RUBRIQUE
SAINT-GRAAL

Juin 2016





Par
Christian Doumergue


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Le Haut Secret de Tréhorenteuc


Lorsque l’on évoque le mythe du Graal, deux régions s’imposent à l’esprit. Deux régions françaises, situées à deux extrêmes de cette terre que l’on voudrait être celle des Lumières et de la Raison et qui est, dans sa réalité, à l’exacte opposée de cela. Dans cette France véritable, dont les roches chauffées de soleil ou voilées de brumes, les ruines solitaires, les grottes obscures, les forêts profondes, sont comme autant de sources d’où s’échappent mythes et légendes, deux territoires, l’un placé sous le signe du Feu, l’autre sous le signe de l’Eau, réveillent en qui les parcourt l’image de la Coupe Sublime. Au sud, l’Aude, l’Ariège, une partie des Pyrénées-Orientales, gardent en leurs écrins sauvages les ruines des châteaux Cathares. Depuis le XIXe siècle, les ruines de Montségur captent les rêves des âmes mystiques qui veulent encore croire, en ces Temps dévorés par le consumérisme venu des villes, que le grand idéal chevaleresque n’est pas mort, et que son symbole majeur — qu’il fut coupe ou émeraude tombée du Ciel — peut encore être retrouvé. Otto Rahn y a laissé l’indestructible empreinte de son grand rêve, que l’on voit encore scintiller, aussi, au fond des grottes inlassablement explorées de la vallée d’Ussat-les-Bains… 

Au nord, en Bretagne, la forêt de Brocéliande est une autre porte ouverte sur le Royaume perdu du Graal. Il faut se perdre dans cette forêt, à l’ombre de ses grands arbres, rêver près de ses sources et de ses roches, pour retrouver le spectre de la Coupe Sacrée. C’est un de ces lieux où souffle l’esprit. Dans le murmure des feuilles, dans les silhouettes des roches, dans les reflets lumineux étoilant la surface de la fontaine de Barenton, se manifestent des rêves que l’on croit disparus et qui ne sont qu’endormis.

Certains esprits, ceux que brûle le grand Feu de l’Ame — magnifique et parfois douloureux bûcher, ont la capacité de réveiller ces songes évanouis. Dans les montagnes et les grottes ariégeoises cette tâche de grand voyant échue, notamment, à Otto Rahn. Dans la forêt bretonne, c’est un prêtre qui fut ce médium entre les deux Mondes : l’abbé Henri Gillard (1901-1979).

 

Il existe des prêtres maudits, comme il existe des poètes maudits. Malédiction et vérité sont intimement liées : celui qui laisse briller sans le cacher le Feu qui le brûle est rarement aimé de ses semblables, que le puissant brasier effraye. La société a du mal à admettre ce qu’elle n’a pas défini comme la norme et rares sont ceux qui, authentiquement, osent la défier en l’ignorant. Nombreux sont les faux prétendants à cette tâche. Les soi-disant « rebelles » ne sont souvent que des marionnettes abêties entretenant le système à leur insu. Mais il existe pourtant, à travers les siècles, de véritables contestataires. D’authentiques hommes debout. Debout au milieu de leurs semblables endormis. Debout et traçant ainsi une ligne entre le Ciel et la terre. Les cathares furent de cette race. En Brocéliande, l’abbé Gillard le fut aussi. Étrange, singulier prêtre à qui l’on doit la décoration de la petite église de Tréhorenteuc. Sa statue se dresse aujourd’hui devant le petit sanctuaire. Elle en murmure l’étonnante histoire…

L’abbé Henri Gillard est né le 30 novembre 1901 dans les murs séculaires du manoir de Trénaleuc en Guégon. Ordonné prêtre à 23 ans, le 20 décembre 1924, il est nommé vicaire à Plumelec puis à Crédin. Ce sont des années difficiles pour lui. L’autorité religieuse ne lui fait aucune confiance. Elle redoute le contenu de ses sermons. Il est surveillé, suspecté et se réfugie dans l’étude. Quelque chose le brûle de l’intérieur, et c’est cette flamme qui inquiète l’Église.

Pour éviter qu’il ne nuise, en 1942, il est nommé recteur de Tréhorenteuc. C’est une paroisse délaissée. On n’y accède à l’époque que par des chemins de boue. Il y a peu d’habitants, et ceux-ci sont pauvres. Son église est dans un piètre état. Pour beaucoup de membres du clergé, c’est une tombe. Mais dans la démarche initiatique, la tombe est l’instrument de la résurrection. La petite église perdue et méprisée va être ce Seuil pour l’abbé Gillard. 

Tréhorenteuc est le lieu où une nouvelle vie va commencer pour lui. À présent recteur, il n’a plus de compte à rendre à sa hiérarchie, et n’a plus l’obligation de faire relire ses sermons. Il peut, enfin, exprimer devant tous ces résonnances de l’Infini qui le brûlent depuis longtemps. En outre, profitant du temps que lui offre l’éloignement du monde des hommes, l’abbé se plonge dans l’étude des légendes du Graal. Il se laisse pénétrer par les grandes voix qui émanent de la forêt…


Lorsque le prêtre y arrive, la forêt de Paimpont a définitivement été identifiée à la forêt de Brocéliande des romans arthuriens. L’une figure sur les cartes, l’autre non. C’est par son entremise que l’Étrange se manifeste. Que le modeste prêtre devient l’Émissaire terrestre d’un antique secret. L’atmosphère jette sur lui un invisible envoûtement. Il se plonge dans une étude ardente du mythe du Graal. Se met à parcourir la forêt de Brocéliande, mais aussi de nombreuses églises bretonnes. Dans son esprit, des conjectures, des hypothèses, se formulent. Il est peu à peu persuadé de retrouver dans la décoration de certaines églises le témoignage d’un langage perdu. Une langue symbolique, basée sur un complexe système analogique, où le zodiaque occupe une place centrale !

