Rubrique
Les Sociétés Secrètes

Novembre 2018









Par
Patrick Berlier

<RETOUR AU SOMMAIRE DE LA GRANDE AFFAIRE>


LA ROSE-CROIX

 

1e PARTIE : FONDEMENTS ET ORIGINES

 

La Rose-Croix est sans nul doute la société secrète la plus mystérieuse parmi celles que notre histoire a connues. À quelle époque remonte-t-elle, qui étaient ses fondateurs ? Quels étaient ses buts, ses règles, ses grades ? Autant de questions auxquelles il est difficile de répondre avec certitude, car c'est une société pour qui le secret n'était pas un vain mot. De fait, la Rose-Croix a suscité une littérature immense, des commentaires infinis, et aujourd'hui encore plusieurs fraternités initiatiques se réclament d'elle. La Rose-Croix comporte plus de zones d'ombre que de lumière, mais nous allons néanmoins tenter d'y voir un peu plus clair, avec ce dossier qui nécessitera deux parties pour commencer à approcher le sujet.

 

UNE NOUVELLE « AFFAIRE DES PLACARDS »

En 1623, le roi Louis XIII régnait sur la France depuis neuf ans. Âgé de 22 ans, il avait épousé Anne d'Autriche, qui ne lui avait pas encore donné d'enfant. Le royaume était en paix, se remettant lentement des guerres de religion qui pendant près de quarante ans l'avaient mis à feu et à sang. En ce mois d'août, un beau matin les Parisiens découvrirent, intrigués, des affiches placardées à tous les carrefours. On doit à Gabriel Naudé d'en avoir relevé précisément le texte, qu'il a publié dans son livre intitulé Instruction à la France sur la vérité de l'histoire des Frères de la Rose-Croix, qui est le premier ouvrage français consacré à ce sujet. Voici donc le texte des affiches :

« Nous, députés du Collège principal des Frères de la Rose-Croix, faisons séjour visible et invisible en cette ville, par la grâce du Très-haut, vers lequel se tourne le cœur es Justes. Nous montrons et enseignons sans livres ni marques à parler toutes sortes de langues des pays où voulons être, pour tirer les hommes nos semblables d'erreurs de mort. »
(transcription en français moderne)

Selon les dires de Gabriel Naudé, l'affiche était composée de six lignes manuscrites. Le texte comptant 59 mots, si on l'écrit en 6 lignes, soit environ 10 mots par ligne, on occupe un espace plus large que haut, pas vraiment adapté au format classique pour une affiche, dans le sens de la hauteur, format dit « portrait » en langage informatique. Donc en toute logique, cette affiche devait être plutôt en format « paysage », dans le sens de la largeur, format qui jadis était dit « à l'italienne ». Gabriel Naudé ne dit rien, de ni de l'aspect, ni de la taille, de l'affiche, qui devait être sans doute ce que l'on nommait alors un cartel, c'est-à-dire de petit format. Il semblerait qu'aucun exemplaire n'ait été conservé jusqu'à nos jours, mais compte tenu des déductions précédentes, vraisemblablement l'affiche devait ressembler à ceci (avec l'orthographe de l'époque) :

 

Reconstitution de l'affiche des Rose-Croix

 

Quelques jours plus tard, une seconde affiche était placardée. Le texte, plus long que pour la première affiche, disait en substance que ceux qui souhaiteraient rejoindre la Rose-Croix devraient le faire avec un esprit dénué de toute curiosité malsaine, et que les Frères seraient capables par la pensée de se faire connaître à eux et inversement.

On imagine l'étonnement des Parisiens. Qui étaient donc ces Frères de la Rose-Croix, capables d'être tantôt visibles et tantôt invisibles, et doués de télépathie ou de la faculté de parler toutes les langues de la terre ? Par « visible et invisible », il faut sûrement comprendre « capables de passer inaperçus ». Les Frères devaient se fondre dans la foule sans se faire remarquer en aucune façon, ils pouvaient être n'importe quelle personne croisée dans la rue ou dans un salon. Le don de lire dans les pensées, c'était plutôt une faculté, qu'avaient les personnes ayant atteint un certain niveau d'élévation intellectuelle, de se reconnaître entre eux au premier regard. Quant au don des langues, il n'est pas sans rappeler le prodige rapporté par les Actes des Apôtres (2, 9 - 11), lorsque pour la fête de la Pentecôte l'Esprit Saint descendit sur les disciples sous la forme de langues de feu. Les apôtres se lancèrent alors dans un discours, que malgré leurs différences de langues tous les peuples présents comprirent. En bref, la Fraternité de la Rose-Croix avait toutes les apparence de la parfaite société secrète, l'une de celles dont on peut faire partie sans même le savoir, comme disait Jacques Bergier.

La pose de ces affiches à Paris en 1623 constituait une nouvelle « affaire des placards ». Presque un siècle plus tôt, en 1534, des affiches avaient été placardées dans Paris et jusque sur la porte de la chambre du roi, au Louvre. Il s’agissait d’un manifeste titré Articles véritables sur les horribles / grands & importables abus de la messe papale, rédigé par Antoine Marcourt, un lyonnais converti au protestantisme devenu pasteur à Neuchâtel. Il avait été imprimé clandestinement par Pierre de Vingle, imprimeur lyonnais lui aussi exilé à Neuchâtel. Cette « affaire des placards » fut l’un des éléments déclencheurs des guerres de religion. Contrairement aux affiches de la Rose-Croix, quelques exemplaires de ces placards ont été conservés. L'un d'eux se trouve à Lyon, au Musée de l'Imprimerie.

 

Détail du placard protestant

 

À 89 ans d'écart, protestants et Frères de la Rose-Croix se manifestaient publiquement et d'une manière totalement illégale, ni l'une ni l'autre des affiches n'ayant évidemment fait l'objet d'un « privilège royal », c'est-à-dire une autorisation préalable de publication. Le parallèle entre les deux affaires est à relever, car si la Rose-Croix semble être née dans les premières années du XVIIe siècle en Allemagne, et dans les milieux protestants, tout comme le protestantisme elle tire en vérité ses racines d'un substrat de personnages, d'écrits, et de courants de pensée, très largement antérieurs.

