Les
Sarrazins dans le Pilat
|
Présenté
par
Gérard Mathern |
Février
2021 |
Nous
nous
souvenons tous de Jacqouille la Fripouille fuyant devant la 4L de la
Poste
pilotée par un Antillais de pure souche : « Messire, messire, les Sarrazins, les Sarrazins ! »[1].
Cet intrus du Moyen Âge au XXe siècle avait
parfaitement répondu aux
critères de son temps. Les hommes à peau sombre,
plutôt maigres aux yeux noirs
et profonds étaient des Sarrazins venus chez nous pour nous
détruire, en un mot
« égorger nos fils et nos compagnes ». Cette
bouffonnerie n’est certainement pas aussi farfelue que cela. En effet,
après
plus de dix siècles, le souvenir du Sarrazin est toujours vivant
et provoque
encore des réactions de peur voire d’effroi, sur les âmes
sensibles. Il faut
dire, cependant, que nous en avions vues de belles. Depuis le
déclin de
l’empire romain, nombre de peuples s’était permis de nous
envahir, ou tout
simplement traverser ce territoire qui n’avait pas encore de nom, mais
semblait
propice à s’installer. On retiendra au passage les Quades, les
Vandales, les
Sarmates, les Alains, les Gépides, les Francs, les
Hérules, les Saxons, les
Burgondes, les Alamans, les Pannoniens, les Huns, les Goths et leur
double
déclinaison (Ostrogoths à l’est et Wisigoths à
l’ouest). Beaucoup avaient
laissé de tristes souvenirs et surtout une
désorganisation à peu près totale de
l’Administration que nous avaient laissés les Romains. Les
grandes villes
n’étaient plus que ruines et les villages,
généralement groupés autour des
marchés, avaient changé de lieu. Les habitants
recherchaient désormais des
sites défendables contre les pillards qui ne manquaient pas et
se regroupaient
autour de personnages capables de les protéger en cas d’attaque.
UN
RAPPEL HISTORIQUE NECESSAIRE Au
Ve siècle,
la territoire qui sera plus tard la France subit une double
pression : Au
nord,
les Francs, Germains venus de l’antique Gaule Belgique,
commençaient leur lente
descente vers le sud vers le Ve siècle de notre
ère, poussés à
l’ouest par les hordes d’Attila et attirés par la paix relative
inspirée par
l’Empire romain. Mais
le Franc
est taquin, et surtout mené par ce qui porte tous les hommes,
surtout s’ils
sont armés du pouvoir : la recherche de la toute-puissance.
Ainsi, Clovis,
outre qu’il participa à l’éclosion du roman national, se
convertit au
catholicisme afin d’obtenir l’appui des populations gallo-romaines du
cru. Cela
était bien nécessaire car son père,
Childéric, avait beaucoup guerroyé,
assassiné, trompé son prochain dans le but qui avait
été atteint :
constituer un royaume allant de Frise à la Loire, laissant
à sa progéniture le
projet de terminer la tâche jusqu’aux Pyrénées.
Aux
VIe
et VIIe siècles, la
dynastie des Mérovingiens semble se lasser du
pouvoir et le confie aux maires du Palais. Ils deviennent ce que l’on
appellera
désormais des « rois fainéants »
sans aucun pouvoir (« ayant
fait néant »). L’un de ces maires, Pépin
II de Herstal poursuit
l’extension du royaume franc vers le sud, la Bourgogne qu’il conquiert
et
voudrait bien faire subir le même sort à l’Aquitaine.
