REPORTAGE DES REGARDS DU PILAT

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"Comment une Drôle de Petite Reine
me conduisit sur Le Chemin du Graal,
Ou les étranges pérégrinations
dans le Pilat d'un cycliste romancier"
 

DÉCEMBRE 2007
Par le Subtil et Énigmatique
Adonis LEJUMEAU




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   Lorsque Thierry me proposa de figurer dans la joyeuse bande de chroniqueurs de Regards du Pilat, j’étais impressionné d’être entouré d’une telle concentration d’amoureux du Pilat possédant un capital de recherches sans équivalent sur ce massif riche en mystères et en légendes.

   Pour ma part, né en face du Mont-Blanc, je ne peux vivre très longtemps loin de la présence rassurante d’une montagne. Aussi, depuis plus de neuf ans, dans la petite cité de forgerons où je réside, je me réveille chaque jour en contemplant les formes alanguies du Pilat, changeantes en fonction des heures, des saisons et de la météo du jour.

   Je vois souvent luire la fameuse Pierre qui Chante, au-dessus de la Madeleine, non loin du hameau de Merlin et en tendant l’oreille, je peux même deviner le tintement des cloches de la chartreuse de Sainte Croix en Jarez annonçant mâtines. Le relais de télévision du col de l’Oeillon, mégalithe du monde moderne captant l’énergie cosmique, me renseigne souvent sur la qualité de l’air de la nouvelle journée qui s’annonce.

   Comme tout honnête homme, cherchant et persévérant, chacun de mes jours est placé sous le signe de la recherche du Graal, ce but ultime qui est souvent le fruit de toute une vie.

   Pour dire deux mots de mes travers, je dois annoncer la couleur : depuis toujours je vis une passion pour une petite reine. La mienne est parée d’une robe bleue intense, tressée de carbone et comme toute passion secrète, je l’abrite dans une garçonnière de quelques mètres carrées, bien cachée derrière la maison familiale.

   Son cadre est de forme triangulaire, comme le ternaire cosmique aux divines proportions. Ses roues circulaires, sont des ouroboros figurant la perfection céleste, l’éternel retour ou le cercle indéfini des renaissances. Son guidon, en forme de cornes de bélier, en adopte les attributs symboliques de la corne d’abondance.

   L’on dit que ce véhicule symbolise l’évolution en marche et qu’il permet au rêveur d’enfourcher son inconscient, en évitant bien sûr de perdre les pédales, adoptant à son gré la personnalité qui lui est propre et n’étant subordonné à personne pour aller où il veut.

   Pour ce qui me concerne, ma quête du Graal est indissociable de longues chevauchées sur cette drôle de petite reine le long des routes tourmentées du massif du Pilat.

  Don Quichotte avait besoin de moulins à vent pour réaliser sa Geste, pour ma part les cols routiers ont un pouvoir d’attraction et un potentiel dramaturgique inégalables à mes yeux et cela depuis toujours.

   Possédant quelques qualités de grimpeur, les ascensions à affronter sont autant de chevauchées au cours desquelles mes adversaires se nommeront vent contraire, coup de fringale, température trop froide ou trop caniculaire. Mais j’aborde chacune d’entre elle avec la mentalité du jacquaire :  allant à la découverte de l’itinéraire que je me fixe à l’avance ou que j’improvise en fonction de mes sensations, j’essaye d’aller au bout de moi-même et souvent parfois plus loin. La découverte du Graal est à ce prix, je le sais !

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    Lorsque j’aborde le massif du Pilat par la vallée du Couzon, je tends l’oreille en passant à la hauteur du pont d’Arcole, histoire de ne pas me laisser surprendre par le chevalier gardien de la porte de la Connaissance. En arrivant à la Chartreuse de Sainte Croix en Jarez, la courte portion pavée située en face de la demeure de la reine Béatrix de Roussillon, me donne toujours et immanquablement l’impression d’aborder les terribles routes de Paris-Roubaix. En sortant du village en direction de Pavezin, j’imagine cette voie romaine empruntée il y a quelques siècles par des charrois tirés par quelque bœuf, transportant des légumes, des tissus ou d’autres denrées vers les villages du Haut Pilat.

