine et cesse de bâtir de grands édifices religieux, ces « Free masons », experts dans la taille de la pierre d’ornement (et que l’on distingue des « Rough stones masons » qui taillent grossièrement la pierre en blocs rudimentaires) se retrouvent dépourvus de tâche. Peu à peu, leurs loges se sédentarisent et évoluent vers une « maçonnerie » spéculative. Il ne s’agit plus dès lors, pour les membres des loges, de bâtir un édifice de pierre, mais d’œuvrer à la construction d’une meilleure société. C’est dans ce contexte que la Franc-Maçonnerie évolue [notamment sous l’influence d’esprits tels que Robert Moray (1609-1673), initié le 20 mai 1641] et s’oriente vers l’interrogation ésotérique, philosophique et scientifique.


Robert Moray

Elle va ainsi se structurer progressivement autour de textes fondateurs, comme les Constitutions d’Anderson, rédigées par le pasteur éponyme en 1721. D’Angleterre, la Franc-Maçonnerie devait ensuite s’implanter sur le continent. C’est avec les partisans de Jacques II (1633-1701), renversé par la Glorieuse Révolution trois ans après son accession au trône d’Angleterre, qu’elle arrive en France.


Les Constitutions d'Anderson

À côté de cette origine historique, documentée, que l’on pourrait qualifier de « rationnelle », la Franc-Maçonnerie s’est vue prêtée non pas une, mais plusieurs, origines mythiques qui, pour leur part, peuvent être envisagées comme l’expression du « mysticisme » maçonnique. Ces origines sont notamment évoquées par une des grandes figures de l’Histoire de la Franc-Maçonnerie, le Chevalier de Ramsay (1686-1743).

Ramsay et les origines de la Franc-Maçonnerie

Né en 1686 en Écosse, baptisé par Fénélon (1651-1715) à Cambrai, converti au catholicisme et fréquentant le cercle quiétiste de Madame Guyon (1648-1717) qui invite le chrétien à accomplir son union mystique avec Dieu avant sa mort, Andrew Michael Ramsay fut initié à la Franc-Maçonnerie en France vers 1727. Cette année-là paraît un de ses ouvrages qui eut le plus de succès : Les Voyages de Cyrus, roman qui est pour lui le moyen de vulgariser ses idées philosophiques, et notamment la pensée maçonnique. Dix ans plus tard, en 1737, Ramsay écrira ainsi au marquis de Caumont, lui-même Franc-Maçon, que Les Voyages de Cyrus est « un roman de nos mystères ».

 

Frontispice des Voyages de Cyrus

Passons sur les détails de son parcours. En 1736, Ramsay est l’orateur attitré de la Loge parisienne du « Louis d’Argent ». C’est là qu’il prononcera deux discours qui feront date, à commencer par celui du 26 décembre 1736, suivi d’une version remaniée l’année suivante, qui sera publiée en 1738.

Dans son discours, Ramsay affirme que la finalité de la Franc-Maçonnerie est de réunir, par-delà les frontières des royaumes, des « hommes d’un esprit éclairé. » Par cette portée universaliste, la Franc-Maçonnerie est envisagée par Ramsay comme l’héritière des Croisés. Pour Ramsay, les Croisés sont en effet des « Hommes supérieurs » qui « voulurent réunir […] dans une seule confraternité les sujets de toutes les Nations. » Or, la Franc-Maçonnerie, affirme encore Ramsay, a été créée pour engendrer des hommes capables, par leur élévation, d’accomplir cette tâche avortée au moyen-âge. Les trois degrés de l’initiation maçonnique, Apprenti, Compagnon et Maître, étant pensés pour permettre à chaque Maçon d’acquérir ces qualités requises. « Vertus morales et philanthropiques » d’abord (Apprenti) ; « vertus héroïques » ensuite (Compagnon) ; « vertus surhumaines et divines » enfin (Maître).


