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RUBRIQUE
Sociétés-Secrètes Mai 2020
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Par
Christian
Doumergue
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Franc-Maçonnerie :
quête des origines et Tradition. L’origine
historique de la
Franc-Maçonnerie est aujourd’hui à peu près bien
établie. Au moyen-âge, en
Angleterre, apparaissent chez les tailleurs de pierre les plus
aguerris, un
certain nombre de pratiques et de rites destinés à la
transmission de leur
savoir. Un savoir qui ne se donne que de maître à
disciple, et nécessite donc
un certain secret. Des précautions. Grades, signes de
reconnaissances,
permettent aux initiés de se reconnaître et
d’échanger. Au XVIIe
siècle, dans une Angleterre qui, sous l’impulsion d’Henri VIII
(1491-1547), a
tourné le dos à l’Eglise catholique romaine et cesse de
bâtir de grands
édifices religieux, ces « Free masons »,
experts dans la
taille de la pierre d’ornement (et que l’on distingue des « Rough
stones masons » qui taillent grossièrement la
pierre en blocs
rudimentaires) se retrouvent dépourvus de tâche. Peu
à peu, leurs loges se
sédentarisent et évoluent vers une
« maçonnerie » spéculative. Il ne
s’agit plus dès lors, pour les membres des loges, de bâtir
un édifice de
pierre, mais d’œuvrer à la construction d’une meilleure
société. C’est dans ce
contexte que la Franc-Maçonnerie évolue [notamment sous
l’influence d’esprits
tels que Robert Moray (1609-1673), initié le 20 mai 1641] et
s’oriente vers
l’interrogation ésotérique, philosophique et
scientifique. ![]() Robert Moray Elle
va ainsi se
structurer progressivement autour de textes fondateurs, comme les Constitutions
d’Anderson, rédigées par le pasteur éponyme en
1721. D’Angleterre, la
Franc-Maçonnerie devait ensuite s’implanter sur le continent.
C’est avec les
partisans de Jacques II (1633-1701), renversé par la Glorieuse
Révolution trois
ans après son accession au trône d’Angleterre, qu’elle
arrive en France. ![]() Les Constitutions d'Anderson À côté de cette origine
historique, documentée, que l’on pourrait qualifier de
« rationnelle », la Franc-Maçonnerie s’est
vue prêtée non pas une,
mais plusieurs, origines mythiques qui, pour leur part, peuvent
être envisagées
comme l’expression du « mysticisme »
maçonnique. Ces origines sont
notamment évoquées par une des grandes figures de
l’Histoire de la
Franc-Maçonnerie, le Chevalier de Ramsay (1686-1743). Ramsay
et les origines de la
Franc-Maçonnerie Né
en 1686 en Écosse, baptisé par
Fénélon (1651-1715) à Cambrai, converti au
catholicisme et fréquentant le
cercle quiétiste de Madame Guyon (1648-1717) qui invite le
chrétien à accomplir
son union mystique avec Dieu avant sa mort, Andrew Michael Ramsay fut
initié à
la Franc-Maçonnerie en France vers 1727. Cette
année-là paraît un de ses
ouvrages qui eut le plus de succès : Les
Voyages de Cyrus, roman qui est pour lui le moyen de vulgariser ses
idées
philosophiques, et notamment la pensée maçonnique. Dix
ans plus tard, en 1737,
Ramsay écrira ainsi au marquis de Caumont, lui-même
Franc-Maçon, que Les Voyages de Cyrus est
« un roman
de nos mystères ».