    A l’entrée de Pavezin, après une montée à la pente inégale, je suis toujours en admiration devant la croix en fer forgée placée sur la droite de la chaussée à l’entrée du bourg, à l‘endroit ou la route s’aplanie un peu. Elle proviendrait de la Chartreuse et me fait penser immanquablement à la pierre philosophale : une sphère représentant le vaste monde est surmontée d’une croix élancée vers le ciel, elle-même érigée au milieu d’un bouquet de 4 roses épanouies. Quatre, comme les 4 points cardinaux, comme les 4 Ages du monde ou comme les 4 fleuves baignant l’Eden primordial. A la sortie du village, je jette toujours un coup d’œil en contrebas à droite sur la massive bâtisse des Chartreux ornée d’une croix de quartz blanc insérée dans sa façade, scintillant souvent sous les rayons de l’astre solaire.

    Arrivé au col, je me trouve à un croisement de cinq chemins. Cinq, comme le nombre de l’homme dans certaines traditions. La tradition locale d’il y a un siècle, amenait des hommes amoureux de cyclotourisme à se rassembler ici à la saison des châtaignes, autour de leur grand maître Paul de Vivie, l’inventeur entre autres du dérailleur et amoureux invétéré de sa petite reine, lui aussi. Aussi, je ne manque jamais de lever les yeux sur la plaque commémorative fixée sur la partie haute de la façade de l’auberge du col, qui rappelle ici sa mémoire. Mon regard a toujours tendance à se porter un peu plus haut, vers les bois du Mont Ministre qui abritent la grotte des fées, dans l’espoir sans doute d’en voir voleter une ou deux au-dessus des arbres.

    Empruntant la direction de Pélussin, après quelques kilomètres d’un faux plat descendant sous les frondaisons de massifs châtaigniers (lesquels sont le symbole de la prévoyance selon diverses traditions), qui laissent de temps en  temps apercevoir la vallée du Rhône et les montagnes du Vercors au lointain, plusieurs itinéraires s’ouvrent à l’amoureux de sa petite reine que je suis :

    -Soit tourner à droite pour affronter la terrible montée du col de l’Oeillon. Treize virages se succèdent alors jusque au sommet, avec des pentes au pourcentage casse-pattes et souvent dans un air étouffant, notamment dans la première portion dépourvue de tout ombrages.

    Le grand champion Bernard Thevenet qui compte dans mes relations amicales, pourtant grimpeur hors pair, me confiait récemment qu’il avait vécu un jour de galère dans ce col sous la neige, lors d’une étape de Paris-Nice en 1980. Souffrant d’un point de bronchite, il avait gravit la pente en ayant l’œil rivé sur le pic des trois dents. « J’ai encore en moi l’image d’un calvaire terrible et ces trois dents au lointain avaient pour moi un air de véritable Golgotha ! ».

    Ces trois dents symbolisent pour certains  les trois éléments : l’eau, l’air et la terre. Quoi de plus normal en somme que ce grand champion, dans un jour « sans », ait transpiré de tout son corps, à court d’air et les poumons en feu, touchant ainsi du doigt la triste condition du terrien de base qu’il était redevenu pour un jour.

    Dans le milieu des années quatre-vingt, j’étais au bord de la route au sommet du col pour voir passer une étape du Tour de France. A l’arrière du peloton de tête, j’avais vu passer mon ami savoyard André Chapuis. Je me souvins alors que douze ans plus tôt, jeunes coureurs juniors, nous nous étions retrouvé tous les deux en tête dans le dernier col d’une course régionale, ayant laissés les meilleurs seniors loin derrière nous. J’avais craqué à quelques encablures du sommet, pas lui !