Le chevalier de Ramsay

Pour Ramsay, la filiation avec les Croisés n’est pas qu’idéologique. Elle est directe, généalogique. Ramsay emploie l’expression « nos Ancêtres de la Terre sainte ». Par ses mots, il fait descendre « génétiquement » les Francs-Maçons des Croisés. Outre leur but suprême, les Francs-Maçons auraient ainsi hérité des Croisés leurs fameux signes de reconnaissance, qui préoccupent tant les esprits profanes de l’époque. « Nous avons des secrets, affirme Ramsay. Ce sont des signes figuratifs et des paroles sacrées, qui composent un langage tantôt muet et tantôt très éloquent, pour les communiquer à la plus grande distance, et pour reconnaître nos Confrères de quelque langue ou quelque pays qu’ils soient. C’était, selon les apparences, des mots de guerre que les croisés se donnaient les uns aux autres, pour se garantir des surprises des Sarrasins, qui se glissaient souvent déguisés parmi eux pour les trahir et les assassiner. »

Il faut encore insister ici sur le fait que Ramsay ne travaille pas sur le plan mythique, mais fait bel et bien, à ses yeux, œuvre d’historien. S’il reconnaît que l’origine de la Franc-Maçonnerie se perd dans beaucoup de légendes, il affirme avoir pu reconstituer l’Histoire véritable de l’Ordre à partir de « très anciennes Annales de l’Histoire de la Grande Bretagne », d’ « actes du Parlement d’Angleterre » ainsi que des traditions en vigueur dans les Loges anglaises.

Grâce à ces différents éléments, il aurait pu établir que, lors des Croisades, plusieurs nobles, chevaliers, et roturiers établis en Terre Sainte, constituèrent une société particulière. Ayant fait vœu de « rétablir les temples Chrétiens dans la Terre Sainte », ils « s’engagèrent » aussi « par serment à employer leurs talents et leurs biens pour ramener l’Architecture à la primitive institution. » Quelque temps après sa constitution, cet Ordre s’unit avec les Chevaliers de Saint Jean de Jérusalem.


Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem

Dès lors, ses Loges prirent le nom de Loge de Saint Jean. Ce fut lors du retour d’Orient des Rois, Princes et Seigneurs que des Loges de l’Ordre furent installées en Europe : en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France et en Écosse. Ainsi l’une d’elles fut-elle établie en 1286 à Kilwinnen dans l’Ouest de l’Écosse. Mais peu à peu ces fondations furent condamnées à l’oubli. La vie des Loges tomba en désuétude, si ce n’est en Écosse, où, chargées de la protection des Rois, elles traversèrent les siècles. Elles connurent la même survivance en Angleterre. Au terme de la huitième et dernière Croisade, le fils d’Henri III Roi d’Angleterre accorda différents privilèges et franchises à l’Ordre dont les membres prirent dès lors le nom de Francs-Maçons. La Grande-Bretagne devint ainsi la conservatrice des lois maçonniques et la dépositaire des secrets de l’Ordre tandis qu’en Europe, les « discordes de religion » qui déchirèrent le continent au XVIe siècle, eurent pour conséquence une perte progressive de la tradition et des rites. Ce à quoi doit remédier la renaissance française de la Franc-Maçonnerie impulsée depuis l’Angleterre.

Ainsi, à travers le discours de Ramsay, la Maçonnerie trouve-t-elle son origine dans les lointaines Croisades. Mais l’héritage des Francs-Maçons ne se limite pas pour autant à celui des Croisés. Il va, pour Ramsay, bien plus loin. Il précède le christianisme.

Les origines antédiluviennes

Après avoir affirmé que la Franc-Maçonnerie émanait d’un ordre fondé par les Croisés, Ramsay lui donne des origines plus anciennes encore. Il compare la Franc-Maçonnerie et son culte du secret aux écoles à mystères de l’Antiquité. « Oui, Messieurs, s’exclame-t-il. Les fameuses fêtes de Cérès à Eleusis dont parle Horace aussi bien que celles d’Isis en Égypte, de Minerve à Athènes, d’Uranie chez les Phéniciens, et de Diane en Scythie avaient quelque rapport à nos solennités. » Cette similitude, d’où il conclut qu’il y a filiation, lui permet d’aller plus loin. Car, pour Ramsay, les cultes à Mystères antiques sont, eux-mêmes, les héritiers de la religion antédiluvienne, ce que l’ésotérisme appellera la Tradition Primordiale. Des cultes à Mystères antiques, Ramsay déclare : « On y célébrait les mystères où se trouvaient plusieurs vestiges de l’ancienne religion de Noë et des patriarches… »


Noé, père de la franc-maçonnerie ?

