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Les Sociétés Secrètes Novembre 2018
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Par
Patrick Berlier
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LA ROSE-CROIX 1e
PARTIE : FONDEMENTS ET ORIGINES La Rose-Croix est sans nul
doute la société
secrète la plus mystérieuse parmi celles que notre
histoire a connues. À quelle
époque remonte-t-elle, qui étaient ses fondateurs ?
Quels étaient ses
buts, ses règles, ses grades ? Autant de questions
auxquelles il est
difficile de répondre avec certitude, car c'est une
société pour qui le secret
n'était pas un vain mot. De fait, la Rose-Croix a suscité
une littérature
immense, des commentaires infinis, et aujourd'hui encore plusieurs
fraternités
initiatiques se réclament d'elle. La Rose-Croix comporte plus de
zones d'ombre
que de lumière, mais nous allons néanmoins tenter d'y
voir un peu plus clair,
avec ce dossier qui nécessitera deux parties pour commencer
à approcher le
sujet. UNE NOUVELLE
« AFFAIRE DES PLACARDS » En 1623, le roi Louis XIII
régnait sur la France
depuis neuf ans. Âgé de 22 ans, il avait
épousé Anne d'Autriche, qui ne lui
avait pas encore donné d'enfant. Le royaume était en
paix, se remettant lentement
des guerres de religion qui pendant près de quarante ans
l'avaient mis à feu et
à sang. En ce mois d'août, un beau matin les Parisiens
découvrirent, intrigués,
des affiches placardées à tous les carrefours. On doit
à Gabriel Naudé d'en
avoir relevé précisément le texte, qu'il a
publié dans son livre intitulé Instruction
à la France sur la vérité de l'histoire des
Frères de la Rose-Croix, qui
est le premier ouvrage français consacré à ce
sujet. Voici donc le texte des
affiches : « Nous,
députés du Collège
principal des Frères de la Rose-Croix, faisons séjour
visible et invisible en
cette ville, par la grâce du Très-haut, vers lequel se
tourne le cœur es
Justes. Nous montrons et enseignons sans livres ni marques à
parler toutes
sortes de langues des pays où voulons être, pour tirer les
hommes nos
semblables d'erreurs de mort. » Selon les dires de Gabriel
Naudé, l'affiche était
composée de six lignes manuscrites. Le texte comptant 59 mots,
si on l'écrit en
6 lignes, soit environ 10 mots par ligne, on occupe un espace plus
large que
haut, pas vraiment adapté au format classique pour une affiche,
dans le sens de
la hauteur, format dit « portrait » en langage
informatique. Donc en
toute logique, cette affiche devait être plutôt en format
« paysage », dans le sens de la largeur, format
qui jadis était dit
« à l'italienne ». Gabriel Naudé ne
dit rien, de ni de l'aspect, ni
de la taille, de l'affiche, qui devait être sans doute ce que
l'on nommait
alors un cartel, c'est-à-dire de petit format. Il semblerait
qu'aucun
exemplaire n'ait été conservé jusqu'à nos
jours, mais compte tenu des
déductions précédentes, vraisemblablement
l'affiche devait ressembler à ceci
(avec l'orthographe de l'époque) : Reconstitution
de l'affiche des Rose-Croix Quelques jours plus tard, une
seconde affiche
était placardée. Le texte, plus long que pour la
première affiche, disait en
substance que ceux qui souhaiteraient rejoindre la Rose-Croix devraient
le
faire avec un esprit dénué de toute curiosité
malsaine, et que les Frères
seraient capables par la pensée de se faire connaître
à eux et inversement. On imagine l'étonnement
des Parisiens. Qui
étaient donc ces Frères de la Rose-Croix, capables
d'être tantôt visibles et
tantôt invisibles, et doués de télépathie ou
de la faculté de parler toutes les
langues de la terre ? Par « visible et
invisible », il faut
sûrement comprendre « capables de passer
inaperçus ». Les Frères
devaient se fondre dans la foule sans se faire remarquer en aucune
façon, ils
pouvaient être n'importe quelle personne croisée dans la
rue ou dans un salon.
Le don de lire dans les pensées, c'était plutôt une
faculté, qu'avaient les
personnes ayant atteint un certain niveau d'élévation
intellectuelle, de se
reconnaître entre eux au premier regard. Quant au don des
langues, il n'est pas
sans rappeler le prodige rapporté par les Actes des
Apôtres (2, 9 - 11),
lorsque pour la fête de la Pentecôte l'Esprit Saint
descendit sur les disciples
sous la forme de langues de feu. Les apôtres se lancèrent
alors dans un
discours, que malgré leurs différences de langues tous
les peuples présents
comprirent. En bref, la Fraternité de la Rose-Croix avait toutes
les apparence
de la parfaite société secrète, l'une de celles
dont on peut faire partie sans même
le savoir, comme disait Jacques Bergier. La pose de ces affiches
à Paris en 1623
constituait une nouvelle « affaire des
placards ». Presque un siècle
plus tôt, en 1534, des affiches avaient été
placardées dans Paris et jusque sur
la porte de la chambre du roi, au Louvre. Il s’agissait d’un manifeste
titré Articles
véritables sur les horribles / grands & importables abus de
la messe papale,
rédigé par Antoine Marcourt, un lyonnais converti au
protestantisme devenu
pasteur à Neuchâtel. Il avait été
imprimé clandestinement par Pierre de Vingle,
imprimeur lyonnais lui aussi exilé à Neuchâtel.
Cette « affaire des
placards » fut l’un des éléments
déclencheurs des guerres de religion.
