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Une redécouverte des peintures murales
de Sainte-Croix-en-Jarez





Présenté par
Patrick Berlier







JUILLET
2025



L'attrait principal de la visite de l’ancienne chartreuse de Sainte-Croix-en-Jarez est sans conteste l’arrêt prolongé devant les quatre grandes peintures murales du XIVe siècle, dans l'abside de l’ancienne église conventuelle. Ces peintures ont été découvertes en 1896 par quelques membres de la Diana, la société d’histoire forézienne bien connue, lors de leur excursion annuelle. Dissimulées sous plusieurs couches de badigeon, elles marquaient l’emplacement du tombeau de l’un des bienfaiteurs de la chartreuse, Thibaud de Vassalieu, ainsi que le révélait une inscription peinte sous la première scène. Découverte remarquable, saluée comme telle en son temps, ces peintures ont été classées « Monument Historique » en 1902.

Elles ont été réalisées vers 1330 par un artiste inconnu, formé sans doute dans les ateliers des grands maîtres italiens, mais s’inspirant également des modes purement françaises. C’était une époque charnière, où se côtoyaient l’art gothique, dont l’expression picturale était souvent figée, hiératique, solennelle, et l’art de la Renaissance, au contraire expressif, émouvant, réaliste. On retrouve les caractéristiques de cette double articulation, de cette ambivalence, dans chacune des scènes composant l’ensemble pictural. Ces peintures se décomposent en effet en quatre partitions, placées sur deux murs perpendiculaires, chaque pan de mur présentant donc deux scènes superposées. Les quatre scènes présentent des fonds colorés, alternant le rouge et le bleu,  et les quatre fonds sont ornés d'étoiles dorées à six branches, disposées géométriquement et régulièrement, sans dessiner des constellations particulières.

 

Vue générale des peintures murales

 

Trois de ces scènes illustrent la mort de Thibaud de Vassalieu, elles se suivent comme les cases d’une bande dessinée, mais selon un ordre singulier, de bas en haut et de droite à gauche. Leur lecture commence donc en bas à droite, et cette première scène représente les douze Chartreux de Sainte-Croix-en-Jarez, précédés du prieur et d’un novice, se déplaçant de droite à gauche. Ils ont la bouche ouverte pour la plupart d'entre eux, et leurs expressions sont ainsi clairement celles de personnes en train de chanter. On peut imaginer que c'est l’office des morts qu'ilds psalmodient. Le peintre s'est peut-être inspiré des traits des moines présents au moment de la réalisation de cette scène, en particulier le personnage en tête de la procession pourrait être le prieur de l'époque, soit Guigue Rayllet, en poste de 1329 à 1330, soit son successeur Aymon Doyen.

 

Première scène : les Chartreux chantent l'office des morts
(lithographie réalisée par l'atelier Bajard de Rive-de-Gier, à l'origine destinée à illustrer une publicité pour la liqueur de Chartreuse)

 

C'est sous cette première scène que se voyait l'épitaphe, rédigée en latin, de Thibaud de Vassalieu, laquelle était donc encore entièrement lisible en 1896. Elle s'est ensuite effacée, et de nos jours on n'en voit plus que quelques bribes . Voici la traduction de ce que l'on pouvait lire :

Ici repose noble homme Thibaud de Vassalieu, en son vivant archidiacre de Lyon et Cambrai, chanoine de Vienne, Embrun et Die, qui mourut l’an du Seigneur 1327, le quatre des nones de juillet. Que son âme, par la miséricorde de Dieu, repose en paix. Amen.

Passons à la deuxième scène, en bas à gauche. On  retrouve les Chartreux, serrés derrière trois prélats, dont deux évêques reconnaissables à leurs mitres et à leurs crosses. Le défunt est couché sur son lit de mort, orné d'une draperie à écussons, les armes de Thibaud de Vassalieu et de son exécuteur testamentaire Guillaume de Sure. Au-dessus, l'âme du défunt est représentée sous les traits d’un enfant nu, se tenant debout dans un drap tenu par deux anges qui l'emportent au Ciel.

 

Deuxième scène : funérailles de Thibaud de Vassalieu
(relevé au trait de Patrick Berlier)

 

Ce détail constitue la première singularité de nos peintures murales, car il est relativement rare, puisqu'on n'en connaît que peu d'autres exemples en France. Parmi eux, la peinture murale ornant le tombeau de l'évêque Pierre de la Jugée dans la cathédrale de Narbonne, et plus près de nous, dans l'ancien prieuré de Saint-Romain-le-Puy, la peinture murale représentant le martyre de saint Romain avec l'envol de son âme. Le département de la Loire a donc la chance de posséder deux peintures murales représentant un envol de l'âme.