C’est son fils, Charles qui va s’en charger,
mais avec quelques difficultés au passage. Au
sud, se
profile
un nouveau danger : Les Maures, ou Sarrasins, pour la plupart des
Berbères
venus d’Afrique du nord, conquérant du royaume Wisigoth dans la
péninsule
ibérique. En
effet, en
711, les armées musulmanes traversent
le détroit de Gibraltar et, en cinq ans, conquièrent la
totalité de la
péninsule ibérique, refoulant l’état Wisigoth de
l’autre côté des Pyrénées et
le limitant désormais au Languedoc (la Septimanie). Mais en 719, enhardis par leur
poussée
d’extension, ils envahissent cette séquelle de territoire
gothique sans rencontrer,
semble-t-il, une résistance farouche des populations. Ce nouvel
espace s’étire
de Carcassonne aux frontières du bassin du Rhône. Mais
la prise
de Narbonne en 720 est une mise à profit, grâce au port,
pour l’approvisionnement
en hommes, vivres et matériel, constituant ainsi une solide
tête de pont
permettant de mener des razzias importantes. Ces unités
renforcées lancent même
un raid vers Toulouse qui est assiégée, mais le duc Eudes
d’Aquitaine dégage la
ville et l’émir Alsamah perd la vie dans cette aventure.
Bloqués à l’ouest, les
coups de main portent désormais sur la vallée du
Rhône. Pendant
ce
temps, Eudes d’Aquitaine est dans une situation délicate. Il se
sait menacé à
l’est par les musulmans, mais aussi au nord par les Francs qui sont
désormais
maîtres de la Neustrie et portent leurs visées plus au sud
vers son territoire.
Bourges vient d’être annexé au royaume. En effet, il a
soutenu les ennemis de
Charles et fait donc partie de ceux contre qui il aura à faire.
Ils ont eu
l’occasion d’en venir aux mains du côté de Paris, puis
d’Orléans où Eudes a dû
lâcher prise et retourner dans son Aquitaine. De son
côté, Charles a besoin
d’un appui au sud et décide finalement de faire accord avec
Eudes en 721, selon
Frégédaire, le chroniqueur du temps[i],
tout en exigeant que lui soient remis ses ennemis passés en
Aquitaine et une
part de leur trésor. Ce qui est fait. Mais
entre-temps, et afin de se renforcer, Eudes profite d’un
désaccord entre le
nouveau gouverneur de la Septimanie, le Berbère Munuza et
« El
Andalus »- l’état musulman établi en Espagne -
dominé par les Arabes. Il
saute sur l’occasion pour s’allier avec Munuza contre Charles.
L’alliance avec
ceux que l’on appelle désormais les
« infidèles » est
matérialisée
par un double mariage : Celui de la fille d’Eudes avec le
Berbère tandis
que le seigneur d’Aquitaine épouse sa fille. Les chroniques
mozarabes nous apprennent que le gouverneur de Cordoue, Abd
al-Rahman n’apprécie
pas cette incartade et lance ses troupes contre
Munuza qui est occis
sans autre forme de procès. En
731,
Charles connaît cette mésalliance et lève une
nouvelle armée qu’il lance contre
Eudes qu’il met en déroute. Celui-ci est
désespéré et fait appel, une fois de
plus, aux Maures qui passent les Pyrénées et prennent
Bordeaux en massacrant et
brûlant tout sur leur passage. Eudes, débordé tente
de s’y opposer mais il est
également battu « entre la Dordogne et la
Garonne » et ne peut
arrêter la marche victorieuse d'Abd al-Rahman vers
le nord. Il
semble bien
qu’à ce stade de l’invasion arabe, Eudes se soit retourné
vers Charles et l’ait
aidé dans sa volonté de l’arrêter. Nous
sommes en
732 et chacun s’accorde à dire que les armées mauresque
ont la volonté de
s’emparer des trésors réputés de l’abbaye de
Saint-Martin de Tours. Aussi,
après avoir dépassé Poitiers, se
déplaçant toujours avec leurs familles et leur
butin comme le faisaient les Huns, les Sarrazins sont
arrêtés par les armées de
Charles sans que l’on puisse localiser avec précision le lieu de
ce très fameux
affrontement. Le
choc a lieu
le 25 octobre 732 près de Poitiers, selon la plupart des
chroniques, où le chef
des Sarrazins aurait été tué. Eudes, pendant ce
temps, aurait affaibli
l’arrière-garde et pillé leur camp. Les musulmans
refluèrent vers le sud. La
tradition, rapportée par certains chroniqueurs, fait état
de populations maures
