<Retour au Sommaire de la Grande Affaire>



Otto Rahn et l'Enchantement Cathare








Rubrique
Cathares
Mars 2015










Par
Christian Doumergue



Les ruines de Montségur, le plus connu et fascinateur des châteaux Cathares, rayonnent du souvenir des Parfaits. Il est impossible de s’en approcher sans saisir – dans le bruissement des feuilles – quelque chose de la tragédie que fut la chute et la reddition de la forteresse.  Au pied de celle-ci, le 16 mars 1244, 120 hommes, femmes et une jeune fille, brûlèrent dans les flammes de l’Intolérance. Tous étaient Cathares et avaient refusé de renier leur foi ardente en une autre réalité. Leurs fantômes enveloppent le lieu d’un souvenir poignant – mais ils ne sont pas seuls à « romantiser » les abords des ruines.


Une autre figure habite celles-ci, qui en fait une de ces portes vers une autre réalité qui jalonnent le monde – c’est l’ombre d’Otto Rahn (1904-1939). Un homme entouré d’une aura de mystère profond, promu à traverser les ans à travers deux ouvrages mythiques : Croisade contre le Graal (Kreuzzug gegen den Gral), publié en 1933 et La Cour de Lucifer (Luzifers Hofgesind), paru en 1937. Deux ouvrages qui sont le reflet d’une même quête, commencée en Allemagne, poursuivie, incarnée, vécue physiquement dans les ruines, les montagnes et les grottes ariègeoises. Là où, dans les entrailles de la terre, se trouverait le grand dénouement de cet inlassable cheminement vers le Sacré qu’incarna la littérature du Graal au moyen-âge.

L’histoire de Rahn débute à Michelstadt, où il naît en 1904. Dès son adolescence, les grands mythes germaniques le fascinent – incarnation d’un passé sacré qui prendra très vite possession de lui, au point de conditionner la direction de toute son existence terrestre. Rahn est un « appelé », une de ces âmes sur lesquelles semble peser la fatalité de la Quête. C’est elle qui se réfracte dans tout ce qu’il croise, et notamment la rencontre essentielle de sa vie : le catharisme. Cette pensée de feu, il la découvre lors de ses études universitaires, à travers son professeur Freiherr von Gall. Rahn découvre alors l’ombre des grands hérétiques, comme celle des littératures du Graal, et notamment Wolfram von Eschenbach (vers 1170 – vers 1220).

Von Eschenbach, auteur du Parzival, épopée graalique qui, plus qu’aucune autre, place son lecteur entre deux mondes. À partir des études de Schlegel (1772-1822) notamment, Parzival est envisagée comme une œuvre symbolique, enfermant des « traditions remarquables sous le point de vue historique ». Le mythe est le reflet poétiquement transmuté d’une réalité historique initiale. C’est pour trouver celle-ci qu’Otto Rahn va effectuer plusieurs séjours en Ariège. Là, avec obstination, il cherche l’objet matériel à l’origine du Grand Mythe du Graal.

Par un jeu de correspondances incessantes entre le monde matériel et cet autre monde sur lequel ouvre le Parzival, Rahn cherche dans le monde physique l’incarnation des chimères symbolisantes de l’épopée. Le Montsalvat d’Eschenbach – le château du Graal – trouve sa parfaite équivalence dans les ruines de Montségur. Celui-ci devient le modèle réel de Montsalvat – et donc le lieu sacré où, en ce monde, repose le Graal.

C’est sur ces terres « romantisées » que Rahn rencontre d’autres âmes happées par le même appel de l’outre-monde, la même volonté brûlante de passer, de leur vivant, de l’autre côté du miroir : Antonin Gadal (1877-1962), Maurice Magre (1877-1941), Déodat Roché (1877-1978), ou encore la comtesse de Pujol-Murat. Toutes ces figures sont habitées par la volonté de retrouver le véritable catharisme – celui que les puissances au pouvoir ont terrassé et enfoui sous les mensonges de l’Histoire officielle. Dans les grottes du Sabarthez, pour certaines fortifiées, jadis habitées par les Cathares fuyant leurs persécuteurs, Gadal découvre des circuits initiatiques, un véritable « chemin des étoiles ». Ces grottes, Magre les évoquera aussi, par le biais de son écriture incontestablement inspirée par un arrachement fulgurant au monde de Chair. Il en donnera une des plus poétiques descriptions dans Magiciens et Illuminés, dont les lignes, tracées à l’encre de l’Esprit, témoignent de la façon dont les spectres des Cathares habitaient encore – pour tous ces Quêteurs de l’Infini – les obscures cavités ariégeoises. Dans l’antre des roches, Magre voit les derniers Cathares et leur Trésor minéralisés et momifiés par l’absence de l’air… « Les derniers Albigeois, immobiles, revêtus de pierre, célèbrent encore leur suprême cérémonie au milieu des fougères glacées, des micas morts, dans une basilique de ténèbres. » (Magiciens et Illuminés, 1930, p. 97) 

Guidé par Gadal, Rahn visitera les mêmes dédales souterrains, qu’il évoquera à son tour dans cette transcription littéraire de ses investigations qu’est Croisade contre le Graal. Évocation saisissante qui nous montre Rahn cherchant dans les entrailles de la Terre le titanesque secret des hérétiques – la Parole perdue qui peut arracher l’homme à sa condition de mortel. « J’ai parcouru avec émotions les grottes cristallines et les cryptes marmoréennes où les hérétiques avaient leur repaire. Mes mains ont écarté, pour que le pied ne les écrase pas, les ossements des “ Purs ” et de chevaliers tombés dans le “ combat pour l’Esprit”. Lorsque, sous mes pas, le sol des cavernes sonnait le creux, il m’arrivait souvent de m’arrêter, pour écouter si dans la montagne quelque troubadour n’entonnait pas un chant – la chanson de la Minne suprême, qui fait, des hommes, des dieux… » (Croisade…, Ed. Pardès, p. 316).