L'étonnement passé, les commentaires des Parisiens allèrent bon train. Les Frères de la Rose-Croix eurent leurs détracteurs, qui voyaient en eux des envoyés du diable, et leurs défenseurs, qui au contraire les considéraient comme une émanation de Dieu. La police mena une enquête à travers le royaume, mais elle ne découvrit rien de tangible, se contentant de collationner les rumeurs. Selon son rapport, le nombre des Rose-Croix ne s'élevait qu'à 36 personnes, réparties en six groupes, chacun dans un pays différent. Le rapport de police disait encore que les Frères de la Rose-Croix s'étaient réunis à Lyon le 23 juin, veille de la Saint-Jean, et avaient décidé de se replier dans une caverne des Pyrénées, pendant qu'une délégation d'entre eux irait placarder les affiches à Paris.

 

LES TROIS LIVRES FONDAMENTAUX

Si les Parisiens, puis les Français, furent surpris d'apprendre l'existence d'un Collège principal des Frères de la Rose-Croix, pour nos voisins d'Outre-Rhin c'était déjà un fait avéré depuis quelques années. En effet, trois écrits fondateurs avaient été successivement publiés en langue allemande.

- Le premier de ces écrits, paru en 1614, était titré Fama Fraternitatis ou Renommée de la Fraternité du Très Louable Ordre de la Rose-Croix.

- Le deuxième, paru en 1615, était la Confessio Fraternitatis ou Confession de la très honorée Fraternité des Rose-Croix à l'adresse des hommes de science de l'Europe.

- Le troisième, paru en 1616, était Les noces chymiques de Christian Rosenkreutz en l'année 1459.

De ces trois livres, il ressortait que les Frères de la Rose-Croix possédaient facultés ou savoirs hors du commun. L'alchimie qu'ils maîtrisaient n'était pas destinée à leur apporter or et richesses, comme il se doit, mais un état de conscience supérieur et les secrets pour allonger la vie ou opérer des guérisons.

Les trois textes furent publiés de manière anonyme. Cependant, quelques années plus tard, le savant théologien allemand Johann Valentin Andreæ reconnut être l'auteur du troisième titre, qu'il disait avoir écrit en 1604, à l'âge de 18 ans. Cet érudit est né en 1586 dans le duché de Wurtemberg. Placé à l'âge de cinq ans dans un couvent, il y reçut les bases de son éducation. Il étudia ensuite les sciences et les lettres à l'Université de Tübingen, près de Stuttgart, un lieu dont nous aurons à reparler. En 1603 il publia ses premiers livres, tout en poursuivant des études de théologie. Il fréquenta des adeptes de la Fraternité de la Rose-Croix, dont il devint l'un des piliers. Il continua son œuvre littéraire et s'éteignit le 27 janvier 1654. Son blason est particulièrement révélateur, puisqu'il se compose d'un sautoir ou croix de Saint-André rouge, entouré de quatre roses de même, sur champ blanc. Si la croix de Saint-André constitue la pièce parlante de ses armoiries (Saint-André = Andreæ), la présence de roses autour de la croix révélerait ses liens avec la Rose-Croix.

 

Armoiries de  Johann Valentin Andreæ

 

On attribue aujourd'hui à Johann Valentin Andreæ non seulement le troisième écrit, mais aussi les deux premiers de ces textes fondamentaux, ce qui révélerait chez ce jeune homme de 18 ans ait une maturité d'esprit peu commune, à tel point que d'aucuns doutent de son rôle réel dans l'écriture des trois manifestes. Néanmoins, nous allons devoir nous arrêter quelque peu sur chacun des trois titres fondateurs, avant d'aller plus loin.

 

FAMA FRATERNITATIS

C'est un texte court, qui après une introduction allégorique entreprend de conter l'histoire de celui qui est présenté comme le fondateur, ou tout au moins l'inspirateur, de la Fraternité : Christian Rosencreutz. Disons-le tout de suite : il y a de très fortes probabilités pour que ce personnage, qui forme le fil conducteur des trois livres successifs, soit totalement imaginaire. Johann Valentin Andreæ s'est d'ailleurs inspiré de son propre vécu. Christian Rosencreutz n'a sans doute jamais existé en tant que personne physique, ce serait une pure allégorie, une création de l'auteur pour symboliser la Fraternité et lui donner une très large antériorité. Le nom Rosencreutz n'est d'ailleurs que l'équivalent allemand de Rose-Croix. Néanmoins voici l'histoire telle qu'elle est racontée dans le livre. L'époque à laquelle se déroulent les événements n'est pas indiquée dans ce premier opus, elle ne sera précisée que dans le livre suivant.

 

Frontispice de l'édition originale de la Fama Fraternitatis

 

De nationalité allemande et d'une famille noble mais appauvrie, Christian Rosencreutz fut, nous dit-on, placé très jeune dans un couvent où il apprit le latin et le grec, puis à l'âge de seize ans il entreprit un voyage qui l'emmena en Syrie, en Arabie, en Égypte, en Libye, au Maroc et en Espagne. Dans chacun de ces pays il reçut un enseignement des choses cachées de la nature. C'est en Arabie que lui fut révélé le Livre M, qu'il entreprit de traduire en latin, et qu'il emporta avec lui. Puis il rentra en Allemagne, où avec trois confrères il fondit la Fraternité des Rose-Croix, laquelle fut bientôt portée au nombre de 8, puis elle prit la résolution suivante :

« 1 - Que nul d'entre eux, s'il est en voyage, ne déclare d'autre profession que celle de soigner gratuitement les malades

2 - Que nul ne doit être forcé, à cause de son affiliation, de revêtir un costume spécial, mais qu'il s'accommode des habitudes du pays où il se trouve

3 - Que chaque frère est tenu chaque année au jour C. (jour de la Croix) de se rendre au Temple du Saint-Esprit, ou de déclarer par lettre les causes de son absence

4 - Que chaque frère doit choisir avec soin une personne habile et apte à lui succéder après sa mort

5 - Que ce mot R.C. leur serve de sceau, de mot de passe et de signature

6 - Que cette Fraternité doit être cachée cent ans. »

Christian Rosencreutz passa le reste de sa vie en étant toujours entouré de deux Frères, qui se renouvelaient régulièrement. Il commença à travailler à la construction de son tombeau, et prépara sa succession. Après lui, la Fraternité devrait se répandre en Europe, et être dirigée par une assemblée, dont l'énumération sibylline constitue l'un des rares passages du livre qui soient écrits en latin, alors que tout le reste est en allemand.

 

Le passage du livre

 

En voici la transcription en français :

« 1 – Fr. I. A. nommé par le Fr. C. H. à la tête de la Fraternité

2 – Fr. G. V. M. P. C.