Contrairement aux affiches de la Rose-Croix, quelques exemplaires de
ces placards
ont été conservés. L'un d'eux se trouve à
Lyon, au Musée de l'Imprimerie. Détail
du placard protestant À 89 ans
d'écart, protestants et Frères de la
Rose-Croix se manifestaient publiquement et d'une manière
totalement illégale,
ni l'une ni l'autre des affiches n'ayant évidemment fait l'objet
d'un
« privilège royal », c'est-à-dire
une autorisation préalable de
publication. Le parallèle entre les deux affaires est à
relever, car si la
Rose-Croix semble être née dans les premières
années du XVIIe siècle
en Allemagne, et dans les milieux protestants, tout comme le
protestantisme
elle tire en vérité ses racines d'un substrat de
personnages, d'écrits, et de
courants de pensée, très largement antérieurs. L'étonnement
passé, les commentaires des
Parisiens allèrent bon train. Les Frères de la Rose-Croix
eurent leurs
détracteurs, qui voyaient en eux des envoyés du diable,
et leurs défenseurs,
qui au contraire les considéraient comme une émanation de
Dieu. La police mena
une enquête à travers le royaume, mais elle ne
découvrit rien de tangible, se
contentant de collationner les rumeurs. Selon son rapport, le nombre
des
Rose-Croix ne s'élevait qu'à 36 personnes,
réparties en six groupes, chacun
dans un pays différent. Le rapport de police disait encore que
les Frères de la
Rose-Croix s'étaient réunis à Lyon le 23 juin,
veille de la Saint-Jean, et
avaient décidé de se replier dans une caverne des
Pyrénées, pendant qu'une
délégation d'entre eux irait placarder les affiches
à Paris. LES TROIS LIVRES FONDAMENTAUX Si les Parisiens, puis les
Français, furent
surpris d'apprendre l'existence d'un Collège principal des
Frères de la
Rose-Croix, pour nos voisins d'Outre-Rhin c'était
déjà un fait avéré depuis
quelques années. En effet, trois écrits fondateurs
avaient été successivement
publiés en langue allemande. - Le premier de ces
écrits, paru en 1614, était
titré Fama Fraternitatis ou Renommée de la
Fraternité du Très Louable Ordre
de la Rose-Croix. - Le deuxième, paru en
1615, était la Confessio
Fraternitatis ou Confession de la très honorée
Fraternité des Rose-Croix à
l'adresse des hommes de science de l'Europe. - Le troisième, paru en
1616, était Les noces
chymiques de Christian Rosenkreutz en l'année 1459. De ces trois livres, il
ressortait que les Frères
de la Rose-Croix possédaient facultés ou savoirs hors du
commun. L'alchimie
qu'ils maîtrisaient n'était pas destinée à
leur apporter or et richesses, comme
il se doit, mais un état de conscience supérieur et les
secrets pour allonger
la vie ou opérer des guérisons. Les trois textes furent
publiés de manière
anonyme. Cependant, quelques années plus tard, le savant
théologien allemand
Johann Valentin Andreæ reconnut être l'auteur du
troisième titre, qu'il disait
avoir écrit en 1604, à l'âge de 18 ans. Cet
érudit est né en 1586 dans le duché
de Wurtemberg. Placé à l'âge de cinq ans dans un
couvent, il y reçut les bases
de son éducation. Il étudia ensuite les sciences et les
lettres à l'Université
de Tübingen, près de Stuttgart, un lieu dont nous aurons
à reparler. En 1603 il
publia ses premiers livres, tout en poursuivant des études de
théologie. Il
fréquenta des adeptes de la Fraternité de la Rose-Croix,
dont il devint l'un
des piliers. Il continua son œuvre littéraire et
s'éteignit le 27 janvier 1654.
Son blason est particulièrement révélateur,
puisqu'il se compose d'un sautoir
ou croix de Saint-André rouge, entouré de quatre roses de
même, sur champ
blanc. Si la croix de Saint-André constitue la pièce
parlante de ses armoiries
(Saint-André = Andreæ), la présence de roses autour
de la croix révélerait ses
liens avec la Rose-Croix. Armoiries
de Johann Valentin Andreæ On attribue aujourd'hui
à Johann Valentin Andreæ non
seulement le troisième écrit, mais aussi les deux
premiers de ces textes
fondamentaux, ce qui révélerait chez ce jeune homme de 18
ans ait une maturité
d'esprit peu commune, à tel point que d'aucuns doutent de son
rôle réel dans
l'écriture des trois manifestes. Néanmoins, nous allons
devoir nous arrêter
quelque peu sur chacun des trois titres fondateurs, avant d'aller plus
loin. FAMA FRATERNITATIS C'est un texte court, qui
après une introduction
allégorique entreprend de conter l'histoire de celui qui est
présenté comme le
fondateur, ou tout au moins l'inspirateur, de la
Fraternité : Christian
Rosencreutz. Disons-le tout de suite : il y a de très
fortes probabilités
pour que ce personnage, qui forme le fil conducteur des trois livres
successifs, soit totalement imaginaire. Johann
Valentin Andreæ s'est d'ailleurs inspiré de son propre
vécu. Christian Rosencreutz
n'a sans doute jamais existé en tant que personne physique, ce
serait une pure
allégorie, une création de
l'auteur pour symboliser
la Fraternité et lui donner une très large
antériorité. Le nom Rosencreutz
n'est d'ailleurs que l'équivalent allemand de Rose-Croix.
Néanmoins
voici l'histoire telle qu'elle est racontée dans le livre.
L'époque à laquelle
se déroulent les événements n'est pas
indiquée dans ce premier opus, elle ne
sera précisée que dans le livre suivant. Frontispice
de l'édition originale de la Fama Fraternitatis De nationalité
allemande et d'une famille noble
mais appauvrie, Christian Rosencreutz fut, nous dit-on, placé
très jeune dans
un couvent où il apprit le latin et le grec, puis à
l'âge de seize ans il
entreprit un voyage qui l'emmena en Syrie, en Arabie, en Égypte,
en Libye, au
Maroc et en Espagne. Dans chacun de ces pays il reçut un
enseignement des
choses cachées de la nature. C'est en Arabie que lui fut
révélé le Livre M,
qu'il entreprit de traduire en latin, et qu'il emporta avec lui. Puis
il rentra
en Allemagne, où avec trois confrères il fondit la
Fraternité des Rose-Croix,
laquelle fut bientôt portée au nombre de 8, puis elle prit
la résolution
suivante : « 1
- Que nul d'entre eux, s'il est en voyage, ne déclare d'autre
profession que
celle de soigner gratuitement les malades 2
- Que nul ne doit être forcé, à cause de son
affiliation, de revêtir un costume
spécial, mais qu'il s'accommode des habitudes du pays où
il se trouve 3
- Que chaque frère est tenu chaque année au jour C. (jour
de la Croix) de se
rendre au Temple du Saint-Esprit, ou de déclarer par lettre les
causes de son
absence 4
- Que chaque frère doit choisir avec soin une personne habile et
apte à lui
succéder après sa mort 5 - Que ce mot
R.C. leur serve de
sceau, de mot de passe et de signature 6
- Que cette Fraternité doit être cachée cent
ans. » Christian Rosencreutz passa le
reste de sa vie en
étant toujours entouré de deux Frères, qui se
renouvelaient régulièrement. Il
commença à travailler à la construction de son
tombeau, et prépara sa
succession. Après lui, la Fraternité devrait se
répandre en Europe, et être
dirigée par une assemblée, dont
l'énumération sibylline constitue l'un des
rares passages du livre qui soient écrits en latin, alors que
tout le reste est
en allemand. Le
passage du livre En voici la transcription en
français : « 1
– Fr. I. A. nommé par le
Fr. C. H. à la tête de la Fraternité 2 – Fr. G. V.
M. P. C. 3 – Fr. R. C.
junior attaché au
Saint-Esprit 4 – Fr. F. B.
M. P. A. peintre &
architecte 5 -Fr. G. G. M.