Frontispice des Voyages de Cyrus Passons
sur les détails de son
parcours. En 1736, Ramsay est l’orateur attitré de la Loge
parisienne du
« Louis d’Argent ». C’est là qu’il
prononcera deux discours qui
feront date, à commencer par celui du 26 décembre 1736,
suivi d’une version
remaniée l’année suivante, qui sera publiée en
1738. Dans
son discours, Ramsay affirme
que la finalité de la Franc-Maçonnerie est de
réunir, par-delà les frontières
des royaumes, des « hommes d’un esprit
éclairé. » Par cette portée
universaliste, la Franc-Maçonnerie est envisagée par
Ramsay comme l’héritière
des Croisés. Pour Ramsay, les Croisés sont en effet des
« Hommes
supérieurs » qui « voulurent réunir
[…] dans une seule confraternité
les sujets de toutes les Nations. » Or, la
Franc-Maçonnerie, affirme
encore Ramsay, a été créée pour engendrer
des hommes capables, par leur élévation,
d’accomplir cette tâche avortée au moyen-âge. Les
trois degrés de l’initiation
maçonnique, Apprenti, Compagnon et Maître, étant
pensés pour permettre à chaque
Maçon d’acquérir ces qualités requises.
« Vertus morales et
philanthropiques » d’abord (Apprenti) ;
« vertus
héroïques » ensuite (Compagnon) ;
« vertus surhumaines et
divines » enfin (Maître).
Le chevalier de Ramsay Pour
Ramsay, la filiation avec
les Croisés n’est pas qu’idéologique. Elle est directe,
généalogique. Ramsay
emploie l’expression « nos Ancêtres de la Terre
sainte ». Par ses
mots, il fait descendre
« génétiquement » les
Francs-Maçons des
Croisés. Outre leur but suprême, les Francs-Maçons
auraient ainsi hérité des
Croisés leurs fameux signes de reconnaissance, qui
préoccupent tant les esprits
profanes de l’époque. « Nous avons des secrets,
affirme Ramsay. Ce sont
des signes figuratifs et des paroles sacrées, qui composent un
langage tantôt
muet et tantôt très éloquent, pour les communiquer
à la plus grande distance,
et pour reconnaître nos Confrères de quelque langue ou
quelque pays qu’ils
soient. C’était, selon les apparences, des mots de guerre que
les croisés se
donnaient les uns aux autres, pour se garantir des surprises des
Sarrasins, qui
se glissaient souvent déguisés parmi eux pour les trahir
et les assassiner. » Il
faut encore insister ici sur
le fait que Ramsay ne travaille pas sur le plan mythique, mais fait bel
et
bien, à ses yeux, œuvre d’historien. S’il reconnaît que
l’origine de la
Franc-Maçonnerie se perd dans beaucoup de légendes, il
affirme avoir pu
reconstituer l’Histoire véritable de l’Ordre à partir de
« très anciennes
Annales de l’Histoire de la Grande Bretagne »,
d’ « actes du
Parlement d’Angleterre » ainsi que des traditions en vigueur
dans les
Loges anglaises. Grâce
à ces différents éléments,
il aurait pu établir que, lors des Croisades, plusieurs nobles,
chevaliers, et
roturiers établis en Terre Sainte, constituèrent une
société particulière.
Ayant fait vœu de « rétablir les temples
Chrétiens dans la Terre
Sainte », ils « s’engagèrent »
aussi « par serment à
employer leurs talents et leurs biens pour ramener l’Architecture
à la
primitive institution. » Quelque temps après sa
constitution, cet Ordre
s’unit avec les Chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. ![]() Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem Dès
lors, ses Loges
prirent le nom de Loge de Saint Jean. Ce fut lors du retour d’Orient
des Rois,
Princes et Seigneurs que des Loges de l’Ordre furent installées
en
Europe : en Allemagne, en Italie, en Espagne, en France et en
Écosse.