 

Détails comparés de l'envol de l'âme, de gauche à droite :
Sainte-Croix-en-Jarez, Narbonne, Saint-Romain-le-Puy

 

Dans la scène au-dessus, en haut à gauche, Thibaud de Vassalieu arrive au Paradis ; il est présenté au Christ et à la Vierge, sans doute par saint Étienne, le patron des diacres, tandis qu’un ange émerge d’une nuée pour venir couronner Marie, que le Christ bénit de la main droite levée. La curiosité de cette scène est la juxtaposition de deux thèmes fréquents dans l'art chrétien, le couronnement de la Vierge et le Christ en Majesté. Or ces thèmes ont succédé l'un à l'autre, et ne sont en principe jamais représentés en même temps. Cette bizarrerie donne donc un caractère exceptionnel aux peintures murales de Sainte-Croix-en-Jarez. On remarque que la hiérarchie des personnages est notifiée par leurs tailles respectives : Thibaud de Vassalieu, simple mortel, est figuré plus petit que saint Étienne, qui lui-même est plus petit que le Christ. Déjà dans la première scène le novice était représenté plus petit que les moines. C'est une particularité propre à l'ordre des Chartreux, et bien que les peintures aient été financées par l'héritier du défunt Guillaume de Sure, ce sont donc les Chartreux qui ont donné cette instruction à l'artiste.

 

Troisième scène : Thibaud de Vassalieu arrive au paradis
(photo P. Berlier)

 

La quatrième scène, en haut à droite, est une crucifixion en apparence classique mais où de nombreux détails interpellent l’attention de l’observateur, en particulier le côté novateur pour l'époque. En effet, on remarque en arrière-plan les remparts de Jérusalem, ce qui donne de la profondeur à la scène, mais ce détail-là est encore très nouveau en 1330, la crucifixion de Sainte-Croix-en-Jarez est sans doute l'une des premières au monde à le représenter.

 

Quatrième scène : la crucifixion, vue générale (photo P. Berlier)

 

De même, dans le groupe des femmes à gauche, Marie est figurée défaillante, elle s'évanouit entre les bras des saintes femmes, dont Marie-Madeleine. Là aussi, cette peinture innove et est l'une des premières à reprendre cette attitude imaginée par Giotto peu de temps auparavant pour ses fresques de l'église d'Assise, et que l'on retrouvera ensuite en divers lieux. Curieusement, Marie est représentée avec des cheveux longs et défaits, ce qui n'était vraiment pas l'habitude, mais constitue en revanche la caractéristique traditionnelle de Marie-Madeleine. C'est à se demander qui est qui, car la Magdaléenne est  figurée à droite, jetant un dernier regard vers Jésus.

 

Détail de la Vierge s'évanouissant dans les bras des saintes femmes
(photo P.
Berlier)

 

A droite de la croix on reconnaît saint Jean, tenant son évangile dans la main, se tenant la tête de la main droite, dans un geste d'affliction totalement démodé en 1330, preuve supplémentaire des singularités des peintures murales. Derrière lui, un soldat romain, vêtu plutôt comme un chevalier médiéval, tend le bras droit pour montrer le ciel, où apparaît l'inscription en latin Vere Filius Dei Erat Iste, ce qui peut se traduire par « celui-là était vraiment le fils de Dieu ».

Des plaies du Christ, aux mains et à la poitrine, s'écoulent des filets de sang, qui tombent dans des coupelles tenues par trois anges en vol, tandis que deux autres se lamentent en pleurant, le visage enfoui dans un linge. Là encore, la crucifixion de Giotto avait donné l'exemple. Toutefois à Sainte-Croix-en-Jarez il y a un détail supplémentaire, c'est le calice qui au pied de la croix recueille le sang s'échappant des blessures aux pieds. Oui, c'est le Graal, puisqu'il faut bien appeler un chat un chat. Ce détail-là est rarissime, pour ne pas dire unique au monde.

 

Détail des filets de sang recueillis par des anges

 

Détail du Graal au pied de la croix
(photos P. Berlier)

 

Plusieurs séries de relevés au trait ont été réalisées au cours du temps. Dès 1898, deux ans après leur découverte, l’historien régional Antoine Vachez publiait Thibaud de Vassalieu et les peintures murales de l’ancienne chartreuse de Sainte-Croix-en-Jarez, un opuscule illustré de relevés malheureusement bien peu précis, voire fantaisistes sur certains points. En 1924, le Petit guide du visiteur de la chartreuse proposait des relevés beaucoup plus fiables, réalisés par l’abbé Journoud, professeur à Saint-Chamond. Ces relevés devaient être repris par plusieurs publications, dont celles de Jean Combe dans les années soixante. En 1984 j’avais moi-même, à partir d'une couverture photographique complète, réalisé un nouveau relevé, destiné à illustrer le numéro 15 de ma série de 18 brochures publiées sous le titre générique Le guide du Pilat et du Jarez (Éditions Action Graphique, Saint-Étienne, 1985-86). Ma modestie dût-elle en souffrir, ces dessins ont été considérés comme les plus fiables et les plus fidèles. Tout le monde pensait qu’il n’existait aucun autre relevé des peintures murales, hormis quelques copies ou reprises des relevés connus cités ci-dessus. C’était sans compter sur le hasard, allié à la technologie moderne…

 