P. I.
cabaliste. » Fr. est évidemment
l'abréviation de Frater -
Frère. Frère R. C. junior était
probablement le fils de Christian
Rosencreutz (nom abrégé en R. C. dans le livre),
désigné pour succéder à son
père dans le temple du Saint-Esprit. Les mots peintre &
architecte,
de même que le mot cabaliste, ne sont peut-être pas
à prendre au pied de
la lettre. Par ailleurs, il a été avancé
que les lettres M. P. pourraient
signifier Magister Provinciæ (Maître de la
Province – dans le sens de
« pays »), suivies de l'initiale dudit
pays : C
pour Calédonie (Écosse), A pour Angleterre, I
pour Italie. Ainsi Fr.
F. B. M. P. A. peut signifier « Frère F. B.
Maître de la Province
d'Angleterre ». Comme nous le verrons dans la 2e
partie de ce dossier, on a vu dans ce Fr. F. B., à la
tête de
l'Angleterre, le Frère Francis Bacon. Cependant, celui-ci est
né en 1561, par
conséquent il n'a pu accéder à un tel poste que
bien plus tard. Or, grâce à une
précision qui sera apportée par la Confessio
Fraternitatis, on sait que
Christian Rosencreutz serait décédé en 1484.
L'énumération ci-dessus, forcément
antérieure a priori, semble donc concerner le XVe
siècle. Mais comme
en 1 le Fr. I. A. pourrait être le Frère Johann
Andreæ, il faudrait
alors admettre que cette liste se réfère en
réalité à la période du début du
XVIIe siècle, et non au XVe, ce qui
confirmerait l'aspect
purement allégorique de Christian Rosencreutz. D'autre part, on
remarque
qu'aucun Frère n'est désigné à la
tête de la Germanie (Allemagne), ce qui serait
normal si le Fr. I. A. était bien Johann Valentin
Andreæ. Comme on le
voit, ce passage du livre garde encore une part de mystère. Après le
décès de Christian Rosencreutz, pendant
très longtemps le lieu de sa sépulture demeura un secret.
Puis un jour, des
Frères en découvrirent l'entrée, sur laquelle
était écrit : POST CXX
ANNOS PATEBO Ce qui signifie
« après 120 ans je
m'ouvrirai ». Le cycle de 120
ans constitue
l'une des symboliques caractéristiques de la Rose-Croix. Alors
l'intérieur du tombeau se révéla aux
Frères : « Au
matin, nous ouvrîmes la porte et une crypte apparut, de sept
côtés et angles,
chaque côté mesurant cinq pieds sur huit de hauteur. Cet
hypogée, bien que
jamais éclairé par le soleil, était clairement
illuminé grâce à un autre
(soleil) qui en avait été instruit par lui et qui se
trouvait en haut, au
centre de la voûte. » Outre la lampe
perpétuelle, il y
avait aussi dans le tombeau « d'étranges chants
artificiels » émis
par un coffret, et des « miroirs de diverses
vertus ». Apparemment, l'auteur
a eu la vision d'objets du quotidien appartenant à son futur et
donc à notre
présent – lampes électriques, poste de radio ou lecteur
audio, écrans
d'ordinateurs ou de tablettes – qu'il n'a pu expliquer et qu'il a
décrit avec
les termes de son temps. Puis les Frères découvrirent
enfin le corps de
Christian Rosencreutz : « En
déplaçant l'autel on
découvrit une grosse plaque de cuivre jaune qui, après
avoir été soulevée,
laissa apercevoir le corps glorieux et intact de C.R.C., sans la
moindre
décomposition, avec tous les ornements et attributs de l'Ordre,
tenant dans sa
main un petit livre de parchemin intitulé T, dont les
caractères étaient en or.
Ce document, le plus sérieux après la Bible, ne devait
pas être divulgué trop
facilement. » Deux livres
mystérieux sont évoqués
par la Fama Fraternitanis : le livre M et le livre T. Le
premier
est sans doute le Liber Mundi ou Livre du Monde, dans
lequel les
différentes religions auraient puisé de quoi
établir leurs doctrines ; à
moins que ce ne fût le Livre Muet de la Nature.
Cependant, un exemplaire
de la Fama Fraternitatis conservé à Salzbourg en
Autriche, préciserait
que le Livre M était le Liber Mysteriorum, le Livre
des Mystères,
qui contiendrait toutes les connaissances des sciences traditionnelles
de l'époque.
Le second livre ou Livre T est probablement le Liber Thesaurum
ou Livre
des Trésors ; à moins que ce ne fût le Livre
du Tarot, et nous
verrons que le récit de Christian Rosencreutz dans Les noces
chymiques
se retrouve en partie dans le jeu de tarot traditionnel. Le texte de la Fama
Fraternitatis
se termine par la devise de l'auteur Johann Valentin Andreæ, qui
est une
citation latine : Sub
umbra alarum tuarum
Iehova. La
citation finale de la Fama Fraternitatis Ces mots sont
extraits des Psaumes,
chapitre 17, verset 8, dans la Vulgate, la Bible en latin.
L'intégralité
du verset forme une prière adressée à Dieu
(Jéhovah) dont la traduction
française est : « Garde-moi comme la prunelle de
l'œil, à l'ombre de
tes ailes protège-moi ». La devise latine reprend
seulement la formule
« à l'ombre de tes ailes Jehova ». S'il
manque le verbe
« protège-moi », c'est que les initiales S
V A T I de la formule Sub
Vmbra Alarum Tuarum Iehova forment
en réalité une anagramme, mêlant les initiales I V
A du nom de l'auteur à
l'interjection latine St signifiant :
« silence ! ».
En un mot : Johann Valentin Andreæ, l'homme du silence. On peut trouver
une belle
illustration de cette citation dans la basilique de Fourvière
à Lyon,
construite à la fin du XIXe siècle par
l'architecte Pierre Bossan.
Le linteau de la porte, située en haut de l'escalier permettant
de passer de la
chapelle de la Vierge à la nef supérieure de la basilique
proprement dite, est
sculpté en ronde-bosse et représente une poule abritant
sous ses ailes huit
poussins, avec en légende les mots – presque identiques – de
cette partie du
verset 8, chapitre 17, des Psaumes : S
VMBRA ALARVM T PROTEGE ME Soit :
« à l'ombre de tes
ailes protège-moi » (sub et tuarum
sont abrégés en S
et T, comme pour dire « chut ! »,
en latin, au visiteur).