    Il était ensuite devenu coureur professionnel et venait cette année-là de gagner une étape du critérium international devant Laurent Fignon et une étape du tour de Vendée devant Bernard Hinault.

  Il avait la mâchoire crispée et les yeux fixant un point invisible à d’autres que lui en passant devant moi, il était manifestement au maximum de ses possibilités pour ne pas se faire lâcher.

   Après l’arrivée à Saint Etienne, il m’avait confié que pendant toute la montée il avait en permanence dans son champ de vision le relais de télévision qui brillait de mille feux au soleil de Juillet :

   « Dans ma tête, c’était l’obélisque de la Concorde que je voyais briller là haut et je me disais que dans trois jours j’y serais et je toucherais le Graal parisien, seulement il fallait avant que j’arrive à m’accrocher dans le Pilat ! »

   En utilisant une métaphore alchimiste, je dirais que dans les conditions de cette ascension Bernard Thevenet était dans la phase de l’œuvre au blanc, l’état de l’homme véritable, et André Chapuis  dans celle de l’œuvre au rouge, état de l’homme transcendant.

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   -Mais un second itinéraire, plus chargé de poésie et plus proche de l’itinéraire emprunté par les jacquaires, est  encore possible pour gravir le Pilat en venant du col de Pavezin et il a souvent ma préférence au fil du temps. Il suffit d’aller jusqu’à Pélussin, nommé peut-être ainsi en hommage à Pollux, l’un des membres de la nef des Argonautes de Jason, comme notre Druide du Pilat, Patrick Berlier, l’a si bien décrit le mois dernier, puis de poursuivre en direction de Maclas.

   La route passe souvent à proximité de hameaux qui sont autant d’encouragements à la halte pour le cycliste harassé : le banc, la Chaize, la Chaize haute…

   Au milieu de la Garde, la départementale 34 qui se présente sur la droite permet de remonter vers le charmant village fleuri de Roisey. Le long du ruban goudronné qui s’élève en pente douce et sur lequel les pneus fins sifflent un peu, la végétation arbore des faux airs méditerranéens, subissant l’influence de l’Ardèche toute proche. Sur la droite, on devine la silhouette du château de la Valette, dont le parc abrite des mégalithes à cupules et à bassins, dont la célèbre Pierre Juton, qui porte bien son nom (selon Patrick Berlier, ce nom serait un diminutif de just ou juste, qui en ancien français désigne un contenant permettant de mesurer une capacité).

   A Roisey se tient chaque année au début du mois de juin, un salon du livre régional très prisé. Les pèlerins en route pour Compostelle peuvent se recueillir dans son prieuré, dont le lieu de culte est dédié à saint Pancrace, martyr décapité vers les années 300.

   Au milieu du village, une portion pavée en replat permet au cycliste de se retrouver encore pour quelques instants dans une ambiance « Paris-Roubaix ».

   Mais dès la sortie, les affaires reprennent, avec une pente assez rude qui oblige le pédaleur à opter pour la position en danseuse. Fort heureusement cela ne dure pas et à quelques encablures de Véranne, la route se fait plus charitable pour le randonneur à deux roues, qui peut apprécier le groupe de maisons blottie autour de leur église, dont l’origine se situe un peu avant l’année 1000. Si cette époque avait fait la part belle aux Vierges noires dans les édifices romans, il faut relever que cette église était dédiée à son origine à saint Maurice, un saint noir de peau, puisque  Egyptien Maure d’origine et chef de la légion thébaine.

   La légende attribue à la région de Véranne d’avoir eu le privilège de voir passer l’Arche de Noé lors du fameux déluge, en attesterait l’omniprésence de l’appellation La Barge dans ces contrées, ainsi qu’un lieu-dit, le Grand Noé, en contrebas du village.

   Il me plaît toujours, en traversant ce village d’altitude, de m’imaginer croisant quelques éléphants, hippopotames ou girafes évadés de cette fabuleuse Arche, animaux qui ne dépareraient pas trop finalement dans les paysages  alentours, qui me font penser un peu à la savane africaine où j’ai vécu plus jeune.