3 – Fr. R. C. junior attaché au Saint-Esprit

4 – Fr. F. B. M. P. A. peintre & architecte

5 -Fr. G. G. M. P. I. cabaliste. »

Fr. est évidemment l'abréviation de Frater - Frère. Frère R. C. junior était probablement le fils de Christian Rosencreutz (nom abrégé en R. C. dans le livre), désigné pour succéder à son père dans le temple du Saint-Esprit. Les mots peintre & architecte, de même que le mot cabaliste, ne sont peut-être pas à prendre au pied de la lettre. Par ailleurs, il a été avancé que les lettres M. P. pourraient signifier Magister Provinciæ (Maître de la Province – dans le sens de « pays »), suivies de l'initiale dudit pays : C pour Calédonie (Écosse), A pour Angleterre, I pour Italie. Ainsi Fr. F. B. M. P. A. peut signifier « Frère F. B. Maître de la Province d'Angleterre ».

Comme nous le verrons dans la 2e partie de ce dossier, on a vu dans ce Fr. F. B., à la tête de l'Angleterre, le Frère Francis Bacon. Cependant, celui-ci est né en 1561, par conséquent il n'a pu accéder à un tel poste que bien plus tard. Or, grâce à une précision qui sera apportée par la Confessio Fraternitatis, on sait que Christian Rosencreutz serait décédé en 1484. L'énumération ci-dessus, forcément antérieure a priori, semble donc concerner le XVe siècle. Mais comme en 1 le Fr. I. A. pourrait être le Frère Johann Andreæ, il faudrait alors admettre que cette liste se réfère en réalité à la période du début du XVIIe siècle, et non au XVe, ce qui confirmerait l'aspect purement allégorique de Christian Rosencreutz. D'autre part, on remarque qu'aucun Frère n'est désigné à la tête de la Germanie (Allemagne), ce qui serait normal si le Fr. I. A. était bien Johann Valentin Andreæ. Comme on le voit, ce passage du livre garde encore une part de mystère.

Après le décès de Christian Rosencreutz, pendant très longtemps le lieu de sa sépulture demeura un secret. Puis un jour, des Frères en découvrirent l'entrée, sur laquelle était écrit :

POST CXX ANNOS PATEBO

Ce qui signifie « après 120 ans je m'ouvrirai ». Le cycle de 120 ans constitue l'une des symboliques caractéristiques de la Rose-Croix. Alors l'intérieur du tombeau se révéla aux Frères :

« Au matin, nous ouvrîmes la porte et une crypte apparut, de sept côtés et angles, chaque côté mesurant cinq pieds sur huit de hauteur. Cet hypogée, bien que jamais éclairé par le soleil, était clairement illuminé grâce à un autre (soleil) qui en avait été instruit par lui et qui se trouvait en haut, au centre de la voûte. »

Outre la lampe perpétuelle, il y avait aussi dans le tombeau « d'étranges chants artificiels » émis par un coffret, et des « miroirs de diverses vertus ». Apparemment, l'auteur a eu la vision d'objets du quotidien appartenant à son futur et donc à notre présent – lampes électriques, poste de radio ou lecteur audio, écrans d'ordinateurs ou de tablettes – qu'il n'a pu expliquer et qu'il a décrit avec les termes de son temps. Puis les Frères découvrirent enfin le corps de Christian Rosencreutz :

« En déplaçant l'autel on découvrit une grosse plaque de cuivre jaune qui, après avoir été soulevée, laissa apercevoir le corps glorieux et intact de C.R.C., sans la moindre décomposition, avec tous les ornements et attributs de l'Ordre, tenant dans sa main un petit livre de parchemin intitulé T, dont les caractères étaient en or. Ce document, le plus sérieux après la Bible, ne devait pas être divulgué trop facilement. »

Deux livres mystérieux sont évoqués par la Fama Fraternitanis : le livre M et le livre T. Le premier est sans doute le Liber Mundi ou Livre du Monde, dans lequel les différentes religions auraient puisé de quoi établir leurs doctrines ; à moins que ce ne fût le Livre Muet de la Nature. Cependant, un exemplaire de la Fama Fraternitatis conservé à Salzbourg en Autriche, préciserait que le Livre M était le Liber Mysteriorum, le Livre des Mystères, qui contiendrait toutes les connaissances des sciences traditionnelles de l'époque. Le second livre ou Livre T est probablement le Liber Thesaurum ou Livre des Trésors ; à moins que ce ne fût le Livre du Tarot, et nous verrons que le récit de Christian Rosencreutz dans Les noces chymiques se retrouve en partie dans le jeu de tarot traditionnel.

Le texte de la Fama Fraternitatis se termine par la devise de l'auteur Johann Valentin Andreæ, qui est une citation latine : Sub umbra alarum tuarum Iehova.

 

La citation finale de la Fama Fraternitatis

 

Ces mots sont extraits des Psaumes, chapitre 17, verset 8, dans la Vulgate, la Bible en latin. L'intégralité du verset forme une prière adressée à Dieu (Jéhovah) dont la traduction française est : « Garde-moi comme la prunelle de l'œil, à l'ombre de tes ailes protège-moi ». La devise latine reprend seulement la formule « à l'ombre de tes ailes Jehova ». S'il manque le verbe « protège-moi », c'est que les initiales S V A T I de la formule Sub Vmbra Alarum Tuarum  Iehova forment en réalité une anagramme, mêlant les initiales I V A du nom de l'auteur à l'interjection latine St signifiant : « silence ! ». En un mot : Johann Valentin Andreæ, l'homme du silence.

On peut trouver une belle illustration de cette citation dans la basilique de Fourvière à Lyon, construite à la fin du XIXe siècle par l'architecte Pierre Bossan. Le linteau de la porte, située en haut de l'escalier permettant de passer de la chapelle de la Vierge à la nef supérieure de la basilique proprement dite, est sculpté en ronde-bosse et représente une poule abritant sous ses ailes huit poussins, avec en légende les mots – presque identiques – de cette partie du verset 8, chapitre 17, des Psaumes :

S VMBRA ALARVM T PROTEGE ME

Soit : « à l'ombre de tes ailes protège-moi » (sub et tuarum sont abrégés en S et T, comme pour dire « chut ! », en latin, au visiteur). La seule différence avec la devise anagramme de Johann Valentin Andreæ est que « Jehova » a été remplacé par « protège-moi ». Le fidèle, comme le touriste, qui s'apprête à entrer dans la nef de la basilique par cette porte, se pose évidemment bien des questions, à la vue de cette œuvre insolite, d'autant que l'intrados des ailes de la poule s'orne de 8 étoiles, peut-être pour rappeler – très subtilement ! – que la famille Stella (étoile, en latin) fut la protectrice du peintre Nicolas Poussin lors de son séjour à Lyon en 1642.