La seule différence avec la devise anagramme de Johann Valentin
Andreæ est que
« Jehova » a été remplacé
par « protège-moi ». Le fidèle,
comme le touriste, qui s'apprête à entrer dans la nef de
la basilique par cette
porte, se pose évidemment bien des questions, à la vue de
cette œuvre insolite,
d'autant que l'intrados des ailes de la poule s'orne de 8
étoiles, peut-être
pour rappeler – très subtilement ! – que la famille Stella
(étoile, en
latin) fut la protectrice du peintre Nicolas Poussin lors de son
séjour à Lyon
en 1642. La
poule aux étoiles et ses poussins - Basilique de
Fourvière (Lyon) CONFESSIO
FRATERNITATIS C'est un texte
plus long que le
précédent. Il est composé de 14 très courts
chapitres, se présentant comme un
manifeste en 14 points, que l'on peut résumer ainsi : 1 – Suite
à la publication de la Fama
Fraternitatis, certains ont accusé la Fraternité
d'hérésie et de trahison.
Ce nouveau document vise à réhabiliter la Rose-Croix et
à inciter les savants
de l'Europe à la rejoindre. 2 – La
philosophie secrète de la
Rose-Croix pourvoit à toutes les infirmités des fausses
philosophies
existantes, car elle se fonde sur une connaissance des sciences et des
arts qui
lui permet d'étudier les cieux, la terre, et surtout l'homme. Aux
savants qui se joindront à la Fraternité, seront
révélés des secrets
insoupçonnés. 3 – Il est
impossible de décrire les beautés de la
Fraternité. Cela risquerait d'éblouir
les ignorants par des explications dépassant leur conception, et
qui pourraient
en outre les conduire à ridiculiser des mystères qu'ils
ne comprendraient pas. 4 - Si toutes
les
publications du monde entier venaient à se perdre, ou les
fondations de la
science à s'écrouler, la Fraternité des Rose-Croix
serait à même de rétablir la
structure intellectuelle du monde. La Fraternité comprend un
certain nombre de
grades que chacun doit franchir pour avancer pas à pas vers le
Grand Arcane. 5 - La
société de
la Rose-Croix ne peut être découverte par la
curiosité des chercheurs, mais
seulement par les penseurs sérieux et sanctifiés. Les
indignes auront beau se
présenter à ses portes et en réclamer
l'entrée, leurs voix ne seront pas
écoutées. Dieu enveloppe la Rose-Croix de ses
nuées et la met ainsi à l'abri du
danger. Johann
Valentin Andreæ, 6 - La
Fraternité
est à la disposition de tous ceux qui cherchent
sincèrement la vérité ; mais
les hypocrites et les impies sont prévenus qu'ils sont hors
d'état de la trahir
et de lui nuire, car la Fraternité est sous la protection
effective de Dieu. 7 - Avant la fin
du
monde Dieu fera jaillir un grand flot de lumière spirituelle.
Tout ce qui aura
été obscurci ou vicié dans les arts, les religions
et les gouvernements
humains, sera mis au grand jour, afin que chacun puisse recueillir le
fruit de
la vérité. 8 - Dieu a
envoyé
des messagers en dévoilant des indices célestes, tels que
les nouvelles étoiles
du Serpent et du Cygne pour annoncer la venue d'un grand conseil des
Élus. Le
monde devra se débarrasser de la fausse science et de la fausse
théologie en
ouvrant son cœur à la vertu et à l'entendement. 9 – La
Fraternité
possède une écriture magique. Ce langage est semblable
à celui d'Adam et
d'Énoch avant la chute. La révélation des
mystères ne peut pas se faire en
latin, qui est une langue contaminée. 10 - Tous ceux
qui
voudraient adhérer à la Fraternité devront
étudier sans cesse les écritures
sacrées. Cela ne veut pas dire de citer la Bible à tout
propos; mais rechercher
sa signification véridique et éternelle, que
découvrent rarement les
théologiens, les scientistes ou mathématiciens. Frontispice
de l'édition originale de Confessio
Fraternitatis 11 - La Fama
Fraternitatis traitait de la question de la transmutation des
métaux et de
la Panacée. Il est à craindre que certains grands esprits
ne se fourvoient,
pour se limiter à celle de la transmutation des métaux.
Lorsqu'on donne à
l'homme le pouvoir de guérir et d'éviter la
pauvreté, il est inévitablement
assailli par de nombreuses tentations, et à moins de
posséder la vraie
connaissance et une pleine compréhension, il deviendra une
menace pour
l'humanité. 12 – Il faut
rejeter tous les livres sans valeur de pseudo-alchimistes et
philosophes, qui
trompent le crédule. De tels hommes se confondent avec ceux qui
cherchent le
bien. Les sages se détourneront de ces faux enseignements et
viendront à la
Fraternité, qui ne cherche pas à posséder leur
argent, mais leur offre
librement son plus grand trésor. 13 – Seront
admis
dans la Fraternité les plus dignes de toutes
nationalités. À ceux qui feront ce
pas en avant, les trésors du monde entier seront donnés
un jour. 14 - Ceux qui se
laisseraient fasciner par le scintillement de l'or sont invités
à ne pas venir
troubler le silence sacré de la Fraternité par leurs
clameurs. Ceux qui
croiraient partager ses richesses spirituelles s'apercevront qu'ils
perdront
plus vite leur voie à les chercher qu'à atteindre au
bonheur en les trouvant. Ce texte apporte
autant de réponses
que de questions nouvelles sur la Fraternité de la Rose-Croix.
Il s'en dégage
le sentiment d'une société élitiste (seront admis
les plus dignes), pratiquant
l'alchimie non pour faire de l'or et s'enrichir, mais pour transformer
l'homme
et obtenir la panacée universelle. On apprend également
que Christian
Rosencreutz serait né au XIVe siècle et aurait
vécu 106 ans. Comme
le premier texte nous apprenait que son tombeau aurait
été ouvert 120 ans après
sa mort, et que cette découverte aurait eu lieu en 1604, en
conséquence cela
situerait son décès en 1484, et sa naissance en 1378. Ce
n'est sans doute pas
un hasard, cette année 1378 est celle du Grand Schisme
d'Occident, qui vit
l'élection de deux papes, les cardinaux partagés par des
dissensions n'étant
pas parvenus à se mettre d'accord. Quant au décès
en 1484, il suit de quelques
semaines la naissance de Luther fin 1483. Ainsi Christian Rosencreutz
aurait
vécu entre les deux dates clés qui, au final,
entraînèrent la création de
l'Église réformée. La
Rose et la Croix (église de Longes) L'année
1604 est présentée comme
remarquable en raison d'une confluence
d'événements : outre l'ouverture du
tombeau, il y eut l'écriture du troisième livre (Les
Noces chymiques
– mais sans doute aussi les deux premiers), et l'apparition de
nouvelles
étoiles (nous y reviendrons plus loin). C'est probablement aussi
en cette année
1604 qu'a été formée la Fraternité de la
Rose-Croix. L'histoire de Christian
Rosencreutz semble n'avoir été créée que
pour lui donner deux siècles
d'antériorité, la faire naître au début du XVe
siècle et non au
début du XVIIe, comme pour montrer ainsi que ses
origines sont en
réalité plus anciennes. La Confessio
Fraternitatis
contient aussi quelques uns des points essentiels propres à la
Rose-Croix.