Cette idée de la religion antédiluvienne est centrale chez Ramsay. Elle l’accompagnera jusqu’à ses derniers jours. Dans ses Principes philosophiques de la religion naturelle et révélée, conséquent et ultime ouvrage, publié de façon posthume pour la première fois à Glasgow en 1749, on le voit encore affirmer que « le christianisme est aussi ancien que la création », et que l’on retrouve des survivances de la religion première dans différentes traditions à travers les civilisations. « …les vestiges des plus sublimes vérités se trouvent chez les sages de toutes les nations, de tous les temps et de toutes les religions, tant sacrées que profanes, et ces vestiges sont une émanation de la tradition antédiluvienne et noachique, plus ou moins voilés ou dégénérés. »

C’est cette conception qui détermine la grande aspiration de Ramsay : concevoir la Franc-Maçonnerie, émanation de la religion primitive, comme une supra-religion apte à rassembler les membres de différents courants religieux (les diverses églises chrétiennes, comme les religions non chrétiennes). Cet universalisme, qui reconnait indifféremment toutes les religions particulières susceptibles d’être rassemblées dans la grande religion universelle incarnée par la Franc-Maçonnerie, allait précisément assez vite devenir un des points de frictions avec l’Église Catholique, en dépit des visites que Ramsay fit au Pape pour lui révéler « la vraie religion ».

Les révélations du Parfait maçon

Parmi la masse de livres publiés au XVIIIe siècle pour révéler le « secret maçonnique », l’un se distingue. Publié en 1744, Le Parfait maçon ou les véritables secrets des quatre grades d’apprentis, compagnons, maîtres ordinaires et écossais de la Franc-Maçonnerie pourrait passer pour un énième témoin de la fébrilité littéraire que suscite alors le sujet. Son auteur affirme être le premier à révéler les vrais secrets de la Maçonnerie. Dès ses premiers mots, sa plume évoque la profusion de fausses révélations sur le secret Maçonnique qui l’a précédé. Son ouvrage se propose de décrire les rituels du premier, second et troisième grade. Mais, y est aussi mentionnée l’existence de hauts grades, supérieurs à la Maîtrise, dont le premier — l’Écossais — est décrit. Sur ce point, comme par certains aspects des descriptions rituelles, Le Parfait Maçon est atypique dans les livres « à révélations » de l’époque. Son origine, son but, ont posé questions. On admet assez généralement aujourd’hui qu’il est le fait d’un Franc-Maçon qui s’adresse autant aux Profanes, qu’il cherche à rassurer sur les buts de la Franc-Maçonnerie, qu’aux Francs-Maçons, qu’il met en garde contre le laxisme du recrutement, et l’ignorance des Frères.

Si Le Parfait maçon ou les véritables secrets des quatre grades d’apprentis, compagnons, maîtres ordinaires et écossais de la Franc-Maçonnerie nous intéresse ici, c’est cependant pour une autre question : on y retrouve la mention des origines antédiluviennes de la Maçonnerie. Cette notion y apparaît à plusieurs reprises. Lorsqu’il décrit l’initiation maçonnique au grade d’Apprenti, l’auteur du Parfait maçon affirme que, durant ce rite, Adam est présenté comme le premier Maçon, enseigné par Dieu lui-même. « Suivant le manuscrit en question, que son auteur suppose avoir été extrait sur les archives même de la société maçonnique, la première loge a été tenue par le Grand Architecte de l’Univers en présence d’Adam dans le paradis terrestre ; il s’agissait d’y instruire l’homme de l’excellence de son espèce, des différents secrets de la nature, de l’usage qu’il devait en faire ; et comme la prescience de Dieu embrasse toutes les choses futures, cet être suprême qui voyait dès lors la chute prochaine d’Adam, voulut bien lui donner d’avance les premières leçons de l’architecture, dont lui et ses descendants devaient retirer une si grande utilité dans l’état malheureux où les précipita sa désobéissance. Adam profita si bien des instructions de son créateur, que les francs-maçons assurent qu’il en composa un livre où l’art des bâtiments était parfaitement expliqué. »