se fondant dans la population générale. Rien n’est moins
sûr. Charles, à partir
de ce moment fut qualifié de « Martel »,
soit par la brutalité avec
laquelle il avait écrasé l’adversaire, soit par l’arme
qu’il avait usage
d’employer pendant les combats : le marteau. Le mythe était
né. Tout
cela ne résume pas l'invasion musulmane dans ce qui sera notre
pays. Un moment bloqués à l'ouest, les armées
maures avaient coutume de mener des rezzous, nous l'avons
évoqué vers la vallée du Rhône. Enhardis
semble-t-il par les victoires antérieures, les Sarrasins
remontent le cours du fleuve en 725. Ils atteignent les grandes villes
comme Vienne et Lyon, poursuivent sur leur lancée et pillent
Autun. Ils vont être arrêtés à Sens. On
retrouve dans la tradition une nouvelle incursion en terre lyonnaise en
731. Il n'existe pas de document, pas de trace tangible sur les
destructions parpétuées par les Maures dans ce secteur
dont les armées n'étaient que de simples groupes
très mobiles. Les seules notations sont du fait de
l'évêques Leitrade en 812, déplorant l'état
de ruine des églises à cette époque et accuse les
attaques musulmanes du siècle précédent. En fait,
tout porte à croire que c'est au contraire la pression
carolingienne sur les biens de ces églises qui ait
provoqué, l'absence de leur entretien et
leur état
désastreux au début du IXe
siècle. C’est sans doute pour cela que l’on trouve dans certains
documents la
notion d’une faible résistance des seigneurs bourguignons devant
les
troupes mahométanes au regard de leur crainte des armées
franques. Encore une
fois, on ne connaît pas de trace de la persistance de populations
sarrasines
dans la région au-delà de ces raids vers le nord.
Rappelons que la Bourgogne, à
cette époque s’étend de Sens à Marseille. Le
Lyonnais est englobé dans cet
ensemble. Le pouvoir y est assuré par l’aristocratie
bourguignonne. [i]
Frédégaire. Chroniques des temps
mérovingiens, éd. Brapols, Paris 2001
Charles
Martel
poursuit son action, s’assure à nouveau de la Bourgogne
jusqu’à la Provence, reprend
et rase Avignon, repoussant sans cesse les troupes musulmanes
jusqu’à Narbonne
qui résiste, mais il les défait lors de la Bataille de la
Berre en 737. La
présence sarrasine devient émiettée à la
région de Narbonne et à la Provence où
la répression est très dure envers ceux qui ont
collaboré avec les musulmans.
Tous leurs biens sont octroyés à des seigneurs francs.
Narbonne est
définitivement prise en 759 par Pépin le Bref, le fils de
Charles Martel, qui avait
réussi à créer un royaume, une armée
permanente composée de seigneurs locaux
bénéficiant d’un fief et mobilisables en cas de
nécessité. La féodalité était en
bourgeons. Dans
ce temps,
l’originalité de la Bourgogne avait disparu, fini
l’héritage des Burgondes qui
avaient parfaitement assimilé la culture gallo-romaine et su
créer cet espace
homogène entre les populations. La loi germanique était
de « rigueur »
et la région devenue un axe de communication bien
contrôlé entre le bassin
parisien et l’Italie. Mais la région avait ainsi acquis une
nouvelle culture,
imposée du nord. A
la mort de
Charles Martel en 741, son fils Pépin « le
Bref », après s’être
assuré de l’appui de l’aristocratie et de l’Eglise, se fait
couronner roi le 28
juillet 754 à Saint-Denis. La dynastie des Carolingiens
débutait. Allait suivre
un siècle d’expansion puis de contraction de l’empire franc
dominé par le règne
du fils de Pépin, Charles Ier dit Charlemagne. Et
on ne
reparle plus des invasions sarrasines en royaume franc jusqu’à
la fin du IXe
siècle. Les rezzous maritimes n’avaient jamais vraiment
cessé en Méditerranée,
mais assez peu sur les côtes continentales de l’empire.
Cependant, en 838,
Marseille fut pillée de même qu’en 848. Les exactions se
répétèrent
régulièrement, en particulier en Camargue. En 889, une
vingtaine de Maures, dit
la tradition populaire, massacra le habitants d’un petit port de
pêcheurs dans
le golfe de Saint-Tropez et s’établit dans la montagne à
Fraxinet près de la
Garde-Freinet dans le massif des Maures[i].