Ainsi au chapitre 4 la Fraternité dit-elle avoir accès
à la totalité des
connaissances du monde. Cela peut faire référence au
Livre M ou Liber
Mysteriorum, ou encore à ce dépôt fabuleux
à qui on donne aussi, dans
d'autres Traditions, le nom d'Annales Akashiques. Selon le
chapitre 8, des indices
célestes sont apparus, tels que les nouvelles étoiles du
Serpent et du Cygne.
Il faut comprendre que l'auteur évoque là un
événement astronomique survenu en
1604. Alors que l'on observait déjà la conjonction des
planètes Mars, Jupiter
et Saturne, apparut au-dessus d'elles un nouvel astre très
brillant, une
supernova. Elle se situait à la périphérie des
constellations du Sagittaire,
d'Ophiuchus et du Serpent. Ophiuchus est le nom donné au
Serpentaire, ou
Porteur de Serpents. Cette constellation est considérée
par certaines
traditions comme le treizième signe du zodiaque. La
constellation du Cygne
n'est pas loin, elle nous fait signe plus haut dans le ciel. La
supernova fut étudiée par Johannes Kepler, à l'œil
nu puisque ce n'est que cinq
ans plus tard, en 1609, que Galilée inventa la lunette
astronomique. Fort
heureusement, les cieux étaient alors plus purs que ceux
d'aujourd'hui. Reconstitution
de l'apparition de la supernova Quant au
chapitre 9, il nous apprend
que la Fraternité possède une écriture magique,
l'alphabet d'Adam et d'Énoch.
Il y a là une allusion discrète mais évidente
semble-t-il à la « magie
d’Énoch », ensemble de rituels qui étaient
pratiqués dans les milieux
occultistes et alchimiques. Ces opérations hermétiques
utilisaient un langage spécifique,
dit énochien, ayant son alphabet propre composé de 21
signes. Le langage
énochien ou langue angélique aurait été
transmis par les anges à l’occultiste
John Dee, également lié à la Rose-Croix, comme
nous le verrons en 2e
partie. L'alphabet
énochien LES NOCES CHYMIQUES Ce troisième ouvrage
est le plus long des trois.
Il a été publié en français par la
Librairie Chacornac à Paris en 1928, avec
introduction et commentaires de l'éditeur. Autant le dire tout
de suite :
malgré ses qualités littéraires, ce livre est
très ennuyeux à lire pour nous
gens du XXIe siècle. C'est à la fois un conte
allégorique, un traité
sur l'initiation des Frères de la Rose-Croix, et un manuel
d'alchimie.
L'histoire, complexe et déroutante, est rédigée
dans un style suranné, avec de
multiples digressions, demandant un réel effort de lecture.
C'est sans doute
voulu, puisque ce livre révélerait les sept phases du
Grand-Œuvre alchimique,
et cette connaissance ne peut être délivrée
à la légère. Dans l'édition
originale, le livre commence par
cet avertissement : « ne jetez pas des perles aux
pourceaux, ni de
roses aux ânes ». Le récit est
rédigé à la première personne :
c'est Christian Rosencreutz qui raconte son aventure, en partie
onirique, en la
divisant en sept journées. L'action des Noces
étant située en 1459, le
héros né en 1378 avait donc 81 ans, âge symbolique
s'il en est. Et ce
personnage étant sans doute imaginaire, inutile de
préciser que toute
l'histoire n'est évidemment que fiction. Frontispice
de l'édition originale des Noces chymiques Il est évident que
l'auteur, Johann Valentin
Andreæ ou un autre, s'est inspiré de deux ouvrages
célèbres de la
Renaissance ; le premier est La Divine Comédie de
Dante, voyage
imaginaire dans l'au-delà, qui comme les Noces
débute quelques jours
avant Pâques et dure une semaine, en commençant par la
traversée d'une forêt.
Nous évoquerons ce livre plus en détails dans la 2e
partie de ce
dossier. Mais la principale source
d'inspiration semble
être le célèbre Hypnerotomachia Poliphili,
publié à Venise par Aldo
Manuzzio en 1499, puis à Paris par Jacques Kerver en 1546, et
par Béroalde de
Verville en 1600, sous le titre Le Songe de Poliphile. C'est un
livre
qui a largement été répandu en Europe dans les
milieux hermétiques. Savoir
« lire » le Songe de Poliphile
était indispensable pour
espérer être recruté par l'une ou l'autre des
sociétés occultes de l'époque, de
même savoir « lire » les Noces chymiques
ouvrait les portes de
la Rose-Croix. On retrouve dans les Noces les compositions
typographiques,
les écritures mystérieuses, les hiéroglyphes, qui
ont fait la célébrité du Songe.
Quant au récit des Noces, on y retrouve de nombreux
points communs avec
celui du Songe : l'aventure vécue en rêve, la
traversée d'une
forêt, le choix entre plusieurs chemins, Cupidon, la vision de
Vénus, etc. Premier jour. Peu de
temps avant Pâques, Christian Rosencreutz est en
méditation, lorsqu'il se sent
touché au dos à plusieurs reprises. Non sans crainte il
se retourne pour voir
quoi ou qui était apparu derrière lui. C'est une femme
belle, vêtue d'une robe bleue
parsemée d'étoiles d'or, et elle a
des ailes couvertes d'yeux. L'inconnue tend une lettre à
Christian
Rosencreutz. Puis elle disparaît. La lettre est fermée par
un sceau portant une
croix délicate et l'inscription « In hoc signo
vinces – par ce
signe tu vaincras », la devise de Constantin. Ce signe n'est
en réalité
pas autre chose que le glyphe du savant anglais John Dee, comme nous le
verrons
en 2e partie. Le
signe du sceau La missive est une invitation
aux noces du roi
qui doivent avoir lieu le jour-même. Pour y prendre part il faut
aller vers la
montagne qui porte trois temples. L'invitation est signée
Sponsus et Sponsa, ce
qui signifie le fiancé et la fiancée. Christian a
l'intuition que durant son sommeil lui seront
révélés des indices
supplémentaires. Sitôt endormi, il commence
à rêver, et a l'impression
de se trouver dans une tour sombre avec une multitude d'autres hommes.