Ainsi l’une d’elles fut-elle établie en 1286 à Kilwinnen
dans l’Ouest de
l’Écosse. Mais peu à peu ces fondations furent
condamnées à l’oubli. La vie des
Loges tomba en désuétude, si ce n’est en Écosse,
où, chargées de la protection
des Rois, elles traversèrent les siècles. Elles connurent
la même survivance en
Angleterre. Au terme de la huitième et dernière Croisade,
le fils d’Henri III
Roi d’Angleterre accorda différents privilèges et
franchises à l’Ordre dont les
membres prirent dès lors le nom de Francs-Maçons. La
Grande-Bretagne devint
ainsi la conservatrice des lois maçonniques et la
dépositaire des secrets de
l’Ordre tandis qu’en Europe, les « discordes de
religion » qui
déchirèrent le continent au XVIe
siècle, eurent pour conséquence une
perte progressive de la tradition et des rites. Ce à quoi doit
remédier la
renaissance française de la Franc-Maçonnerie
impulsée depuis l’Angleterre. Ainsi,
à travers le discours de
Ramsay, la Maçonnerie trouve-t-elle son origine dans les
lointaines Croisades.
Mais l’héritage des Francs-Maçons ne se limite pas pour
autant à celui des
Croisés. Il va, pour Ramsay, bien plus loin. Il
précède le christianisme. Les
origines antédiluviennes Après
avoir affirmé que la
Franc-Maçonnerie émanait d’un ordre fondé par les
Croisés, Ramsay lui donne des
origines plus anciennes encore. Il compare la Franc-Maçonnerie
et son culte du
secret aux écoles à mystères de
l’Antiquité. « Oui, Messieurs,
s’exclame-t-il. Les fameuses fêtes de Cérès
à Eleusis dont parle Horace aussi
bien que celles d’Isis en Égypte, de Minerve à
Athènes, d’Uranie chez les
Phéniciens, et de Diane en Scythie avaient quelque rapport
à nos
solennités. » Cette similitude, d’où il
conclut qu’il y a filiation, lui
permet d’aller plus loin. Car, pour Ramsay, les cultes à
Mystères antiques
sont, eux-mêmes, les héritiers de la religion
antédiluvienne, ce que
l’ésotérisme appellera la Tradition Primordiale. Des
cultes à Mystères
antiques, Ramsay déclare : « On y
célébrait les mystères où se trouvaient
plusieurs vestiges de l’ancienne religion de Noë et des
patriarches… »
Noé, père de la
franc-maçonnerie ? Cette
idée de la religion
antédiluvienne est centrale chez Ramsay. Elle l’accompagnera
jusqu’à ses
derniers jours. Dans ses Principes
philosophiques de la religion naturelle et révélée,
conséquent et ultime
ouvrage, publié de façon posthume pour la première
fois à Glasgow en 1749, on
le voit encore affirmer que « le christianisme est aussi
ancien que la
création », et que l’on retrouve des survivances de
la religion première
dans différentes traditions à travers les civilisations.
« …les vestiges
des plus sublimes vérités se trouvent chez les sages de
toutes les nations, de
tous les temps et de toutes les religions, tant sacrées que
profanes, et ces
vestiges sont une émanation de la tradition
antédiluvienne et noachique, plus
ou moins voilés ou
dégénérés. » C’est
cette conception qui
détermine la grande aspiration de Ramsay : concevoir la
Franc-Maçonnerie,
émanation de la religion primitive, comme une supra-religion
apte à rassembler
les membres de différents courants religieux (les diverses
églises chrétiennes,
comme les religions non chrétiennes). Cet universalisme, qui
reconnait
indifféremment toutes les religions particulières
susceptibles d’être
rassemblées dans la grande religion universelle incarnée
par la Franc-Maçonnerie,
allait précisément assez vite devenir un des points de
frictions avec l’Église
Catholique, en dépit des visites que Ramsay fit au Pape pour lui
révéler
« la vraie religion ». Les révélations du Parfait maçon Parmi
la masse de livres publiés
au XVIIIe siècle pour révéler le
« secret maçonnique »,
l’un se distingue. Publié en 1744, Le Parfait maçon ou les véritables secrets
des quatre grades d’apprentis, compagnons, maîtres ordinaires et
écossais de la
Franc-Maçonnerie pourrait passer pour un
énième témoin de la fébrilité
littéraire que suscite alors le sujet. Son auteur affirme
être le premier à
révéler les vrais secrets de la Maçonnerie.