 

La poule aux étoiles et ses poussins - Basilique de Fourvière (Lyon)

 

CONFESSIO FRATERNITATIS

C'est un texte plus long que le précédent. Il est composé de 14 très courts chapitres, se présentant comme un manifeste en 14 points, que l'on peut résumer ainsi :

1 – Suite à la publication de la Fama Fraternitatis, certains ont accusé la Fraternité d'hérésie et de trahison. Ce nouveau document vise à réhabiliter la Rose-Croix et à inciter les savants de l'Europe à la rejoindre.

2 – La philosophie secrète de la Rose-Croix pourvoit à toutes les infirmités des fausses philosophies existantes, car elle se fonde sur une connaissance des sciences et des arts qui lui permet d'étudier les cieux, la terre, et surtout l'homme. Aux savants qui se joindront à la Fraternité, seront révélés des secrets insoupçonnés.

3 – Il est impossible de décrire les beautés de la Fraternité. Cela risquerait d'éblouir les ignorants par des explications dépassant leur conception, et qui pourraient en outre les conduire à ridiculiser des mystères qu'ils ne comprendraient pas.

4 - Si toutes les publications du monde entier venaient à se perdre, ou les fondations de la science à s'écrouler, la Fraternité des Rose-Croix serait à même de rétablir la structure intellectuelle du monde. La Fraternité comprend un certain nombre de grades que chacun doit franchir pour avancer pas à pas vers le Grand Arcane.

5 - La société de la Rose-Croix ne peut être découverte par la curiosité des chercheurs, mais seulement par les penseurs sérieux et sanctifiés. Les indignes auront beau se présenter à ses portes et en réclamer l'entrée, leurs voix ne seront pas écoutées. Dieu enveloppe la Rose-Croix de ses nuées et la met ainsi à l'abri du danger.

 

Johann Valentin Andreæ,
à qui sont attribués les trois textes fondamentaux de la Rose-Croix

 

6 - La Fraternité est à la disposition de tous ceux qui cherchent sincèrement la vérité ; mais les hypocrites et les impies sont prévenus qu'ils sont hors d'état de la trahir et de lui nuire, car la Fraternité est sous la protection effective de Dieu.

7 - Avant la fin du monde Dieu fera jaillir un grand flot de lumière spirituelle. Tout ce qui aura été obscurci ou vicié dans les arts, les religions et les gouvernements humains, sera mis au grand jour, afin que chacun puisse recueillir le fruit de la vérité.

8 - Dieu a envoyé des messagers en dévoilant des indices célestes, tels que les nouvelles étoiles du Serpent et du Cygne pour annoncer la venue d'un grand conseil des Élus. Le monde devra se débarrasser de la fausse science et de la fausse théologie en ouvrant son cœur à la vertu et à l'entendement.

9 – La Fraternité possède une écriture magique. Ce langage est semblable à celui d'Adam et d'Énoch avant la chute. La révélation des mystères ne peut pas se faire en latin, qui est une langue contaminée.

10 - Tous ceux qui voudraient adhérer à la Fraternité devront étudier sans cesse les écritures sacrées. Cela ne veut pas dire de citer la Bible à tout propos; mais rechercher sa signification véridique et éternelle, que découvrent rarement les théologiens, les scientistes ou mathématiciens.

 

Frontispice de l'édition originale de Confessio Fraternitatis

 

11 - La Fama Fraternitatis traitait de la question de la transmutation des métaux et de la Panacée. Il est à craindre que certains grands esprits ne se fourvoient, pour se limiter à celle de la transmutation des métaux. Lorsqu'on donne à l'homme le pouvoir de guérir et d'éviter la pauvreté, il est inévitablement assailli par de nombreuses tentations, et à moins de posséder la vraie connaissance et une pleine compréhension, il deviendra une menace pour l'humanité.

12 – Il faut rejeter tous les livres sans valeur de pseudo-alchimistes et philosophes, qui trompent le crédule. De tels hommes se confondent avec ceux qui cherchent le bien. Les sages se détourneront de ces faux enseignements et viendront à la Fraternité, qui ne cherche pas à posséder leur argent, mais leur offre librement son plus grand trésor.

13 – Seront admis dans la Fraternité les plus dignes de toutes nationalités. À ceux qui feront ce pas en avant, les trésors du monde entier seront donnés un jour.

14 - Ceux qui se laisseraient fasciner par le scintillement de l'or sont invités à ne pas venir troubler le silence sacré de la Fraternité par leurs clameurs. Ceux qui croiraient partager ses richesses spirituelles s'apercevront qu'ils perdront plus vite leur voie à les chercher qu'à atteindre au bonheur en les trouvant.

Ce texte apporte autant de réponses que de questions nouvelles sur la Fraternité de la Rose-Croix. Il s'en dégage le sentiment d'une société élitiste (seront admis les plus dignes), pratiquant l'alchimie non pour faire de l'or et s'enrichir, mais pour transformer l'homme et obtenir la panacée universelle. On apprend également que Christian Rosencreutz serait né au XIVe siècle et aurait vécu 106 ans. Comme le premier texte nous apprenait que son tombeau aurait été ouvert 120 ans après sa mort, et que cette découverte aurait eu lieu en 1604, en conséquence cela situerait son décès en 1484, et sa naissance en 1378. Ce n'est sans doute pas un hasard, cette année 1378 est celle du Grand Schisme d'Occident, qui vit l'élection de deux papes, les cardinaux partagés par des dissensions n'étant pas parvenus à se mettre d'accord. Quant au décès en 1484, il suit de quelques semaines la naissance de Luther fin 1483. Ainsi Christian Rosencreutz aurait vécu entre les deux dates clés qui, au final, entraînèrent la création de l'Église réformée.

 

La Rose et la Croix (église de Longes)

 

L'année 1604 est présentée comme remarquable en raison d'une confluence d'événements : outre l'ouverture du tombeau, il y eut l'écriture du troisième livre (Les Noces chymiques – mais sans doute aussi les deux premiers), et l'apparition de nouvelles étoiles (nous y reviendrons plus loin). C'est probablement aussi en cette année 1604 qu'a été formée la Fraternité de la Rose-Croix. L'histoire de Christian Rosencreutz semble n'avoir été créée que pour lui donner deux siècles d'antériorité, la faire naître au début du XVe siècle et non au début du XVIIe, comme pour montrer ainsi que ses origines sont en réalité plus anciennes.