La doctrine Cathare habite tout le livre de Rahn. C’est la quête obsessionnelle de l’auteur, qui la cherche dans les ruines, les grottes, mais aussi les traditions orales qu’il recueille, notamment chez les bergers croisés sur les chemins de son inlassable Quête. Près du massif du Montcalm, il recueille chez les paysans des témoignages voulant que la « folle du Montcalm », cette femme jadis belle qui vivait nue parmi les ours, surprise puis chassée, capturée, morte en prison de la « nostalgie de ses montagnes », soit la « dernière descendante des hérétiques » (Croisade…, Ed. Pardès, p. 314).  

Ailleurs, c’est une autre figure de femme, Esclarmonde, personnage historique, légendaire et poétique, qui se manifeste à Rahn à travers les paroles d’un vieux pâtre de montagne (Croisade…, Ed. Pardès, p. 314).  Celle qui donne sa « clarté au monde », qui est la gardienne du Graal par-delà les siècles, prend possession de Rahn comme elle a pris possession d’autres. Il rêve de la redécouverte de son tombeau. « Peut-être l’entrée d’une grotte pyrénéenne s’ouvrira-t-elle un jour, pour nous éclairer sur la femme qui, du haut d’un rocher abrupt des Pyrénées, brava les deux plus hautes puissances de l’Occident au Moyen Age : le Louvre et le Vatican » (Croisade…, Ed. Pardès, p. 200). Ce n’est pas une morte qu’il cherche – mais la Femme qui a transcendé la vie matérielle. La voix des siècles a soufflé à Rahn cette certitude de l’immortalité de la gardienne du Graal : « Esclarmonde n’est pas morte, me disait un berger sur la route des cathares. Elle vit encore… » (Croisade…, Ed. Pardès, p. 214).    

Témoin d’encre de ce cheminement à la lisière de notre monde, Croisade contre le Graal n’est pas une œuvre historique. C’est, pour reprendre la formule de René Nelli (1906-1982), une « véritable épopée en prose capable d’entraîner l’imagination vers des horizons fabuleux… » C’est cette puissance-là qui lui conféra sa dimension mythique, cette aura qui attirera, très vite après sa parution, l’attention d’Heinrich Himmler (1900-1945). Sollicité par ce dernier, Rahn ne tarde pas à intégrer la SS en tant qu’archéologue. Fut-il un véritable nazi, ou demeura-t-il un rêveur qui n’aspirait qu’à poursuivre ses recherches, comme tant d’autres idéalistes qui ne virent du nazisme que l’idéalisme, sans en mesurer l’abjecte et démentielle violence ? À travers Rahn, c’est aussi tout un pan de l’histoire de l’archéologie allemande – mise sous la tutelle du premier état à organiser une politique de fouilles archéologiques – qui ressort de l’ombre.

La progression de Rahn au sein de la SS est rapide. Elle lui permet de continuer sa Quête – une Quête illuminatrice dont il poursuit la narration dans La Cour de Lucifer. Ouvrage souvent opposé à Croisade contre le Graal, ce second opus n’en témoigne pas moins de la même volonté de son auteur de déchirer le voile qui l’entoure. « Par “Cour de Lucifer”, j’entends ceux qui n’ont pas besoin de médiateurs pour joindre leur dieu ou pour dialoguer avec lui, mais qui l’ont plutôt recherché par leurs propres forces, et qui pour cette seule raison – c’est ce que je crois – ont été exaucés par lui » (Lucifer, Pardès, p. 127).

Deux ans plus tard, c’est, finalement, dans ces hauteurs qu’il brûlait d’atteindre, que Rahn meurt. Le 13 mars 1939, il succombe à l’assaut d’une tempête de neige dans le Glacier de l’Empereur sauvage. Il emporte avec lui bien des projets littéraires, dont les titres nous sont connus, et qui témoignent de sa volonté d’arriver au terme du Chemin de Feu qu’il a suivi sa vie durant… L’un de ces projets, conçu comme une suite à La Cour de Lucifer, ne s’appelait-il pas Prométhée désenchaîné ? Sa mort – parce que ses circonstances en restent troubles – clôture son existence terrestre d’un profond mystère, d’une interrogation supplémentaire qui nous rappelle toutes les autres, et notamment le lien de Rahn avec la Fraternité des Polaires, dont le rôle est absolument central dans la résurrection mystériologique de Montségur…


<Retour au Sommaire de la Grande Affaire>