Dès ses premiers mots, sa plume
évoque la profusion de fausses révélations sur le
secret Maçonnique qui l’a
précédé. Son ouvrage se propose de décrire
les rituels du premier, second et
troisième grade. Mais, y est aussi mentionnée l’existence
de hauts grades,
supérieurs à la Maîtrise, dont le premier —
l’Écossais — est décrit. Sur ce
point, comme par certains aspects des descriptions rituelles, Le Parfait Maçon est atypique dans les
livres « à révélations » de
l’époque. Son origine, son but, ont posé
questions. On admet assez généralement aujourd’hui qu’il
est le fait d’un Franc-Maçon
qui s’adresse autant aux Profanes, qu’il cherche à rassurer sur
les buts de la Franc-Maçonnerie,
qu’aux Francs-Maçons, qu’il met en garde contre le laxisme du
recrutement, et
l’ignorance des Frères. Si Le Parfait
maçon ou les véritables secrets des
quatre grades d’apprentis, compagnons, maîtres ordinaires et
écossais de la
Franc-Maçonnerie nous intéresse ici, c’est cependant
pour une autre
question : on y retrouve la mention des origines
antédiluviennes de la
Maçonnerie. Cette notion y apparaît
à plusieurs reprises. Lorsqu’il décrit
l’initiation maçonnique au grade d’Apprenti, l’auteur du Parfait
maçon
affirme que, durant ce rite, Adam est présenté comme le
premier Maçon, enseigné
par Dieu lui-même. « Suivant le manuscrit en question,
que son auteur
suppose avoir été extrait sur les archives même de
la société maçonnique, la
première loge a été tenue par le Grand Architecte
de l’Univers en présence
d’Adam dans le paradis terrestre ; il s’agissait d’y instruire l’homme
de
l’excellence de son espèce, des différents secrets de la
nature, de l’usage
qu’il devait en faire ; et comme la prescience de Dieu embrasse toutes
les
choses futures, cet être suprême qui voyait dès lors
la chute prochaine d’Adam,
voulut bien lui donner d’avance les premières leçons de
l’architecture, dont
lui et ses descendants devaient retirer une si grande utilité
dans l’état
malheureux où les précipita sa
désobéissance. Adam profita si bien des
instructions de son créateur, que les francs-maçons
assurent qu’il en composa
un livre où l’art des bâtiments était parfaitement
expliqué. » Cette
dimension antédiluvienne de
la Maçonnerie se retrouve davantage précisée
encore au grade de Compagnon. Selon
l’auteur du Parfait Maçon, est alors donné à
l’initié le sens des deux colonnes
Maçonniques. Elles sont les colonnes d’Enoch, sur lesquelles
celui-ci grava le
savoir antédiluvien avant que n’arrive le châtiment
divin : « Mais le
maçon le plus renommé de tous, fut Enoch, fils de Jared,
qui mérita par sa
vertu d’être transporté hors du commerce des hommes, et
réintégré dans le
Paradis Terrestre. L’esprit de prophétie dont il était
doué lui ayant fait
connaître que la colère de Dieu ne tarderait pas à
se manifester par un déluge
universel, la crainte qu’il eut que les sciences ne se perdissent, le
porta à
élever deux grandes colonnes, où il grava les principes
et les règles des
différents arts, et principalement de l’architecture. Il fit
l’une de pierre et
l’autre de brique, afin que s’il arrivait que les eaux ruinassent
celle-ci, la
colonne de pierre demeurât pour conserver à la
postérité la mémoire de ce qu’il
y avait écrit. Sa prévoyance réussit, car on
assure que cette colonne de pierre
était encore sur pied en Syrie du temps de l’empereur Vespasien.