DES RELEVÉS INCONNUS SORTENT DE L'OMBRE

Depuis longtemps je caressais l’idée de publier une étude sur les peintures murales de Sainte-Croix-en-Jarez, que j’avais longuement analysées et disséquées, à la lumière de l’histoire de l’art, des canons de l’art chrétien, et des données spécifiques de l’art cartusien, des domaines qui me sont familiers en raison de mon passé professionnel. En décembre 2007, lors d’une conférence privée, j’avais présenté in situ une causerie sur ce thème, exposé qui devait être repris en octobre 2008 pour l’association des Guides Animateurs du Pilat, laquelle pour l’occasion acceptait le principe de financer la publication de la future étude. Pour l’illustrer, j’avais à ma disposition, outre les relevés successifs, de récentes photos numériques réalisées au cours des nombreuses visites que je fis à la chartreuse en 2007 – 2008. Mais notre époque bénéficiant d’un outil fabuleux qui est Internet, je décidai d’aller voir ce que je pouvais glaner sur le site du Ministère de la Culture, qui propose de multiples bases de données.

Le site peut se visiter de diverses façons. Je cliquai sur « accès géographique », puis j’affichai la liste des communes du département de la Loire. Pour Sainte-Croix-en-Jarez, je choisis la base de données « Mémoire », offrant une large palette d’illustrations. Et jà je tombai sur une série de relevés aquarellés des peintures murales, dont je m’empressai d’agrandir les vignettes pour mieux les détailler. Je dois dire qu’au premier abord j’eus l’impression d’avoir sur l’écran mes propres relevés, rehaussés de couleurs. Mais cette apparente identité n’a pour seule cause que la fidélité des relevés, en cela comparables aux miens en effet. Chaque illustration s’accompagnant d’une notice technique, j’appris donc que ces aquarelles avaient été réalisées en avril 1943, par une artiste nommée Yvonne Giraud-Henriot, spécialiste de ce genre de relevés, qui devait d’ailleurs publier après la guerre un ouvrage rassemblant ses œuvres principales.

1943, cette date interpelle… Nous sommes alors pendant la seconde guerre mondiale, toute la France est occupée par les Allemands, le Maréchal Pétain dirige le gouvernement de Vichy. Pourquoi est-ce précisément cette année-là que sont réalisés des relevés des peintures murales de Sainte-Croix-en-Jarez. Yvonne Girauds-Henriot est-elle venue à Sainte-Croix-en-Jarez de son propre chef ? En pleine occupation, alors que les déplacements sont réglementés, ce serait tout de même bien surprenant. Il paraît plus vraisemblable qu'elle soit venue à la demande d'une autorité. Les Monuments Historiques relèvent alors du Secrétariat général des Beaux-Arts, qui dépend lui-même du ministère de l’Éducation Nationale. L’homme à la tête des Beaux-Arts se nomme Louis Hautecœur, c’est un serviteur zélé du régime de Vichy. La guerre terminée, on le soupçonnera d'avoir trempé dans une célèbre affaire de vol d’œuvre d’art au profit de l’Allemagne, mais finalement il en sortira blanchi. Les relevés, quant à eux, plongeront dans l’oubli, avant qu’Internet ne les rende accessibles à tous.

La « découverte » de ces relevés inconnus fut l’élément déclencheur qui me décida à publier mon étude. D’autant qu’après une petite enquête, je me rendis compte qu’ils étaient passés inaperçus de tout le monde. Ni le Parc Naturel Régional du Pilat, ni l’Association de Sauvegarde de la Chartreuse, n’en avaient connaissance. Il était clair que ces relevés pouvaient constituer un sérieux atout pour une publication. Restait à obtenir l’autorisation du Ministère de la Culture, que je contactai par l’entremise de la Médiathèque du Patrimoine, l’organisme conservateur des relevés originaux. Moyennant un légitime acquittement de droits, l’agence photographique de la Réunion des Musées Nationaux me fournit les fichiers numériques en très haute définition, des petits bijoux permettant d’inspecter les moindres détails et autorisant une impression en qualité optimum.

 

Détail du relevé de 1943 :le visage du Christ
( Yvonne Giraud-Henriot - © Médiathèque du Patrimoine,
Réunion des Musées nationaux, Ministère de la Culture)

 

Cette étude met l’accent sur plusieurs particularités rarissimes. « L’envol de l’âme » du défunt, la présence du Graal au pied de la croix, la curieuse manière de représenter la Vierge chancelante — qui pourrait cacher une évocation discrète de Marie-Madeleine — forment autant de détails qui donnent aux peintures murales de Sainte-Croix-en-Jarez un caractère absolument exceptionnel. Tout ce qui est résumé ici y est beaucoup plus largement détaillé, point par point.

 

« Les Peintures Murales de Sainte-Croix-en-Jarez,
un Trésor méconnu du patrimoine pilatois
 »

Patrick Berlier

Brochure au format A4, 36 pages dont 9 en couleurs,

comprenant en grand format couleurs les relevés aquarellés du Ministère de la Culture.

Est disponible :

- au point d'accueil de la Chartreuse de Sainte-Croix-en-Jarez

- et à la Maison du Parc Naturel Régional du Pilat à Pélussin.

 

 

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