La Confessio Fraternitatis contient aussi quelques uns des points essentiels propres à la Rose-Croix. Ainsi au chapitre 4 la Fraternité dit-elle avoir accès à la totalité des connaissances du monde. Cela peut faire référence au Livre M ou Liber Mysteriorum, ou encore à ce dépôt fabuleux à qui on donne aussi, dans d'autres Traditions, le nom d'Annales Akashiques.

Selon le chapitre 8, des indices célestes sont apparus, tels que les nouvelles étoiles du Serpent et du Cygne. Il faut comprendre que l'auteur évoque là un événement astronomique survenu en 1604. Alors que l'on observait déjà la conjonction des planètes Mars, Jupiter et Saturne, apparut au-dessus d'elles un nouvel astre très brillant, une supernova. Elle se situait à la périphérie des constellations du Sagittaire, d'Ophiuchus et du Serpent. Ophiuchus est le nom donné au Serpentaire, ou Porteur de Serpents. Cette constellation est considérée par certaines traditions comme le treizième signe du zodiaque. La constellation du Cygne n'est pas loin, elle nous fait signe plus haut dans le ciel. La supernova fut étudiée par Johannes Kepler, à l'œil nu puisque ce n'est que cinq ans plus tard, en 1609, que Galilée inventa la lunette astronomique. Fort heureusement, les cieux étaient alors plus purs que ceux d'aujourd'hui.

 

Reconstitution de l'apparition de la supernova

 

Quant au chapitre 9, il nous apprend que la Fraternité possède une écriture magique, l'alphabet d'Adam et d'Énoch. Il y a là une allusion discrète mais évidente semble-t-il à la « magie d’Énoch », ensemble de rituels qui étaient pratiqués dans les milieux occultistes et alchimiques. Ces opérations hermétiques utilisaient un langage spécifique, dit énochien, ayant son alphabet propre composé de 21 signes. Le langage énochien ou langue angélique aurait été transmis par les anges à l’occultiste John Dee, également lié à la Rose-Croix, comme nous le verrons en 2e partie.

 

L'alphabet énochien

 

LES NOCES CHYMIQUES

Ce troisième ouvrage est le plus long des trois. Il a été publié en français par la Librairie Chacornac à Paris en 1928, avec introduction et commentaires de l'éditeur. Autant le dire tout de suite : malgré ses qualités littéraires, ce livre est très ennuyeux à lire pour nous gens du XXIe siècle. C'est à la fois un conte allégorique, un traité sur l'initiation des Frères de la Rose-Croix, et un manuel d'alchimie. L'histoire, complexe et déroutante, est rédigée dans un style suranné, avec de multiples digressions, demandant un réel effort de lecture. C'est sans doute voulu, puisque ce livre révélerait les sept phases du Grand-Œuvre alchimique, et cette connaissance ne peut être délivrée à la légère.

Dans l'édition originale, le livre commence par cet avertissement : « ne jetez pas des perles aux pourceaux, ni de roses aux ânes ». Le récit est rédigé à la première personne : c'est Christian Rosencreutz qui raconte son aventure, en partie onirique, en la divisant en sept journées. L'action des Noces étant située en 1459, le héros né en 1378 avait donc 81 ans, âge symbolique s'il en est. Et ce personnage étant sans doute imaginaire, inutile de préciser que toute l'histoire n'est évidemment que fiction.

 

Frontispice de l'édition originale des Noces chymiques

 

Il est évident que l'auteur, Johann Valentin Andreæ ou un autre, s'est inspiré de deux ouvrages célèbres de la Renaissance ; le premier est La Divine Comédie de Dante, voyage imaginaire dans l'au-delà, qui comme les Noces débute quelques jours avant Pâques et dure une semaine, en commençant par la traversée d'une forêt. Nous évoquerons ce livre plus en détails dans la 2e partie de ce dossier.

Mais la principale source d'inspiration semble être le célèbre Hypnerotomachia Poliphili, publié à Venise par Aldo Manuzzio en 1499, puis à Paris par Jacques Kerver en 1546, et par Béroalde de Verville en 1600, sous le titre Le Songe de Poliphile. C'est un livre qui a largement été répandu en Europe dans les milieux hermétiques. Savoir « lire » le Songe de Poliphile était indispensable pour espérer être recruté par l'une ou l'autre des sociétés occultes de l'époque, de même savoir « lire » les Noces chymiques ouvrait les portes de la Rose-Croix. On retrouve dans les Noces les compositions typographiques, les écritures mystérieuses, les hiéroglyphes, qui ont fait la célébrité du Songe. Quant au récit des Noces, on y retrouve de nombreux points communs avec celui du Songe : l'aventure vécue en rêve, la traversée d'une forêt, le choix entre plusieurs chemins, Cupidon, la vision de Vénus, etc.

Premier jour. Peu de temps avant Pâques, Christian Rosencreutz est en méditation, lorsqu'il se sent touché au dos à plusieurs reprises. Non sans crainte il se retourne pour voir quoi ou qui était apparu derrière lui. C'est une femme belle, vêtue d'une robe bleue parsemée d'étoiles d'or, et elle a des ailes couvertes d'yeux. L'inconnue tend une lettre à Christian Rosencreutz. Puis elle disparaît. La lettre est fermée par un sceau portant une croix délicate et l'inscription « In hoc signo vinces – par ce signe tu vaincras », la devise de Constantin. Ce signe n'est en réalité pas autre chose que le glyphe du savant anglais John Dee, comme nous le verrons en 2e partie.

 

Le signe du sceau

 

La missive est une invitation aux noces du roi qui doivent avoir lieu le jour-même. Pour y prendre part il faut aller vers la montagne qui porte trois temples. L'invitation est signée Sponsus et Sponsa, ce qui signifie le fiancé et la fiancée. Christian a l'intuition que durant son sommeil lui seront révélés des indices supplémentaires. Sitôt endormi, il commence à rêver, et a l'impression de se trouver dans une tour sombre avec une multitude d'autres hommes. Soudain le toit de la tour est soulevé, et des cordes descendent du ciel pour sauver tous ceux qui pourront s'y accrocher ; les autres tombent ou restent dans la tour. C'est une scène qui trouve un écho illustré dans le tarot par la lame XVI des arcanes supérieurs, la Maison-Dieu. À première vue c'est une tour touchée par la foudre, mais on peut y voir aussi une tour dont le toit se soulève comme un couvercle ; une langue de feu, qui pourrait aussi bien être un faisceau de cordes, descend du ciel et touche la tour. Un homme qui n'a pu s'y accrocher chute vers le sol.