   En profitant du faux plat descendant qui succède, en relevant la tête, on aperçoit alors, bien au-dessus, le pic des trois dents sur la droite et à sa gauche l’intrigante chapelle de Saint-Sabin, qui parait suspendue au-dessus du vide.

   Cette chapelle est érigée à quelques mètres d’un tumulus antique, ce qui donne à penser que ce haut lieu a été utilisé depuis toujours comme site sacré par toutes les civilisations qui se sont succédées, rythmant le passage des saisons par des cérémonies chargées en symboles. La chapelle actuelle date du 17ème siècle et jusqu’à il y a peu, des pèlerinages chrétiens avaient cours trois fois dans l’année : à la Pentecôte, à la Saint-Jean et à la Saint-Roch.

   L’origine du saint qui est célébré ici est très mystérieuse et semble amalgamer plusieurs traditions :

   Mazdéenne, dont le culte de Mithra, dieu de la lumière impose de se situer au soleil levant.

  Celtique, car comme l’a fait remarquer Patrick Berlier, en occitan Savi veut dire le Sage, terme souvent attribué au druide, personnage guérisseur. La superposition de ces traditions, « phagocytées » par le christianisme semble être attestée par le fait qu’à une certaine époque on venait à Saint-Sabin le jour de la Pentecôte pour faire protéger son bétail et que l’on se devait de ramener un bouquet béni de la fameuse alchémille des Alpes qui pousse ici, pour garder en bonne santé toute la maisonnée.

  Mais sur le site de Saint-Sabin le mystère semble s’épaissir encore un peu à travers l’étonnante correspondance que Patrick Berlier a fait récemment entre le tableau représentant le saint local situé dans l’autel de la chapelle et un tableau étonnamment similaire que l’on peut retrouver dans un album de Tintin, le Trésor de Rachkam le Rouge.

   Jusqu’au hameau de Mizérieux, situé à plus de 1000 mètres d’altitude tout de même, la route buissonnière, chargée des fortes odeurs des fleurs des champs et bruissante d’une légion innombrable de grillons en été, serpente autour de la colline de Saint-Sabin, offrant régulièrement au cycliste l’ombre rafraîchissante des sapins, hêtres, chênes, noisetiers et châtaigniers qui cohabitent sur ces pentes.

   Après le passage au-dessus des eaux du Ternay, bruissantes au printemps, mince filet d’eau en été, le hameau minier de Mizérieux donne le signal d’une possible zone de ravitaillement, car  une portion descendante à cet endroit donne le loisir au cycliste de fouiller dans la poche arrière de son maillot pour en retirer quelques fruits secs ou barres vitaminées. Cela laisse du temps à l’esprit de vagabonder un peu en imaginant l’activité laborieuse qui se tenait ici au Moyen-Age, par l’exploitation des mines de plomb, qui devait susciter bien souvent l’espoir de trouver enfoui au cœur de la gangue, un filon d’or bien luisant, qui attirerait gloire et fortune à l’heureux récipiendaire.

   A quelques hectomètres de là, le village de Colombier, dédié à Saint Pierre le gardien du paradis, est le signal d’une nouvelle ascension en direction du col de la Croix de Chaubouret, lorsque l’on tourne à droite pour emprunter la départementale 8.

   Avant de bifurquer, j’ai l’habitude de jeter un coup d’œil sur la gauche en direction du menhir du flat, que l’on devine sur une croupe arborée et encombrée de broussailles, faisant face au village.

   Ce mégalithe granitique appartient au sol duquel il a été dégagé par la main de l’homme il y a bien longtemps. Il est orné sur sa face ouest d’une sorte de visage gravé dans la roche et à l’est, d’une épée de petite dimension. Qu’elles en sont les significations ?

   De même, au sud, on retrouve une sorte de système de visée, sous forme de deux gorges creusées dans un gros rocher à cupules.