Un point d’attache étant ainsi créé, la petite
troupe semble s’être enrichie de
nouveaux venus qui se livrèrent à des pillages locaux.
Les chroniques racontent[ii]
que, de ce point d’ancrage, partirent des expéditions jusque
dans les Alpes.
Elles suivirent semble-t-il les grandes vallées de passage,
passant par
Grenoble et au-delà où elles rançonnèrent
les pèlerins passant par les grands
cols afin de joindre Rome ou en revenir[iii].
On évoque des massacres en 936 et 939 dans le secteur du col du
Grand-Saint-Bernard. De nouvelles agressions sont signalées en
951 jusqu’au
jour où Maïeul, l’abbé de Cluny est
rançonné. C’est grâce au comte de Provence,
Guillaume le Libérateur aidé de son frère et du
marquis Turin Arduin, que la
région fut nettoyée, la Garde-Freinet
évacuée de ses « infidèles »
(en
972 ou 983). Le
danger
barbaresque régna cependant sur la Méditerranée
jusqu’au XIXe
siècle, ce qui servit d’alibi à la conquête de
l’Algérie à cette époque. Que
reste-t-il aujourd’hui de
cette tranche
d’histoire ?
Un imaginaire d’une
grande
richesse, des souvenirs des grandes épopées
médiévales enrichies par le
souvenir des croisades et une crainte instinctive de la
férocité des ces
incursions terribles dans notre environnement quotidien. Tel le
loup-garou, le
Sarrasin peut être partout, le yatagan entre les dents. Pour
preuves, les toponymes
qui jalonnent notre pays et laissent à chacun le loisir
d’imaginer ces terribles
envahisseurs mis en scène par les antiques troubadours. Un
rapide tour
d’horizon des lieux évocateurs, et en ne se focalisant que sur
le terme
« sarrasin », permet de retrouver plusieurs types
de lieux
évocateurs : des « châteaux »,
des « maisons », des
« murs » et des
« grottes ». Ces dernières sont de loin
les
plus nombreux sites ainsi désignés. Quelquefois, le terme
peut prendre la forme
de Sarrazinière ou sarrasinière
et évoque des ruines, le plus
souvent taxées de « romaines » ou
antérieures. Toutes
ces
dénominations, ces toponymes, ne semblent, pour aucune d’entre
eux,
correspondre à une origine mauresque. En effet, on en retrouve
en Bretagne, en
Normandie, dans le département de la Moselle, la Meuse, mais
également en
Wallonie. Or, il ne semble pas que nos vaillants guerriers maures se
soient
hasardés dans ces régions septentrionales, bien
gardées par les farouches
guerriers francs. La question se pose alors : quelle fonction le
terme de sarrasin convoque-t-il dans
l’imaginaire ? Pourquoi n’a-t-on pas gardé les mêmes
stigmates des autres
envahisseurs, tout aussi terrifiants que les Huns ou les
Normands ? Quels
sont leurs points communs et que pourrait-on en déduire ? Examinons
de
plus près ceux qui sont directement visibles dans notre
département de la
Loire. Dufour nous cite treize occurrences dont cinq dans le Forez
(communes de
Pralong, Saint-Marcellin, Montverdun, Moingt et Polagneux, une dans le
Roannais
(Belleroche), une à Saint-Etienne, une dans le Gier à
Sorbiers, et six dans le
Pilat. Un certain nombre d’autres lieux doivent échapper
à ce recensement, mais
il est tout de même frappant que dans une unité
géographique qui n’a pas dû
connaître beaucoup de passages de ces hordes venues du sud, une
telle richesse
de toponymes soit constatée. Dans
le Pilat,
la plus
connue semble être la grotte Sarrazine sur la commune de
Thélis-la-Combe, au
sommet de la colline dominant la Croix-Fayard. Celle-ci a
également la
réputation d’avoir hébergé Mandrin, le Robin de
Bois » du Dauphiné au
XVIIIe siècle. Mais, à l’instar des Maures,
rien n’est moins sûr. [i] Histoire des Rois et des Empereurs
de l’Europe par
Liutprand, Lévite de l’Eglise de Pavie. [ii]
Annales de Flodoard de Reims, 916-966 [iii]
R.