Voilà tout ce
que l'école des frères apprend aux compagnons du
progrès que fit la science des
maçons pendant ce premier âge du monde. » Le
mystère des deux colonnes L’ancienneté
de la
Franc-Maçonnerie au centre du Discours de Ramsay comme
du Parfait
maçon n’est pas une invention des auteurs de ces
écrits. On la trouve
évoquée dès les textes les plus anciens, et jusque
dans ceux concernant la Franc-Maçonnerie
opérative, comme le Manuscrit Regius, rédigé entre
1390 et 1425. On lit dans ce
dernier que le savoir des bâtisseurs remonte à
l’Antiquité, et plus
particulièrement au mathématicien grec Euclide :
« C’est ainsi que le
clerc Euclide a inventé cet art de la géométrie
sur les bords du Nil. Il
l’enseigna dans toute l’Égypte, et en divers pays, de tous
côtés. De nombreuses
années passèrent, avant que le métier arrive dans
notre pays. Il arriva en
Angleterre, au temps du bon roi Athelstan. » Quant à
la tradition des
colonnes d’Enoch mentionnée par l’auteur du Parfait
Maçon, elle est présente dans les
Old Charges (« Vieux
Devoirs »), ces textes fondateurs de la
Franc-Maçonnerie qui constituent à
ce jour la source majeure pour tenter de reconstituer la genèse
de l’histoire
fragmentée de l’Ordre. En 1430, le Manuscrit
Cooke évoque comment Sem, Cham, et Japhet, tous trois fils
de Noé, voulant
sauver du Déluge annoncé les sciences qu’ils avaient
inventées, les
inscrivirent sur deux piliers. « …l’un de marbre qui ne
brûlerait pas,
l’autre de Lacerus [brique] qui ne coulerait pas. » On
retrouve les mêmes
affirmations dans un autre texte fondateur, le Manuscrit
Grand Lodge n°1, daté de 1583, qui mentionne la
redécouverte des colonnes par Hermès
(présenté comme un descendant de Noé). En
1687, le Manuscrit William Watson,
autre texte faisant partie des Old
Charges, reprend lui aussi ces éléments, qui figurent
également dans le Manuscrit Dumfries n°4
(1710). Dans ce
rite, à la question « Où retrouva-t-on le
noble art lorsqu’il fut
perdu ? », l’initié répond :
« On le retrouve dans deux
colonnes de pierre : la première ne pouvait pas couler,
l’autre ne pouvait
pas brûler. » Les Constitutions
d’Anderson reprendront tout cela, affirmant que les sciences des
fils de
Noé, « tous maçons authentiques (…) furent
conservées en Assyrie par le soin
des mages ou chaldéens. »
Les deux colonnes D’où
la Franc-Maçonnerie
tire-t-elle cette tradition ? S’il est impossible en l’état
actuel de nos connaissances
de répondre de façon définitive à cette
question, il faut ici constater que, lorsqu’elles
apparaissent dans les Old Charges,
ces affirmations ne sont pas le propre des textes
« maçonniques. »
Elles étaient en fait relativement répandues au moment de
leurs rédactions et
faisaient, d’une certaine façon, partie de l’Histoire
universelle. En 1562,
Maurice Scève en fait par exemple mention au troisième
livre de son Microcosme, poème dans lequel il
retranscrit l’Histoire de l’humanité depuis la Création :
« Marbre &
brique enseignans les sciences gardées / Par leur provident Seth
aux sauvés
retardées : / Inventions, & arts, mesmement
libéraux, / Et révolutions
des signes sydéraux. » En 1364, le Polychronicon,
une vaste Histoire universelle synthétisant diverses chroniques
dans un esprit
encyclopédique, évoquait aussi les deux colonnes
antédiluviennes. Et
précisait : « …un grand clerc, du nom de
Pictagoras [Pythagore],