Cette dimension antédiluvienne de la Maçonnerie se retrouve davantage précisée encore au grade de Compagnon. Selon l’auteur du Parfait Maçon, est alors donné à l’initié le sens des deux colonnes Maçonniques. Elles sont les colonnes d’Enoch, sur lesquelles celui-ci grava le savoir antédiluvien avant que n’arrive le châtiment divin : « Mais le maçon le plus renommé de tous, fut Enoch, fils de Jared, qui mérita par sa vertu d’être transporté hors du commerce des hommes, et réintégré dans le Paradis Terrestre. L’esprit de prophétie dont il était doué lui ayant fait connaître que la colère de Dieu ne tarderait pas à se manifester par un déluge universel, la crainte qu’il eut que les sciences ne se perdissent, le porta à élever deux grandes colonnes, où il grava les principes et les règles des différents arts, et principalement de l’architecture. Il fit l’une de pierre et l’autre de brique, afin que s’il arrivait que les eaux ruinassent celle-ci, la colonne de pierre demeurât pour conserver à la postérité la mémoire de ce qu’il y avait écrit. Sa prévoyance réussit, car on assure que cette colonne de pierre était encore sur pied en Syrie du temps de l’empereur Vespasien. Voilà tout ce que l'école des frères apprend aux compagnons du progrès que fit la science des maçons pendant ce premier âge du monde. »

Le mystère des deux colonnes

L’ancienneté de la Franc-Maçonnerie au centre du Discours de Ramsay comme du Parfait maçon n’est pas une invention des auteurs de ces écrits. On la trouve évoquée dès les textes les plus anciens, et jusque dans ceux concernant la Franc-Maçonnerie opérative, comme le Manuscrit Regius, rédigé entre 1390 et 1425. On lit dans ce dernier que le savoir des bâtisseurs remonte à l’Antiquité, et plus particulièrement au mathématicien grec Euclide : « C’est ainsi que le clerc Euclide a inventé cet art de la géométrie sur les bords du Nil. Il l’enseigna dans toute l’Égypte, et en divers pays, de tous côtés. De nombreuses années passèrent, avant que le métier arrive dans notre pays. Il arriva en Angleterre, au temps du bon roi Athelstan. » Quant à la tradition des colonnes d’Enoch mentionnée par l’auteur du Parfait Maçon, elle est présente dans les Old Charges (« Vieux Devoirs »), ces textes fondateurs de la Franc-Maçonnerie qui constituent à ce jour la source majeure pour tenter de reconstituer la genèse de l’histoire fragmentée de l’Ordre. En 1430, le Manuscrit Cooke évoque comment Sem, Cham, et Japhet, tous trois fils de Noé, voulant sauver du Déluge annoncé les sciences qu’ils avaient inventées, les inscrivirent sur deux piliers. « …l’un de marbre qui ne brûlerait pas, l’autre de Lacerus [brique] qui ne coulerait pas. » On retrouve les mêmes affirmations dans un autre texte fondateur, le Manuscrit Grand Lodge n°1, daté de 1583, qui mentionne la redécouverte des colonnes par Hermès (présenté comme un descendant de Noé). En 1687, le Manuscrit William Watson, autre texte faisant partie des Old Charges, reprend lui aussi ces éléments, qui figurent également dans le Manuscrit Dumfries n°4 (1710). Dans ce rite, à la question « Où retrouva-t-on le noble art lorsqu’il fut perdu ? », l’initié répond : « On le retrouve dans deux colonnes de pierre : la première ne pouvait pas couler, l’autre ne pouvait pas brûler. » Les Constitutions d’Anderson reprendront tout cela, affirmant que les sciences des fils de Noé, « tous maçons authentiques (…) furent conservées en Assyrie par le soin des mages ou chaldéens. »