Le soir, dans le silence, l’abbé Gillard consigne le résultat de ses recherches. Le jour, il consacre son énergie à son Grand Œuvre, la rénovation de la vieille église où il officie. Possédé par l’image du Graal, il va la transformer en véritable temple « Arthurien ». En faire l’expression extérieure de sa quête intérieure.

À travers trois vitraux, il raconte l’histoire de la Coupe, du dernier repas du Christ à sa redécouverte par les Chevaliers de la Table Ronde réunis au complet. Il fait, également, réaliser des tableaux évoquant les légendes de Brocéliande : le Val sans retour et la Fontaine Barenton se font face dans le chœur.

Troublantes visions que celles-ci. Transportant dans un monde qui n’est pas celui de l’Église. Dans sa robe blanche, « la belle, l’éblouissante Viviane », pour reprendre les mots du recteur, se découvre dans toute son animale carnalité. Sous le voile translucide de sa robe, transparaissent les touches colorées de ses secrets atours. Aréoles rose chair de ses seins. Obscur reflet de sa toison. La beauté charnelle et sacrée de la femme païenne, des antiques déesses, surprend le regard du pèlerin. Elle lui indique — comme un doux murmure de femme — qu’il y a quelque chose de non chrétien ici. Cela, l’abbé Gillard en a lourdement payé le prix.

La décoration de l’église, comme les courts ouvrages qu’il signe, attirent régulièrement sur l’abbé Gillard les foudres des autorités religieuses. Celles-ci dénoncent le caractère non orthodoxe de ses propos. Il reçoit des lettres anonymes qui l’accusent de tous les maux. Certaines se révèlent être écrites par des prêtres. Les mots utilisés, les moyens employés, atteignent Gillard au plus profond. Malgré sa force de volonté, il cède à la souffrance humaine. C’est un mystique, mais c’est aussi un homme. En 1962, il quitte Théorenteuc pour Paris, espérant pouvoir y vivre plus sereinement sa mission de prêtre. Mais la grande ville le rejette. La Bretagne le rappelle. Sa hiérarchie le maintient alors farouchement à l’écart de l’église de Tréhorentuc. Il faut que sa voix cesse d’y résonner. Que son âme n’y soit plus la porte par laquelle passent les anciens dieux ! Mais ses paroissiens s’insurgent et finissent par obtenir son retour. Il ne quittera dès lors plus le solitaire village breton, où il s’éteindra en juillet 1979. Il sera alors enterré dans son église. Une église dont il avait fait la gardienne du Secret vers lequel l’avaient conduit ses inlassables recherches. Et qui conserve, intact mais voilé, un bien singulier message…


Car au-delà des troublantes figures de Viviane et de Morgane, au-delà de la lumineuse image du Graal aux reflets d’émeraude,  l’église de l’abbé Gillard garde un de ces Hauts Secrets qui ne peuvent se formuler clairement. Pour la transmission desquels il faut inventer un nouveau langage. Un secret qui seul, certainement, peut expliquer la force intérieure qui anima le prêtre sa vie durant.

Dans les décors végétaux, au bas du grand vitrail du Graal, l’œuvre majeure qui se dresse derrière l’autel et figure l’apparition du Graal à Joseph d’Arimathie, le prêtre a fait figurer deux lapins. L’un murmure quelque chose à l’oreille de l’autre.  Il place une patte devant sa gueule pour dissimuler sa parole.

C’est comme un sceau posé sur l’église. Un sceau qui révèle que le petit sanctuaire garde un message que seuls quelques-uns pourront entendre. C’est le Seuil d’un singulier labyrinthe constitué par les vitraux, les tableaux, d’infimes détails ornementaux, et le chemin de croix… Tous gardent dans un pieux silence de singuliers détails, dont certains ne peuvent être compris qu'au regard des écrits de l’abbé Gillard.

Ce Chemin damné évoque celui qu’il avait suivi jusqu’en sa lumineuse issue. Celle qui l’avait rendu insensible aux avis de sa hiérarchie. Celle qui pouvait le pousser à écrire à propos des Cathares : « Battus à Montségur, leur dernière citadelle, ceux d’entre eux qu’on appelait les Parfaits ont évacué le Saint-Graal. Mais dans leur esprit, ce Saint-Graal n’était pas un objet matériel. C’était le souci farouche de poursuivre la perfection… »

Lignes surprenantes, et même impossibles, pour un prêtre catholique. Qu’est-ce qui avait alors pris possession de sa main pour lui faire écrire cela ? L’abbé Gillard aimait à dire « Ne vous arrêtez pas aux apparences. Réfléchissez. » C’est avec cette phrase qu’il faut entrer dans son église. Sur la voûte qui accueille le pèlerin, une inscription souffle : « La Porte est en dedans. » Celui qui veut retrouver le chemin perdu de la Grande Quête, ne peut que s’interroger devant cette formule. Que signifie-t-elle ?  Pris dans un sens philosophique, c’est une invitation au voyage intérieur. À cette plongée en soi même de laquelle peut naître l’illumination. Mais la formule peut tout aussi bien dire qu’il y a une porte à trouver dans la petite église. Une porte ouvrant sur un insoupçonnable secret…

Cette porte existe. Une étoile la désigne.


Notre Ami Christian DOUMERGUE est l’auteur de Voyage dans la France Magique (éditions de l’Opportun) qui paraîtra le 2 juin 2016.

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