   Une gorge serait la clé d’or, qui  permet de scruter le soleil, l’astre d’or,  certains jours de l’année et à des heures document choisies.

   L’autre serait la clé d’argent, permettant de scruter tout au long de l’année les astres d’argent : la lune, tout d’abord, mais aussi certaines étoiles de la constellation.

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   La montée vers le col de la Croix de Chaubouret est assez peu paradisiaque en vérité et après le village de Graix si le sommet du col parait visuellement très proche, pour les mollets, chaque borne kilométrique franchie vient peser de son poids, surtout quand le vent souffle de face, ce qui n’est pas rare ici quelque que soit la saison.

   Et comme tout bon descendant gaulois que je suis, il me tente souvent aux sommet du col de partir à la recherche d’un certain chaudron magique que Patrick Berlier a cru repérer bien abrité sous les feuillages, chaudron qui permettrait de confectionner une potion magique revigorante, du type de celles que les cyclistes apprécient habituellement pour défier les lois de la pesanteur sur les pentes les plus rudes

   La descente très rapide vers La Valla-en-Gier et Saint-Chamond ne m’empêche jamais aux détours d’un virage de tourner la tête vers les falaises abruptes situées au-dessous du Crêt de la Perdrix et de la Jasserie, au niveau du Saut du Gier. Certains, comme Thierry savent qu’ici se cache un Vieux Secret et que Ponce Pilate n’y serait pas étranger, mais chut, je dois me concentrer pour la suite de la route, la descente est parfois technique à cet endroit et les virages en lacet, serrés.
 
   - Il m’arrive encore d’aborder le Pilat depuis la vallée du Gier, en passant par le village, lui aussi bien fleuri de Saint Paul en Jarez. Dès les dernières maisons, je bifurque souvent sur la gauche, empruntant la vicinale qui longe la rive droite du Couzon. Les anciennes usines de passementeries délabrées ou rénovées se succèdent au fil des hectomètres et en passant à la hauteur du « Château de Moulin-Payre », je crois toujours entendre les échos de la voix d’Aristide Briand devisant avec Albin Planchon l’ancien maire de la Terrasse-sur-Dorlay, lors d’une partie de pêche à la truite qui les réunissaient souvent. En tendant l’oreille, je devine même le rire gras de Gilbert-Antoine Peycelon, l’inséparable éminence grise stéphanoise de Briand, présent à ses côtés toute sa carrière durant.

   L’entrée dans le bourg de la Terrasse conduit à une croisée des chemins, au niveau du pont et de l’hôtel Beau Site. Il n’est pas rare de trouver alors de l’animation sur la place de la mairie, due au marché, me faisant penser à celle qui devait régner lors de l’arrivée de la Galoche, ce « tacot » du Pilat qui desservait les villages jusqu’à Pélussin il y a cent ans. Après avoir déversée son contingent d’ouvrières rubanières, ourdisseuses ou passementières venant travailler dans les fabriques locales, le petit train opérait ensuite un pivotement à 180° avant de repartir, en crachant son épaisse fumée charbonneuse, en direction de la Croix de Mazet.

   Et d’ailleurs, c’est dans cette direction que je me dirige moi aussi. A la sortie de la Terrasse, je ne peux m’empêcher de jeter un coup d’œil sur la droite, à la hauteur de l’ancienne mine de quartz, dont l’œil borgne s’ouvre à flanc d’une falaise abrupte. Invariablement, je crois voir le halo d’une lampe briller dans l’obscurité de la caverne, sans doute celle de Thierry et de ses compères à la recherche d’un vieux secret cartusien, ou bien encore celle d’un alchimiste solitaire cherchant le filon manquant dans sa quête de la pierre philosophale !