trouva l’une et Hermès, le philosophe, trouva l’autre. Et ils se
mirent à
enseigner les sciences qu’ils y trouvèrent
inscrites. » Ces
affirmations, toutes ces « Histoires
universelles » les tirent des textes antiques. Dans ses Antiquités Judaïques, l’historien
judéen
Flavius Josèphe (37/38 – vers 100) affirme que les descendants
de Seth « avaient
appris d’Adam que le monde périrait par l’eau et par le
feu » et que
« la crainte qu’ils eurent que cette science ne se perdit
auparavant que
les hommes en fussent instruits les porta à bâtir deux
colonnes, l’une de
brique et l’autre de pierre, sur lesquelles ils gravèrent les
connaissances
qu’ils avaient acquises afin que, s’il arrivait qu’un déluge
ruinât la colonne
de brique, celle de pierre demeurât pour conserver à la
postérité la mémoire de
ce qu’ils y avaient écrit. » Loin d’avoir une origine
biblique (les
colonnes antédiluviennes ne sont en effet pas mentionnées
par la Bible), cette
tradition se rattache à l’hermétisme Antique. Apparus en
Égypte durant la
période hellénistique, les Hermetica
— textes relatifs à Hermès Trismégiste dont
plusieurs sont regroupés dans le Corpus Hermeticum
— mentionnent à
plusieurs reprises la découverte de stèles ou de pierres
gravées contenant un
savoir perdu. Bolos de Mendès (IIe siècle av.
J.-C.), un des
précurseurs de l’alchimie gréco-égyptienne,
décrit ainsi la découverte de
livres cachés dans une colonne. Avec
le Temps, ces traditions
noachiques évoquant la préservation d’un savoir
antédiluvien vont toutefois
disparaître des livres d’Histoire. Rousseau (1712-1778) y fait
encore une
allusion confuse dans son Émile, ou de
l’Éducation (1762), pour dénigrer le savoir
écrit : « Je hais les
livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait
pas. On dit
qu’Hermès grava sur des colonnes les éléments des
sciences, pour mettre ses
découvertes à l’abri d’un déluge. S’il les
eût bien imprimées dans la tête des
hommes, elles s’y seraient conservées par tradition. Des
cerveaux bien préparés
sont les monuments où se gravent le plus sûrement les
connaissances
humaines. » Mais, au XVIIIe siècle, de
façon globale, le milieu
académique et le monde profane abandonnent la conception
historique des
traditions noachiques. Dès lors, cet héritage
antédiluvien n’est plus une
réalité que pour une certaine Franc-Maçonnerie —
qui va affirmer avec force
qu’il s’agit de l’origine de sa Tradition. En 1745, dans
l’ « Histoire abrégée de la
maçonnerie » intégrée à son Testament, le chevalier de Graaf,
affirme ainsi : « Quelques-uns de nos écrivains
placent l’époque de
la maçonnerie sous Salomon et attribuent cet
établissement à Hiram (…) mais
c’est à la construction de l’Arche de Noé qu’il faut
constamment
remonter. » La
Quête des origines Il y
aurait encore fort à dire
sur cette quête maçonnique des origines de l’Ordre. Le
sujet ne cessa de
fasciner les esprits mystiques, et plusieurs textes maçonniques,
ou livres
écrits par des Francs-Maçons, y furent consacrés.
Le Manuscrit de Strasbourg,
daté de 1760, fait des Francs-Maçons les héritiers
occultes des Templiers. Au
XIXe siècle, Alexandre Lenoir (1761-1839) conduira
d’ardentes
recherches sur le sujet, qu’il publiera en 1814 dans son livre La Franche-Maçonnerie rendue à sa
véritable
origine, ou l’Antiquité de la Franche-Maçonnerie
prouvée par l’explication des
mystères anciens et modernes.