Les deux colonnes

D’où la Franc-Maçonnerie tire-t-elle cette tradition ? S’il est impossible en l’état actuel de nos connaissances de répondre de façon définitive à cette question, il faut ici constater que, lorsqu’elles apparaissent dans les Old Charges, ces affirmations ne sont pas le propre des textes « maçonniques. » Elles étaient en fait relativement répandues au moment de leurs rédactions et faisaient, d’une certaine façon, partie de l’Histoire universelle. En 1562, Maurice Scève en fait par exemple mention au troisième livre de son Microcosme, poème dans lequel il retranscrit l’Histoire de l’humanité depuis la Création : « Marbre & brique enseignans les sciences gardées / Par leur provident Seth aux sauvés retardées : / Inventions, & arts, mesmement libéraux, / Et révolutions des signes sydéraux. » En 1364, le Polychronicon, une vaste Histoire universelle synthétisant diverses chroniques dans un esprit encyclopédique, évoquait aussi les deux colonnes antédiluviennes. Et précisait : « …un grand clerc, du nom de Pictagoras [Pythagore], trouva l’une et Hermès, le philosophe, trouva l’autre. Et ils se mirent à enseigner les sciences qu’ils y trouvèrent inscrites. »

Ces affirmations, toutes ces « Histoires universelles » les tirent des textes antiques. Dans ses Antiquités Judaïques, l’historien judéen Flavius Josèphe (37/38 – vers 100) affirme que les descendants de Seth « avaient appris d’Adam que le monde périrait par l’eau et par le feu » et que « la crainte qu’ils eurent que cette science ne se perdit auparavant que les hommes en fussent instruits les porta à bâtir deux colonnes, l’une de brique et l’autre de pierre, sur lesquelles ils gravèrent les connaissances qu’ils avaient acquises afin que, s’il arrivait qu’un déluge ruinât la colonne de brique, celle de pierre demeurât pour conserver à la postérité la mémoire de ce qu’ils y avaient écrit. » Loin d’avoir une origine biblique (les colonnes antédiluviennes ne sont en effet pas mentionnées par la Bible), cette tradition se rattache à l’hermétisme Antique. Apparus en Égypte durant la période hellénistique, les Hermetica — textes relatifs à Hermès Trismégiste dont plusieurs sont regroupés dans le Corpus Hermeticum — mentionnent à plusieurs reprises la découverte de stèles ou de pierres gravées contenant un savoir perdu. Bolos de Mendès (IIe siècle av. J.-C.), un des précurseurs de l’alchimie gréco-égyptienne, décrit ainsi la découverte de livres cachés dans une colonne.

Avec le Temps, ces traditions noachiques évoquant la préservation d’un savoir antédiluvien vont toutefois disparaître des livres d’Histoire. Rousseau (1712-1778) y fait encore une allusion confuse dans son Émile, ou de l’Éducation (1762), pour dénigrer le savoir écrit : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas. On dit qu’Hermès grava sur des colonnes les éléments des sciences, pour mettre ses découvertes à l’abri d’un déluge. S’il les eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles s’y seraient conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines. » Mais, au XVIIIe siècle, de façon globale, le milieu académique et le monde profane abandonnent la conception historique des traditions noachiques. Dès lors, cet héritage antédiluvien n’est plus une réalité que pour une certaine Franc-Maçonnerie — qui va affirmer avec force qu’il s’agit de l’origine de sa Tradition. En 1745, dans l’ « Histoire abrégée de la maçonnerie » intégrée à son Testament, le chevalier de Graaf, affirme ainsi : « Quelques-uns de nos écrivains placent l’époque de la maçonnerie sous Salomon et attribuent cet établissement à Hiram (…) mais c’est à la construction de l’Arche de Noé qu’il faut constamment remonter. »

La Quête des origines

Il y aurait encore fort à dire sur cette quête maçonnique des origines de l’Ordre. Le sujet ne cessa de fasciner les esprits mystiques, et plusieurs textes maçonniques, ou livres écrits par des Francs-Maçons, y furent consacrés. Le Manuscrit de Strasbourg, daté de 1760, fait des Francs-Maçons les héritiers occultes des Templiers. Au XIXe siècle, Alexandre Lenoir (1761-1839) conduira d’ardentes recherches sur le sujet, qu’il publiera en 1814 dans son livre La Franche-Maçonnerie rendue à sa véritable origine, ou l’Antiquité de la Franche-Maçonnerie prouvée par l’explication des mystères anciens et modernes.