 

La Maison-Dieu (lame XVI du Tarot de Marseille)

 

Lorsque le héros est enfin tiré de la tour, il comprend qu'il a été élu pour assister aux noces royales. Il se réveille alors, et se prépare à partir car il sait où aller. Il se vêt d'une robe de lin blanche, ceinte d'un ruban rouge disposé en croix, et attache quatre roses rouges à son chapeau, espérant que ces signes de roses et croix le feront distinguer dans la foule. Au passage, il faut remarquer que la croix et les roses rouges sur fond blanc forment le blason de Johann Valentin Andreæ.

Deuxième jour. En route pour les noces, Christian Rosencreutz commence par traverser une forêt. De l'autre côté, un écriteau est placé sur un cèdre au milieu de la prairie. L'affiche annonce que le voyageur aura à choisir entre quatre chemins pour arriver aux noces du roi : la première route est courte mais dangereuse, la deuxième facile mais longue, la troisième une voie royale mais au bout de laquelle seulement un sur mille peut parvenir, et la quatrième réservée aux corps incorruptibles. Le héros a donc le choix en vérité entre seulement trois chemins, tout comme Poliphile qui dut choisir entre les trois portes de Télosie. Après réflexion, il choisit la sécurité de la deuxième voie.

 

Les trois portes de Télosie (Songe de Poliphile)

 

Au terme d'un long cheminement, Christian Rosencreutz doit franchir trois portes successives. Finalement, il réussit à pénétrer dans le château juste à temps. Tous les convives invités sont alors avertis par une vierge que le lendemain ils devront affronter l'épreuve de la Balance des Artistes.

Troisième jour. Au centre de la salle, la balance d'or attend ceux qui ont été désignés pour l'épreuve. Ils devront monter sur le plateau, et s'ils pèsent moins que le poids ils seront éliminés. Plusieurs personnages montent sur le plateau, et bien peu en sortent vainqueurs. Vient enfin le tour du héros. Contre toute attente il réussit brillamment. Christian Rosencreutz fait donc partie des élus conviés au repas de mariage, qui reçoivent alors la Toison d'or. Cette balance n'est pas sans faire penser à celle de la Justice, illustrée par la lame VIII du tarot.

 

La balance de la Justice (lame VIII du Tarot de Marseille)

 

Quatrième jour. Christian Rosencreutz et ses compagnons doivent être présentés au roi et à la reine. Ils arrivent dans une grande salle où se tiennent les souverains majestueux. Ici se place un épisode clairement inspiré du passage analogue du Songe de Poliphile.  Cupidon espiègle vole au-dessus d'eux ; ce petit dieu est si malicieux qu'il ne ménage même pas les oiseaux qui volent nombreux dans la salle, il les tourmente chaque fois qu'il le peut. Le Cupidon romain, c'est aussi l'Éros grec, ce qui est l'anagramme de ROSE. Pour se venger, les oiseaux nous soufflent un calembour : « Cupidon croît, l'Éros croît » (cupides on croit les Rose-Croix). On retrouve également Cupidon dans le tarot, c'est la lame VI, l'Amoureux.

 

L'Amoureux (lame VI du Tarot de Marseille)

 

Le temps se passe en jeux et en danses. Puis on annonce qu'une comédie va être jouée en l'honneur des souverains, et tous sont conviés à y assister. Le thème de la pièce est simpliste, c'est un récit de chevalerie qui n'a d'autre but que de glorifier le roi et la reine. Suit le repas des noces royales. À la fin, les époux revêtent des habits noirs, tandis que la salle est décorée d'étoffes noires également. Puis on apporte six cercueils et un billot. Entre alors un géant noir tenant une hache. Tous les membres de la famille royale sont décapités, leurs corps sont emportés dans les cercueils. Le soir venu, Christian Rosencreutz a bien du mal à trouver le sommeil, après ces noces sanglantes. À minuit il est encore éveillé. Il voit alors par la fenêtre de sa chambre, qui donne sur un lac, que les cercueils sont embarqués sur un vaisseau qui traverse ensuite le lac et disparaît à l'horizon.

Cinquième jour. Au matin, le héros et son page visitent le château désert. Le page lui montre la salle du tombeau de Vénus, porté par un aigle, un lion, un bœuf et un ange, qui sont les « Vivants » de la vision d’Ézéchiel, les animaux symbolisant les quatre évangélistes. Ce n'est pas autre chose que la lame XXI du tarot, le Monde, qui est représentée là.

 

Le Monde, ou Vénus entourée des quatre Vivants
(lame XXI du Tarot de Marseille)

 

Puis par une trappe il le fait descendre dans une salle souterraine, où dans un lit dort la déesse Vénus, nue. Cupidon arrive alors, et réprimande Christian Rosencreutz de s'être aventuré jusque là. Tous les invités se retrouvent alors dans la cour du château, où six cercueils ont été disposés. Tout le monde croit qu'il s'agit-là des cercueils de la famille royale, seul Christian Rosencreutz sait qu'il ne s'agit que d'un simulacre. On invite alors les convives à naviguer vers la tour de l'Olympe pour y fabriquer le remède qui permettra de ramener à la vie les personnes royales. Ils embarquent sur sept vaisseaux, traversent le lac et gagnent la mer. Puis il accostent sur une île carrée, entourée de remparts. Au centre s'élève la tour de l'Olympe, constituée de sept tours rondes juxtaposées, celle du centre étant la plus haute.

Sixième jour. Les convives sont rassemblés à la base de la tour centrale. Ils devront, par divers moyens, en monter les sept niveaux. À chaque étage, par tout un cérémonial alchimique les corps des décapités sont transformés en matière rouge, puis en œuf, d'où sort un oiseau dont la couleur changera d'étage en étage, en fonction des coctions qu'il subira : d'abord noir, puis blanc, puis multicolore, et enfin bleu. Puis il est sacrifié, brûlé, et de ses cendres on fait une pâte que l'on répartit dans deux moules. Il en sort un garçon et une fillette, qui grandissent rapidement. Le lecteur commence à comprendre qu'ils sont le roi et la reine revenus à la vie.