Soudain
le toit de la tour est soulevé, et des cordes descendent du ciel
pour sauver
tous ceux qui pourront s'y accrocher ; les autres tombent ou
restent dans
la tour. C'est une scène qui trouve un écho
illustré dans le tarot par la lame
XVI des arcanes supérieurs, la Maison-Dieu. À
première vue c'est une tour
touchée par la foudre, mais on peut y voir aussi une tour dont
le toit se
soulève comme un couvercle ; une langue de feu, qui
pourrait aussi bien
être un faisceau de cordes, descend du ciel et touche la tour. Un
homme qui n'a
pu s'y accrocher chute vers le sol. La
Maison-Dieu (lame XVI du Tarot de Marseille) Lorsque le héros est
enfin tiré de la tour, il
comprend qu'il a été élu pour assister aux noces
royales. Il se réveille alors,
et se prépare à partir car il sait où aller. Il se
vêt d'une robe de lin
blanche, ceinte d'un ruban rouge disposé en croix, et attache
quatre roses
rouges à son chapeau, espérant que ces signes de roses et
croix le feront
distinguer dans la foule. Au passage, il faut remarquer que la croix et
les
roses rouges sur fond blanc forment le blason de Johann Valentin
Andreæ. Deuxième jour. En route
pour les noces, Christian Rosencreutz commence par traverser une
forêt. De
l'autre côté, un écriteau est placé sur un
cèdre au milieu de la prairie.
L'affiche annonce que le voyageur aura à choisir entre quatre
chemins pour
arriver aux noces du roi : la première route est courte
mais dangereuse,
la deuxième facile mais longue, la troisième une voie
royale mais au bout de
laquelle seulement un sur mille peut parvenir, et la quatrième
réservée aux
corps incorruptibles. Le héros a donc le choix en
vérité entre seulement trois
chemins, tout comme Poliphile qui dut choisir entre les trois portes de
Télosie. Après réflexion, il choisit la
sécurité de la deuxième voie. Les
trois portes de Télosie (Songe de Poliphile) Au terme d'un long
cheminement, Christian
Rosencreutz doit franchir trois portes successives. Finalement, il
réussit à
pénétrer dans le château juste à temps. Tous
les convives invités sont alors
avertis par une vierge que le lendemain ils devront affronter
l'épreuve de la
Balance des Artistes. Troisième jour. Au centre
de la salle, la balance d'or attend ceux qui ont été
désignés pour l'épreuve.
Ils devront monter sur le plateau, et s'ils pèsent moins que le
poids ils
seront éliminés. Plusieurs personnages montent sur le
plateau, et bien peu en
sortent vainqueurs. Vient enfin le tour du héros. Contre toute
attente il
réussit brillamment. Christian Rosencreutz fait donc partie des
élus conviés au
repas de mariage, qui reçoivent alors la Toison d'or. Cette
balance n'est pas
sans faire penser à celle de la Justice, illustrée par la
lame VIII du tarot. La
balance de la Justice (lame VIII du Tarot de Marseille) Quatrième jour. Christian
Rosencreutz et ses compagnons doivent être
présentés au roi et à la reine. Ils
arrivent dans une grande salle où se tiennent les souverains
majestueux. Ici se
place un épisode clairement inspiré du passage analogue
du Songe de
Poliphile. Cupidon espiègle
vole
au-dessus d'eux ; ce petit dieu est si
malicieux
qu'il ne ménage même pas les oiseaux qui volent nombreux
dans la salle, il les
tourmente chaque fois qu'il le peut. Le Cupidon romain, c'est aussi
l'Éros
grec, ce qui est l'anagramme de ROSE. Pour se venger, les oiseaux nous
soufflent un calembour : « Cupidon croît,
l'Éros croît »
(cupides on croit les Rose-Croix). On retrouve également Cupidon
dans le tarot,
c'est la lame VI, l'Amoureux. L'Amoureux
(lame VI du Tarot de Marseille) Le temps se passe en jeux et
en danses. Puis on
annonce qu'une comédie va être jouée en l'honneur
des souverains, et tous sont
conviés à y assister. Le thème de la pièce
est simpliste, c'est un récit de
chevalerie qui n'a d'autre but que de glorifier le roi et la reine.
Suit le
repas des noces royales. À la fin, les époux
revêtent des habits noirs, tandis
que la salle est décorée d'étoffes noires
également. Puis on apporte six
cercueils et un billot. Entre alors un géant noir tenant une
hache. Tous les
membres de la famille royale sont décapités, leurs corps
sont emportés dans les
cercueils. Le soir venu, Christian Rosencreutz a bien du mal à
trouver le
sommeil, après ces noces sanglantes. À minuit il est
encore éveillé. Il voit
alors par la fenêtre de sa chambre, qui donne sur un lac, que les
cercueils
sont embarqués sur un vaisseau qui traverse ensuite le lac et
disparaît à
l'horizon. Cinquième jour. Au matin,
le héros et son page visitent le château désert. Le
page lui montre la salle du
tombeau de Vénus, porté par un aigle, un lion, un bœuf et
un ange, qui sont les
« Vivants » de la vision
d’Ézéchiel, les animaux symbolisant les
quatre évangélistes. Ce n'est pas autre chose que la lame
XXI du tarot, le
Monde, qui est représentée là. Le
Monde, ou Vénus entourée des quatre Vivants Puis par une trappe il le fait
descendre dans une
salle souterraine, où dans un lit dort la déesse
Vénus, nue. Cupidon arrive
alors, et réprimande Christian Rosencreutz de s'être
aventuré jusque là. Tous
les invités se retrouvent alors dans la cour du château,
où six cercueils ont
été disposés. Tout le monde croit qu'il
s'agit-là des cercueils de la famille
royale, seul Christian Rosencreutz sait qu'il ne s'agit que d'un
simulacre. On
invite alors les convives à naviguer vers la tour de l'Olympe
pour y fabriquer
le remède qui permettra de ramener à la vie les personnes
royales. Ils
embarquent sur sept vaisseaux, traversent le lac et gagnent la mer.
Puis il
accostent sur une île carrée, entourée de remparts.
Au centre s'élève la tour
de l'Olympe, constituée de sept tours rondes juxtaposées,
celle du centre étant
la plus haute. Sixième jour. Les
convives sont rassemblés à la base de la tour centrale.
Ils devront, par divers
moyens, en monter les sept niveaux. À chaque étage, par
tout un cérémonial
alchimique les corps des décapités sont
transformés en matière rouge, puis en
œuf, d'où sort un oiseau dont la couleur changera d'étage
en étage, en fonction
des coctions qu'il subira : d'abord noir, puis blanc, puis
multicolore, et
enfin bleu. Puis il est sacrifié, brûlé, et de ses
cendres on fait une pâte que
l'on répartit dans deux moules. Il en sort un garçon et
une fillette, qui
grandissent rapidement. Le lecteur commence à comprendre qu'ils
sont le roi et
la reine revenus à la vie. Septième jour. Les
convives réunis sont faits Chevaliers de la Pierre d'Or. Tous
s'embarquent à
nouveau dans les vaisseaux. Un navire étincelant vient à
leur rencontre. À son
bord se trouve le couple royal. Puis tous les vaisseaux accostent au
rivage. Le
roi choisit Christian Rosencreutz pour chevaucher à
côté de lui. Il aura
l'honneur, à cause de ses cheveux blancs, de porter une
bannière blanche à
croix rouge. Dans le jeu de tarot, le cavalier de coupe est
représenté avec des
cheveux blancs, portant une coupe ressemblant trop au Saint-Graal, tel
qu'on le
représente généralement, pour que ce soit un
hasard. En réalité, et par jeux de
mots oiselés, ce Graal peut facilement se transformer en
bannière à croix. En
effet par l'art du Grimoire, variante de la Langue des Oiseaux, qui
consiste à
ne retenir que les consonnes sonores pour former de nouveaux mots
après
introduction d'autres voyelles, Graal = G R L = GRêLe (nom
masculin désignant
le bloc de charbon brut restant à débiter) = charbonnier
= C R B N R = CRoix
BaNnièRe. Le
Cavalier de Coupe (Tarot de Marseille) Mais revenons à notre
histoire. Au cours de la
réception qui suit, les nouveaux chevaliers doivent s'engager
à observer une
règle en cinq articles, qui pourrait bien s'appliquer aux
Frères de la
Rose-Croix. I.