Le livre d'Alexandre Lenoir

Conçue comme « une véritable religion », la Franc-Maçonnerie a pour lui une origine égyptienne. L’opposition, au sein de la Franc-Maçonnerie, entre ces conceptions dites mythiques, et une approche plus « historique », n’est pas sans refléter les deux courants qui traversent l’Ordre. Le combat entre une Franc-Maçonnerie politique et sociale et une Franc-Maçonnerie spiritualiste a connu différentes apothéoses, dont une des plus saisissantes fut, au sortir de la mue politique accomplie par le Grand Orient dans les années 1870, la « rébellion » spirituelle conduite par Oswald Wirth (1860-1943). Cette guerre, qui trouva dans la figure lumineuse de Wirth une de ses plus belles expressions, émaille l’Histoire de la Franc-Maçonnerie. Macrocosme de la société, celle-ci vit s’affronter en son sein matérialistes et spiritualistes. En 1812, l’extraordinaire manuscrit Physique du Maçon de François Nicolas Noël (extraordinaire notamment par ses illustrations), est représentatif de cette lutte de deux principes opposés. Nicolas Noël y déplore l’éloignement de la Franc-Maçonnerie de sa spiritualité première : « Nos loges maçonniques prennent bien leur source du collège des sages (de la sagesse) mais malheureusement elles ne sont pas toutes composées de sages, c’est ce qui les éloigne de leur source. Cette source, aujourd’hui, ne se ressent presque plus de cette force scientifique, elle est réduite de manière que celui qui a soif de la Science a beaucoup de peine à trouver l’eau salutaire pour se désaltérer, cela parce qu’elle est mêlée avec des eaux étrangères par le peu de devoir qu’on a apporté à entretenir ses canaux… » L’auteur défend une Franc-Maçonnerie spirituelle, et met en garde ses Frères au sujet de leur rapport à la Science, de leur vision de celle-ci. « Le Maçon qui étudie la physique doit bien faire attention de ne pas tomber dans la Matière. Il doit toujours considérer qu’il y a une cause cachée et cette cause est Dieu, c’est-à-dire le Grand Architecte de l’Univers, qui est l’ouvrier caché. C’est cet ouvrier que le Maçon doit chercher à connaître… » Et d’ajouter : « Ne suivez pas les traces de ces demi savants qui attribuent tout au hasard et à un concours fortuit d’atomes… » En 1813, L’Alchimie du Maçon, du même François Nicolas Noël, manuscrit tout comme le précédent conservé par la Bibliothèque Nationale de France, s’inscrit dans la même pensée. L’auteur y déclare à propos de l’Alchimie : « Nous voilà arrivé à une science qui a toujours été regardée par ces hommes froids (dont l’âme n’est susceptible d’aucune émotion), comme une folie, laissons les dire tout ce qu’ils voudront, regardons les comme des êtres passifs qui ne sont susceptibles d’aucun enthousiasme, ni d’aucuns transports qui puissent les faire juger avec ce discernement qui n’appartient qu’à celui dont l’esprit le transporte au-delà de ce qui l’environne. » À l’horizontalité du matérialisme, l’auteur oppose la nécessaire transcendance du spiritualisme. Cette transcendance devenue plus que jamais vitale dans un monde dominé par l’idéologie matérialiste. S’interroger sur les origines mystérieuses de la Maçonnerie, chercher à travers cette quête la Source oubliée, source dont les reflets de lumière miroitent dans bien des spiritualités (difficile de ne pas évoquer ici, dans le contexte chrétien, la structure ésotérique du Hiéron du Val d’Or), c’est aussi, sans doute, participer de ce nécessaire combat. La quête de la Tradition est un voyage vers la Source dont la majeure partie de l’humanité, aveuglée et castrée par les fausses idoles du matérialisme, s’est aujourd’hui coupée.

Christian DOUMERGUE.

 

Christian DOUMERGUE est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Franc-Maçonnerie et Histoire de France, publié aux éditions de l’Opportun.




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