Latouche, Les idées
actuelles sur les
Sarrasins dans les Alpes.
In : Revue de géographie alpine, tome 19,
n°1, 1931, p. 204. La
Sarrazinière sur la commune du Bessat
On
retiendra
également un château sarrasin à Saint-Just-Malmont
dont il ne reste rien sinon
les restes d’un ancien dolmen, la Sarrasinière à
Colombier dont nous ne savons
que peu de choses, le château sarrasin à
Saint-Julien-Molin-Molette qui n’est
en fait qu’un amoncellement de rochers. On signale également une
grotte, ou
plus exactement un trou sur la commune de Saint-Chamond à
Saint-Martin-en-Coailleux. Proche du Bessat, on connaît
également la
Sarrazinière, cavité aux pieds d’un amoncellement de
rochers que l’on avait,
autrefois, qualifié d’aboutissement du souterrain du
château du Toil. Or, des
sondages avaient été pratiqués voici plus de
quarante ans et une étude
géophysique récentes n’ont pas permis de retrouver de
notion de ce type autour
du site. Bref,
Ce
toponyme très usité dans des sites géographiques
si disparates pose le problème
de son rattachement authentique à l’histoire et en particulier
celle des
invasions musulmanes en Gaule. Un certain nombre d’auteurs ont
émis une
hypothèse qui nous paraît séduisante[i] :
Tous les envahisseurs, fussent-ils du nord, de l’est
ou du sud avaient pour
auteurs des « barbares », des
« infidèles », en un mot des
« Sarrasins », terme qui semble avoir
été généralisé très tôt
et
devenu un véritable concept de l’envahisseur. Souvenons-nous
également que
cette époque fut celle des premières œuvres
épiques, de la chanson de Roland et
des romans de chevalerie. De plus, les hérauts de ces aventures,
troubadours et
ménestrels, ne manquaient pas de réveiller ces craintes
en s’appuyant sur la
tradition orale puisée dans les chansons de geste pour
lesquelles tous les
vaincus, implicitement Saxons, Avars ou Frisons, étaient
réputés Sarrasins. Mais
pourquoi en parler encore ? Revenons
au XIXe siècle pendant lequel s’est écrit le
Roman national,
l’Histoire française nécessaire la prise de conscience
d’un esprit français. Pour
cela, il
fallait des épopées et des héros. C’est
bien
ainsi, onze siècles plus tard, que ces Français ont voulu
retrouver une
identité forte et brillante, en la re-construisant sur des
récits épiques et
facilement identifiables par les populations. Le cas est
particulièrement
visible en Provence, lorsqu’émergea, sous la plume d’historiens
et d’hommes de
lettres, la nature de l’identité nationale. C’est d’abord
à un stéphanois,
Charles Fauriel (1772-1844), que revient cette impulsion. Linguiste
célèbre en
son temps et connaisseur des traditions provençales, il publia
en 1833 l’Histoire de la Gaule méridionale sous les
conquérants germains et l’Histoire de
la poésie provençale, publiée à titre
posthume. Grâce à lui, les Sarrazins
reviennent au-devant de la scène comme
des fondateurs de la culture et de la nation provençale.
S’opposant une fois de
plus au nord, le sud construit ainsi son « esprit national
occitan »
avec les Sarrasins comme « esprits
tutélaires »[ii].
Nombre d’auteurs vont célébrer cette
marque culturelle en la nuançant tout en
reconnaissant son importance indélébile. Ce mouvement
trouvera son apothéose
dans la création du Félibrige. Cette association
menée par Frédéric Mistral (1830-1914)
avait pour buts de promouvoir et protéger la culture occitane
sous toutes ses
formes. Dans
le même
mouvement de l’écriture de l’épopée nationale, il
fallait des héros. Outre la
position de Clovis jouant à plein les fondements de l’occident
chrétien, celle
de Charles Martel pouvait également représenter la
délivrance du territoire
national (non encore conscientisé bien entendu), fût-il
germain, par les
infidèles venus de la Barbarie profonde. Ce type de personnage a
véritablement enfourché
le rôle de statut-symbole national, indispensable à
construction de notre
épopée. Que
nous reste-t-il aujourd’hui ? Bien
peu de choses en vérité. Des noms, des toponymes touchant
des lieux, des
grottes essentiellement, ou des ruines sans typicité marquante.