Seigneurs
Chevaliers, vous devez jurer de n'assujettir votre Ordre à aucun
diable ou
esprit, mais de la placer constamment sous la seule garde de Dieu,
votre
Créateur, et de sa servante, la Nature. II.
Vous
répudierez toute prostitution, débauche ou
impureté et ne salirez point votre
Ordre par ces vices. III.
Vous
aiderez par vos dons tous ceux qui en
seront dignes et en auront besoin. IV.
Vous n'aurez
jamais le désir de vous servir l'honneur d'appartenir à
l'Ordre pour obtenir le
luxe et la considération mondaine. V.
Vous ne
vivrez pas plus longtemps que Dieu ne le désire. On apprend que le gardien du
premier portail a
été relégué à ce poste parce qu'il a
contemplé Vénus nue, et qu'il ne pourra
être délivré que par un homme ayant commis la
même faute. Christian Rosencreutz
comprend qu'à cause de son audace, dont Cupidon fut
témoin, il pourrait bien
être désigné pour le remplacer. Alors pour
éviter un si funeste sort, il rentre
chez lui. Les noces chymiques de
Christian Rosencreutz en
l'année 1459 se révèle avant
tout être un ouvrage d'alchimie. On y devine les
opérations visant à transformer la matière
première en pierre philosophale par
purification, coction, putréfaction, qui sont les phases de
l'Œuvre avec ses
couleurs successives. On comprend que le ton ennuyeux du récit
soit volontaire
pour rebuter le lecteur impatient. Et là encore des questions se
posent quant à
l'identité réelle de l'auteur, tant il est peu probable
qu'un jeune homme de 18
ans ait eu l'expérience et les connaissances alchimiques
nécessaires. L'une
des inscriptions énigmatiques apparaissant dans les Noces
chymiques LES ORIGINES L'expression
« Rose-Croix » est fort
ancienne, bien antérieure aux Fraternités qui ont pris ce
nom. Par le mot
« Rose » on désignait la femme
idéale du chevalier, pas une femme
réelle mais un symbole, celui de l'intelligence permettant
l'élévation de
l'âme, l'intelligence transcendée. La croix est celle du
Christ, devenue rouge
par le sang du sauveur. Rose-croix est un état de conscience
supérieur, une
plénitude spirituelle et physique. L'âme humaine
attachée au plan matériel de
l'existence, le plan terrestre horizontal, doit progresser
jusqu'à rencontrer
le plan céleste, ou divin, vertical. Ainsi quand la rose arrive
au centre de la
croix salvatrice elle s'épanouit. Cette recherche de la
plénitude a donc été
symbolisée par l'image d'une croix et d'une rose. En pratique,
« Rose-Croix » désigne celui qui a atteint
cet état de conscience.
Les Rose-Croix étaient ainsi capables de se reconnaître
entre eux sans même se
parler. En réalité, la Fraternité de la Rose-Croix
n'était pas une société
organisée, avec une hiérarchie et des rituels
précis, comme la Franc-Maçonnerie
par exemple. C'était avant tout une assemblée d'esprits
élevés, de
« vieilles âmes » pour les tenants de la
réincarnation, comme
l'avaient été avant elle l'Academia Aldina à
Venise, ou la Société Angélique à
Lyon. Si l'origine égyptienne
de la Fraternité de la
Rose-Croix semble n'être qu'une légende, dès le
Moyen-Âge par contre on voit
émerger l'image de la rose et de la croix. L'histoire
d'Iñigo Arista est
incontournable à ce niveau de la recherche. Les auteurs qui ont
écrit sur la
Rose-Croix nous disent qu'au XIe siècle un chevalier
nommé Iñigo
Arista, alors qu'il combattait les Maures en Espagne, vit
apparaître dans le
ciel une croix lumineuse dont les branches s'ornaient de roses, signe
divin qui
l'emmena vers la victoire. Cet événement merveilleux,
dont le récit paraît
inspiré par la vision de Constantin, serait à l'origine
de la fondation du
monastère de San Juan de la Peña, près de Jaca
dans les Pyrénées espagnoles. C'est
un ermitage en partie construit dans une caverne, qui aurait vu
transiter le
Saint-Graal. Serait-ce la fameuse « caverne des
Pyrénées » où se
seraient repliés les Rose-Croix au moment de la pose des
affiches à
Paris ? San
Juan de la Peña (carte postale ancienne) Mais si l'Histoire
connaît bien un Iñigo Arista
(il y en eut même plusieurs), les faits que nous rapportent les
annales
historiques sont un peu différents. Louis Moreri dans son Grand
Dictionnaire
Historique, tome IV (1757), nous apprend ceci : « Il
y avait, dit-on, un
Ermitage dans une Roche, nommée le Pegna d'Oroüel,
près de Iacca, où vivait un
bon Ermite, avec quatre autres Confrères. Ce saint homme
étant mort, trois
cents Gentilshommes, ou environ, s'assemblèrent pour son
enterrement ;
& étant venus à parler du malheur de l'Espagne,
délibérèrent d'élire un
Chef [...]. Le choix tomba sur Garcias Ximenés le plus grand
Seigneur d'entre
eux [...]. Ce nouveau Prince se signala par ses exploits contre les
Maures. On
dit qu'un jour comme il les allait combattre, il aperçut au Ciel
un écu dans
lequel paraissait une Croix rouge sur un Chêne ; ce qu'il
prit pour blason
de ce nouveau Royaume, auquel il donna le nom de Sobrarbe,
c'est-à-dire, sur
arbre [...] Garcias choisit sa demeure proche de l'Ermitage de
Pegna, &
y fit une superbe Église, où il élut sa
sépulture & celle de ces
successeurs. [suivent
les noms de tous les successeurs jusqu'à Iñigo Artista] Les historiens rapportent que cet Iñigo
Arista changea
les Armes anciennes de Sobrarbe (qui étaient d'or à une
Croix de gueules, sur
un Chêne de sinople) pour prendre l'écu d'azur à la
Croix pommetée
d'argent. » La relation avec San Juan de
la Peña semble se
confirmer, par contre il n'est plus question de croix aux branches
garnies de
roses, mais de croix rouge sur un chêne, qui est devenu le blason
du royaume.