Septième jour. Les convives réunis sont faits Chevaliers de la Pierre d'Or. Tous s'embarquent à nouveau dans les vaisseaux. Un navire étincelant vient à leur rencontre. À son bord se trouve le couple royal. Puis tous les vaisseaux accostent au rivage. Le roi choisit Christian Rosencreutz pour chevaucher à côté de lui. Il aura l'honneur, à cause de ses cheveux blancs, de porter une bannière blanche à croix rouge. Dans le jeu de tarot, le cavalier de coupe est représenté avec des cheveux blancs, portant une coupe ressemblant trop au Saint-Graal, tel qu'on le représente généralement, pour que ce soit un hasard. En réalité, et par jeux de mots oiselés, ce Graal peut facilement se transformer en bannière à croix. En effet par l'art du Grimoire, variante de la Langue des Oiseaux, qui consiste à ne retenir que les consonnes sonores pour former de nouveaux mots après introduction d'autres voyelles, Graal = G R L = GRêLe (nom masculin désignant le bloc de charbon brut restant à débiter) = charbonnier = C R B N R = CRoix BaNnièRe.

 

Le Cavalier de Coupe (Tarot de Marseille)

 

Mais revenons à notre histoire. Au cours de la réception qui suit, les nouveaux chevaliers doivent s'engager à observer une règle en cinq articles, qui pourrait bien s'appliquer aux Frères de la Rose-Croix.

I.       Seigneurs Chevaliers, vous devez jurer de n'assujettir votre Ordre à aucun diable ou esprit, mais de la placer constamment sous la seule garde de Dieu, votre Créateur, et de sa servante, la Nature.

II.    Vous répudierez toute prostitution, débauche ou impureté et ne salirez point votre Ordre par ces vices.

III.  Vous aiderez par vos dons tous ceux qui en seront dignes et en auront besoin.

IV.  Vous n'aurez jamais le désir de vous servir l'honneur d'appartenir à l'Ordre pour obtenir le luxe et la considération mondaine.

V.     Vous ne vivrez pas plus longtemps que Dieu ne le désire.

On apprend que le gardien du premier portail a été relégué à ce poste parce qu'il a contemplé Vénus nue, et qu'il ne pourra être délivré que par un homme ayant commis la même faute. Christian Rosencreutz comprend qu'à cause de son audace, dont Cupidon fut témoin, il pourrait bien être désigné pour le remplacer. Alors pour éviter un si funeste sort, il rentre chez lui.

Les noces chymiques de Christian Rosencreutz en l'année 1459 se révèle avant tout être un ouvrage d'alchimie. On y devine les opérations visant à transformer la matière première en pierre philosophale par purification, coction, putréfaction, qui sont les phases de l'Œuvre avec ses couleurs successives. On comprend que le ton ennuyeux du récit soit volontaire pour rebuter le lecteur impatient. Et là encore des questions se posent quant à l'identité réelle de l'auteur, tant il est peu probable qu'un jeune homme de 18 ans ait eu l'expérience et les connaissances alchimiques nécessaires.

 

L'une des inscriptions énigmatiques apparaissant dans les Noces chymiques

 

LES ORIGINES

L'expression « Rose-Croix » est fort ancienne, bien antérieure aux Fraternités qui ont pris ce nom. Par le mot « Rose » on désignait la femme idéale du chevalier, pas une femme réelle mais un symbole, celui de l'intelligence permettant l'élévation de l'âme, l'intelligence transcendée. La croix est celle du Christ, devenue rouge par le sang du sauveur. Rose-croix est un état de conscience supérieur, une plénitude spirituelle et physique. L'âme humaine attachée au plan matériel de l'existence, le plan terrestre horizontal, doit progresser jusqu'à rencontrer le plan céleste, ou divin, vertical. Ainsi quand la rose arrive au centre de la croix salvatrice elle s'épanouit. Cette recherche de la plénitude a donc été symbolisée par l'image d'une croix et d'une rose. En pratique, « Rose-Croix » désigne celui qui a atteint cet état de conscience. Les Rose-Croix étaient ainsi capables de se reconnaître entre eux sans même se parler. En réalité, la Fraternité de la Rose-Croix n'était pas une société organisée, avec une hiérarchie et des rituels précis, comme la Franc-Maçonnerie par exemple. C'était avant tout une assemblée d'esprits élevés, de « vieilles âmes » pour les tenants de la réincarnation, comme l'avaient été avant elle l'Academia Aldina à Venise, ou la Société Angélique à Lyon.

Si l'origine égyptienne de la Fraternité de la Rose-Croix semble n'être qu'une légende, dès le Moyen-Âge par contre on voit émerger l'image de la rose et de la croix. L'histoire d'Iñigo Arista est incontournable à ce niveau de la recherche. Les auteurs qui ont écrit sur la Rose-Croix nous disent qu'au XIe siècle un chevalier nommé Iñigo Arista, alors qu'il combattait les Maures en Espagne, vit apparaître dans le ciel une croix lumineuse dont les branches s'ornaient de roses, signe divin qui l'emmena vers la victoire. Cet événement merveilleux, dont le récit paraît inspiré par la vision de Constantin, serait à l'origine de la fondation du monastère de San Juan de la Peña, près de Jaca dans les Pyrénées espagnoles. C'est un ermitage en partie construit dans une caverne, qui aurait vu transiter le Saint-Graal. Serait-ce la fameuse « caverne des Pyrénées » où se seraient repliés les Rose-Croix au moment de la pose des affiches à Paris ?

 

San Juan de la Peña (carte postale ancienne)

 

Mais si l'Histoire connaît bien un Iñigo Arista (il y en eut même plusieurs), les faits que nous rapportent les annales historiques sont un peu différents. Louis Moreri dans son Grand Dictionnaire Historique, tome IV (1757), nous apprend ceci :

« Il y avait, dit-on, un Ermitage dans une Roche, nommée le Pegna d'Oroüel, près de Iacca, où vivait un bon Ermite, avec quatre autres Confrères. Ce saint homme étant mort, trois cents Gentilshommes, ou environ, s'assemblèrent pour son enterrement ; & étant venus à parler du malheur de l'Espagne, délibérèrent d'élire un Chef [...]. Le choix tomba sur Garcias Ximenés le plus grand Seigneur d'entre eux [...]. Ce nouveau Prince se signala par ses exploits contre les Maures. On dit qu'un jour comme il les allait combattre, il aperçut au Ciel un écu dans lequel paraissait une Croix rouge sur un Chêne ; ce qu'il prit pour blason de ce nouveau Royaume, auquel il donna le nom de Sobrarbe, c'est-à-dire, sur arbre [...] Garcias choisit sa demeure proche de l'Ermitage de Pegna, & y fit une superbe Église, où il élut sa sépulture & celle de ces successeurs. [suivent les noms de tous les successeurs jusqu'à Iñigo Artista] Les historiens rapportent que cet Iñigo Arista changea les Armes anciennes de Sobrarbe (qui étaient d'or à une Croix de gueules, sur un Chêne de sinople) pour prendre l'écu d'azur à la Croix pommetée d'argent. »

La relation avec San Juan de la Peña semble se confirmer, par contre il n'est plus question de croix aux branches garnies de roses, mais de croix rouge sur un chêne, qui est devenu le blason du royaume. Cela dit, le terme héraldique gueules, utilisé pour désigner la couleur rouge, vient du persan gul qui signifie rose. Une croix de gueules est donc bien une croix de roses, là se situe sans doute l'astuce. Le descendant Iñigo Arista aurait vu lui aussi apparaître le signe divin, un peu différent, raison pour laquelle il changea le blason pour en faire un écu avec une croix pattée au pied fiché, blanche sur fond bleu.