Le livre d'Alexandre Lenoir Conçue
comme
« une véritable
religion », la Franc-Maçonnerie a pour lui une
origine égyptienne. L’opposition,
au sein de la Franc-Maçonnerie, entre ces conceptions dites
mythiques, et une
approche plus « historique », n’est pas sans
refléter les deux
courants qui traversent l’Ordre. Le combat entre une
Franc-Maçonnerie politique
et sociale et une Franc-Maçonnerie spiritualiste a connu
différentes apothéoses,
dont une des plus saisissantes fut, au sortir de la mue politique
accomplie par
le Grand Orient dans les années 1870, la
« rébellion » spirituelle
conduite par Oswald Wirth (1860-1943). Cette guerre, qui trouva dans la
figure
lumineuse de Wirth une de ses plus belles expressions, émaille
l’Histoire de la
Franc-Maçonnerie. Macrocosme de la société,
celle-ci vit s’affronter en son
sein matérialistes et spiritualistes. En 1812, l’extraordinaire
manuscrit Physique
du Maçon de François Nicolas Noël
(extraordinaire notamment par ses
illustrations), est représentatif de cette lutte de deux
principes opposés. Nicolas
Noël y déplore l’éloignement de la
Franc-Maçonnerie de sa spiritualité
première : « Nos loges maçonniques
prennent bien leur source du
collège des sages (de la sagesse) mais malheureusement elles ne
sont pas toutes
composées de sages, c’est ce qui les éloigne de leur
source. Cette source,
aujourd’hui, ne se ressent presque plus de cette force scientifique,
elle est
réduite de manière que celui qui a soif de la Science a
beaucoup de peine à
trouver l’eau salutaire pour se désaltérer, cela parce
qu’elle est mêlée avec
des eaux étrangères par le peu de devoir qu’on a
apporté à entretenir ses
canaux… » L’auteur défend une Franc-Maçonnerie
spirituelle, et met en
garde ses Frères au sujet de leur rapport à la
Science, de leur vision de
celle-ci. « Le Maçon qui étudie la physique
doit bien faire attention de
ne pas tomber dans la Matière. Il doit toujours
considérer qu’il y a une cause
cachée et cette cause est Dieu, c’est-à-dire le Grand
Architecte de l’Univers,
qui est l’ouvrier caché. C’est cet ouvrier que le Maçon
doit chercher à
connaître… » Et d’ajouter : « Ne
suivez pas les traces de ces
demi savants qui attribuent tout au hasard et à un concours
fortuit d’atomes… »
En 1813, L’Alchimie du Maçon, du même
François Nicolas Noël, manuscrit
tout comme le précédent conservé par la
Bibliothèque Nationale de France,
s’inscrit dans la même pensée. L’auteur y déclare
à propos de l’Alchimie :
« Nous voilà arrivé à une science qui a
toujours été regardée par ces
hommes froids (dont l’âme n’est susceptible d’aucune
émotion), comme une folie,
laissons les dire tout ce qu’ils voudront, regardons les comme des
êtres
passifs qui ne sont susceptibles d’aucun enthousiasme, ni d’aucuns
transports
qui puissent les faire juger avec ce discernement qui n’appartient
qu’à celui
dont l’esprit le transporte au-delà de ce qui
l’environne. » À
l’horizontalité du matérialisme, l’auteur oppose la
nécessaire transcendance du
spiritualisme. Cette transcendance devenue plus que jamais vitale dans
un monde
dominé par l’idéologie matérialiste. S’interroger
sur les origines mystérieuses
de la Maçonnerie, chercher à travers cette quête la
Source oubliée, source dont
les reflets de lumière miroitent dans bien des
spiritualités (difficile de ne
pas évoquer ici, dans le contexte chrétien, la structure
ésotérique du Hiéron
du Val d’Or), c’est aussi, sans doute, participer de ce
nécessaire combat. La
quête de la Tradition est un voyage vers la Source dont la
majeure partie de
l’humanité, aveuglée et castrée par les fausses
idoles du matérialisme, s’est
aujourd’hui coupée. Christian
DOUMERGUE. Christian DOUMERGUE est
l’auteur
de nombreux ouvrages, parmi lesquels Franc-Maçonnerie et
Histoire de France,
publié aux éditions de l’Opportun. |
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