Cela dit, le terme héraldique gueules, utilisé
pour désigner la couleur
rouge, vient du persan gul qui signifie rose. Une croix
de
gueules est donc bien une croix de roses, là se situe sans
doute l'astuce.
Le descendant Iñigo Arista aurait vu lui aussi apparaître
le signe divin, un
peu différent, raison pour laquelle il changea le blason pour en
faire un écu
avec une croix pattée au pied fiché, blanche sur fond
bleu. Blason
de Inigo Arista Le
Moyen-Âge fut une époque bien contraignante
pour l'Esprit. Il ne faisait pas bon alors, professer des idées
trop en avance
sur son temps, ou contredisant les saintes écritures.
L'inquisition veillait,
et on ne mettait pas longtemps pour rallumer les bûchers. Alors,
« dans un
temps où Pantagruel prenait si aisément les gens de
lettres à la gorge »,
comme dit Grasset d'Orcet, les intellectuels usaient d'artifices, ne
s'exprimant qu'à mots couverts, pour transmettre leur savoir
sans rien laisser
paraître. Ainsi sont nés le Lanternois, la Lèche,
le Grimoire, le Patelinage,
l'Anglé, autant de langages secrets, connus des seuls
initiés, sous le terme
générique de Langue des Oiseaux. Ses adeptes se
réunissaient clandestinement,
comme ils disaient : « sub rosa – sous la
rose ». La rose
cache sous sa délicatesse des épines
acérées ; elle est devenue le symbole
de cette connaissance secrète dont l'approche n'était pas
sans risques. Rose,
la Noble Dame, la Femme, l'Intelligence Les disciples de cette
liberté de pensée se
reconnaissaient entre eux en plaçant une rose à leur
chapeau. François Villon,
qui fut des leurs, n'a-t-il pas écrit : « Compagnons,
vous perdez la
plus belle rose de vos chapeaux. » Dans Les noces chymiques
de Christian
Rosencreutz, le héros se met en route en piquant quatre
roses rouges à son
chapeau, tout en nouant un ruban rouge en croix autour de ses
épaules, espérant
que ces symboles de la rose et de la croix le feront distinguer. Parmi les sources
éventuelles de la Rose-Croix,
on peut citer une corporation que l'invention de l'imprimerie rendit
très
puissante : celle des graveurs, dignes successeurs des enlumineurs
médiévaux. La gravure fut pendant des siècles la
seule manière d'illustrer un
livre, jusqu'à l'invention de la photographie. Ces graveurs
réunis en
corporation avaient pour nom Saint-Gilles, Saingilles, Saint-Gilpins ou
encore
Gilpins. Le très érudit Claude-Sosthène Grasset
d'Orcet, qui à la fin du XIXe
siècle signa des quantités d'articles sur les
sociétés secrètes et les œuvres
cryptées de l'ancienne Europe, nous dit : « un
chef
d’ange (che angel) est l’hiérogramme le plus fréquent des
saingiles ou
saint-gilpins, que le vulgaire nommait rose-croix. » Phrase
sibylline comme il les aimait !
Ainsi, ceux que l'on nomme Rose-Croix seraient en réalité
des
Saint-Gilpins ? En fait, l'insigne des Gilpins était un
cœur surmonté
d'une tête d'ange, ce qui en français de l'époque
se disait « cœur chef
angel », le mot chef (dans le sens de tête) se
prononçant ché. Alors par
l'art du Grimoire, on obtient : CœuR
Ché aNGeL = C
R C N G L = Croix SigNe GueuLes (Sachant que
le C peut devenir S et le N peut
s'entendre GN, puisque ce sont les sonorités qui comptent plus
que l'écriture).
Il faut comprendre par ce croix signe gueules :
« croix avec
un signe rouge » ou plutôt, avec l'équivalence,
déjà notée, des gueules
héraldiques et des roses, « croix avec le signe d'une
rose ». Raison
pour laquelle, dit Grasset d'Orcet, « le vulgaire nommait
Rose-Croix » les Saint-Gilpins. Drôle de
« vulgaire » quand
même, capable de maîtriser le Grimoire, qui est une
variante de la Langue des
Oiseaux... L'emblème
des Gilpins : cœur et tête d'ange Notons au
passage que ce sont ces mêmes Gilpins
qui furent à l'origine de la Société
Angélique, et avant elle de l'Academia
Aldina, dont le chef de file Aldo Manuzzio imprima en 1499 la
première version
du fameux livre Le Songe de Poliphile. Une autre fois
nous irons
ensemble à Venise sur les traces de l'imprimeur et de son
Académie... Toujours
selon Grasset d'Orcet, la corporation des Gilpins comptait sept grades,
dont le
grade supérieur était le Rose-Croix. Il faut noter que
dans le rite français de
la Franc-Maçonnerie, le 7e et dernier grade sera
aussi le Chevalier
Rose-Croix (nous y reviendrons en 2e partie). Le Songe
de
Poliphile contiendrait par ses gravures la représentation
des sept grades
des Gilpins. Le grade Rose-Croix serait symbolisé par un
« chariot tout
épris de feu » (ce que dit le texte), donc un char
rouge, char de gueules,
ou rose char, dont les consonnes sonores R S C R donnent RoSe-CRoix. Le
char rouge du septième grade des Gilpins En 1555 parut à Lyon un
étrange livre intitulé Centuries.
Son auteur Michel de Notre-Dame, dit Nostradamus, y prédisait
les événements
des siècles futurs dans un style volontairement obscur. L'un des
quatrains
semblait annoncer la création de la Fraternité de la
Rose-Croix : « Une
nouvelle secte de
Philosophes, Nostradamus, Centuries,
3, LXVII Nostradamus
(Lyon, rue Juiverie) Le
mot « secte » est évidemment à
considérer selon le sens qu'il avait à
l'époque : « assemblée des adeptes d'une
même religion ou doctrine ».
Ne se limitant pas à l'Allemagne, ces nouveaux philosophes
mépriseront la mort,
les honneurs, l'or et les richesses, et par ceux qui les suivront ils
auront
appuis et publications favorables, ce que nous découvrirons dans
la 2e
partie de ce dossier. Nous verrons aussi qui furent les
précurseurs de la
Fraternité de la Rose-Croix, bien avant 1604, et qui furent ses
successeurs,
jusqu'aux résurgences des XIXe et XXe
siècles. À suivre en Janvier
prochain ... |
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