Et
puis, il
est revenu, sous la plume de Félix Forissier, dans le Bulletin
Historique du
Haut-Pilat (n°21), l’histoire de ces petits êtres qui
buvaient le lait des
biches mises au frais dans le bachat en passant par le tuyau
d’évacuation. Cela
aurait pu
rester chez nous et être considéré comme une simple
croyance locale lorsqu’une
lecture improbable remit le Sarrazin à l’honneur. En effet,
à Gerpinnes, près
de Charleroi dans la province belge de Hainaut, existe une grotte des
Sarrazins. Outre son intérêt spéléologique,
elle est porteuse d’une légende
étrange : « Au XIXe
siècle, lors des longues veillées d’hiver, nos
ancêtres se racontaient ces
histoires de petits hommes des grottes qui ne se montraient
qu’accidentellement
aux gens de la contrée. Si le soir, on déposait son linge
sale ou de vieilles
chaussures auprès de leurs sombres demeures, on pouvait aller
les reprendre le
lendemain au même endroit l’un lavé, les autres
parfaitement raccommodés »[iii].L’exploration
de ce monde du « petit
peuple » est assez fascinante avec cependant des constantes,
malgré les
variations géographiques. En
Bretagne, les nains et autres Korrigans vivent en
sociétés très organisées, liées
à l’existence de mégalithes. Ils peuvent vivre
avec les hommes ou en sociétés discrètes.
Ailleurs, leurs noms vont varier avec
les nutons, les lutins, culards, farfadets, sarrasins et autres afars
en Ardèche. Ils
sont généralement de couleur basanée, soit pas
leur teint naturel, soit par l’abondance de leurs poils. Avec une
grosse tête
et de grandes oreilles, ils sont agiles et chapardeurs mais pas souvent
méchants. Van
Gennep[iv]
les rattache à la légende, celle qui vit
et évolue dans le temps, se
différenciant ainsi de la narration. Ils sont les compagnons des
fées qui,
elles aussi, ont une existence parallèle à celle des
nains, liée aux mégalithes
et autres amoncellement de rochers protégeant les grottes dont
ils sont les
hôtes favoris. Mais
leur
présence est encore vivante dans nos campagnes, montrant ainsi
la persistance
des images et des racines fantastiques dans notre imaginaire. Et
voilà ce
que devient l’Histoire mêlée aux croyances populaires. Un
amalgame finalement
plaisant et très attachant, mais bien éloigné de
ce que furent véritablement
les événements du moyen-âge. Cette peur, la crainte
viscérale de l’autre
différent parcourt les siècles, enjambe les
époques et nous arrive sous une
forme qui questionne, demande une démarche de décryptage
et d’élaboration
d’hypothèses intéressantes. Le
dernier
avatar de cette histoire est sans doute bien symbolisée par les
petits
« Schtroumphs » créés par Peyo en
1958 pour le journal de Spirou, et ont fait la fortune
de leur
géniteur. Sans doute faut-il faire sien ce proverbe occitan
« Ay ré que passa que ne torne »
(il
n’y a rien de passé qui ne revienne), et considérer que
ce « petit peuple »
a finalement bien du ressort. [i]
A. Van
Gennep. « Légendes populaires et chansons de geste en
Savoie. Les
Sarrasins », In Religions, moeurs et
legends; essai d’thnographie et de linguistique, 4e
série,
Paris, Mercure de France. [ii]
K.
Larissa-Basset. « La « Provence
sarrasine » : une
altérité originelle face à l’Histoire (XIXe- XXe
siècles) », in Le monde alpin et
rhodanien, mars 2001. [iii]
https://loverval.be/site/5-grottes-des-sarrazins/ [iv]
A. Van
Gennep. Manuel de folklore français contemporain,
Paris, Picard, 1947. |