 

Blason de Inigo Arista

 

Le Moyen-Âge fut une époque bien contraignante pour l'Esprit. Il ne faisait pas bon alors, professer des idées trop en avance sur son temps, ou contredisant les saintes écritures. L'inquisition veillait, et on ne mettait pas longtemps pour rallumer les bûchers. Alors, « dans un temps où Pantagruel prenait si aisément les gens de lettres à la gorge », comme dit Grasset d'Orcet, les intellectuels usaient d'artifices, ne s'exprimant qu'à mots couverts, pour transmettre leur savoir sans rien laisser paraître. Ainsi sont nés le Lanternois, la Lèche, le Grimoire, le Patelinage, l'Anglé, autant de langages secrets, connus des seuls initiés, sous le terme générique de Langue des Oiseaux. Ses adeptes se réunissaient clandestinement, comme ils disaient : « sub rosa – sous la rose ». La rose cache sous sa délicatesse des épines acérées ; elle est devenue le symbole de cette connaissance secrète dont l'approche n'était pas sans risques.

 

Rose, la Noble Dame, la Femme, l'Intelligence
(Carnaval de Venise)

 

Les disciples de cette liberté de pensée se reconnaissaient entre eux en plaçant une rose à leur chapeau. François Villon, qui fut des leurs, n'a-t-il pas écrit :

« Compagnons, vous perdez la plus belle rose de vos chapeaux. »

Dans Les noces chymiques de Christian Rosencreutz, le héros se met en route en piquant quatre roses rouges à son chapeau, tout en nouant un ruban rouge en croix autour de ses épaules, espérant que ces symboles de la rose et de la croix le feront distinguer.

Parmi les sources éventuelles de la Rose-Croix, on peut citer une corporation que l'invention de l'imprimerie rendit très puissante : celle des graveurs, dignes successeurs des enlumineurs médiévaux. La gravure fut pendant des siècles la seule manière d'illustrer un livre, jusqu'à l'invention de la photographie. Ces graveurs réunis en corporation avaient pour nom Saint-Gilles, Saingilles, Saint-Gilpins ou encore Gilpins. Le très érudit Claude-Sosthène Grasset d'Orcet, qui à la fin du XIXe siècle signa des quantités d'articles sur les sociétés secrètes et les œuvres cryptées de l'ancienne Europe, nous dit :

« un chef d’ange (che angel) est l’hiérogramme le plus fréquent des saingiles ou saint-gilpins, que le vulgaire nommait rose-croix. »

Phrase sibylline comme il les aimait ! Ainsi, ceux que l'on nomme Rose-Croix seraient en réalité des Saint-Gilpins ? En fait, l'insigne des Gilpins était un cœur surmonté d'une tête d'ange, ce qui en français de l'époque se disait « cœur chef angel », le mot chef (dans le sens de tête) se prononçant ché. Alors par l'art du Grimoire, on obtient :

CœuR Ché aNGeL = C R C N G L = Croix SigNe GueuLes

(Sachant que le C peut devenir S et le N peut s'entendre GN, puisque ce sont les sonorités qui comptent plus que l'écriture). Il faut comprendre par ce croix signe gueules : « croix avec un signe rouge » ou plutôt, avec l'équivalence, déjà notée, des gueules héraldiques et des roses, « croix avec le signe d'une rose ». Raison pour laquelle, dit Grasset d'Orcet, « le vulgaire nommait Rose-Croix » les Saint-Gilpins. Drôle de « vulgaire » quand même, capable de maîtriser le Grimoire, qui est une variante de la Langue des Oiseaux...

 

L'emblème des Gilpins : cœur et tête d'ange

 

Notons au passage que ce sont ces mêmes Gilpins qui furent à l'origine de la Société Angélique, et avant elle de l'Academia Aldina, dont le chef de file Aldo Manuzzio imprima en 1499 la première version du fameux livre Le Songe de Poliphile. Une autre fois nous irons ensemble à Venise sur les traces de l'imprimeur et de son Académie... Toujours selon Grasset d'Orcet, la corporation des Gilpins comptait sept grades, dont le grade supérieur était le Rose-Croix. Il faut noter que dans le rite français de la Franc-Maçonnerie, le 7e et dernier grade sera aussi le Chevalier Rose-Croix (nous y reviendrons en 2e partie). Le Songe de Poliphile contiendrait par ses gravures la représentation des sept grades des Gilpins. Le grade Rose-Croix serait symbolisé par un « chariot tout épris de feu » (ce que dit le texte), donc un char rouge, char de gueules, ou rose char, dont les consonnes sonores R S C R donnent RoSe-CRoix.

 

Le char rouge du septième grade des Gilpins
(gravure du Songe de Poliphile)

 

En 1555 parut à Lyon un étrange livre intitulé Centuries. Son auteur Michel de Notre-Dame, dit Nostradamus, y prédisait les événements des siècles futurs dans un style volontairement obscur. L'un des quatrains semblait annoncer la création de la Fraternité de la Rose-Croix :

« Une nouvelle secte de Philosophes,
Mesprisant mort, or, honneurs et richesses,
Des monts Germains ne seront limitrophes,
A les ensuyvre auront appuy & presses. »

Nostradamus, Centuries, 3, LXVII

 

Nostradamus (Lyon, rue Juiverie)

 

Le mot « secte » est évidemment à considérer selon le sens qu'il avait à l'époque : « assemblée des adeptes d'une même religion ou doctrine ». Ne se limitant pas à l'Allemagne, ces nouveaux philosophes mépriseront la mort, les honneurs, l'or et les richesses, et par ceux qui les suivront ils auront appuis et publications favorables, ce que nous découvrirons dans la 2e partie de ce dossier. Nous verrons aussi qui furent les précurseurs de la Fraternité de la Rose-Croix, bien avant 1604, et qui furent ses successeurs, jusqu'aux résurgences des XIXe et XXe siècles.

À suivre en Janvier prochain ...





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