  Après avoir grimpé plusieurs kilomètres sur une route longeant bien souvent des sapinières odorantes, aux fragrances plus marquées selon la saison, la qualité de la rosée matinale ou lorsque il arrive qu’une petite pluie m’ait précédée, je bascule ensuite au sommet du petit col de la Croix de Montvieux, où se tenait dans une autre époque une infirmerie ouverte aux pèlerins jacquaires. Dans la descente, je recherche invariablement à détecter quelque signal de fumée du côté du château de Belize qui se niche sur le Crêt de la Baronnette situé à main gauche, bien masqué sous les frondaisons d’une forêt aux essences composites.

  Et plus bas, je rejoins les itinéraires déjà décrits,  empruntant alors celui qui correspond à mon humeur du jour.

  Mais la route la plus emblématique à emprunter pour un cycliste avide de tutoyer la légende des forçats de la route, est celle incontestablement qui mène au col de la République en partant de Saint-Étienne et de la place Paul de Vivie, comme il se doit, la route nationale 82.

  Cette route avait vu, dès 1902, le passage des premiers Tours de France. Cette épreuve, la plus formidable que l'on ait jamais tenté d'organiser avait vu le jour, grâce au journal parisien L'Auto. Il  s'agissait au départ de rien de moins que d’effectuer le Tour de l’Hexagone en six étapes. Les principaux points du parcours, ceux où les étapes prendront fin, étaient Lyon, Marseille, Saint-Étienne, Toulouse, Bordeaux, Nantes et Paris, pour un total de 2 428 kilomètres.

   La nouvelle épreuve était dotée de 20 000 francs de prix.

  Cette initiative était due à un dénommé Henri Desgranges, qui avait à cœur que le journal L'Auto-Vélo, créé par le fabricant de pneus Adolphe Clément, qu'il dirigeait, puisse se démarquer de la concurrence du journal Le Vélo de Pierre Giffard.

  L'idée émanait d'un de ses collaborateurs, Géo Lefèvre, et avait été émise à l'occasion d'un déjeuner à la brasserie Zimmer au mois de novembre 1902.

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    Saint-Étienne avait déjà une tradition vélocipédique, puisque depuis plus de vingt ans des compétitions se déroulaient dans notre région, nous possédions d'ailleurs un des apôtres de cette discipline sportive, le fameux Paul de Vivie, promoteur entre autres de la revue Le Cycliste et grand inventeur sur le plan technique. Il faut d’ailleurs se rappeler que ce petit homme barbichu et souriant, adepte du cyclotourisme comme il disait, inventa une sorte de boîte de vitesse qu’il appelait un dérailleur et qui permettait de faire sauter la chaîne d'une denture sur l'autre pour bénéficier de celle qui paraissait la plus appropriée en fonction du profil de la route.

    Il prêcha longtemps dans le désert avec son invention, car les compétiteurs de cette période considéraient que ce système de changement de vitesse était sans utilité et que ce qui importait était de développer la plus grande souplesse des jambes sur le plat, et la puissance dans les côtes.

   Le départ de ce  premier Tour de la France fut donné le 1er juillet  vers les 15 heures devant le café Le Réveil-Matin à Montgeron, dans l'Essonne, aux portes de Paris.

   C'est dans la nuit du 5 juillet que fut donné le départ de  la deuxième étape de 374 kilomètres, aux alentours de deux heures, juste devant le café de la Paix, sur la place Bellecour noire de monde.

   Beaucoup de monde guettait l’arrivée des coureurs aux abords du Café du Dix-neuvième siècle sur la place Fourneyron à Saint-Étienne, où se trouvait un point de contrôle de passage. L'organisation avait dépêché un dénommé Georges Abran, à la moustache hérissée et à la face rubiconde, pour assurer le pointage des concurrents.

   A partir de l'église Saint-François, l'organisation avait réparti des souffleurs de trompettes pour prévenir de l'arrivée des coureurs.

    Un peu avant les quatre heures du matin, les spectateurs avaient pu entendre s'égrener une litanie de sonneries précédant l'arrivée dans la brume du petit matin du premier coureur, qui s'empressa d'aller signer au contrôle de passage. Il s'agissait de Jean Fischer dit «le grimpeur», il était exactement 3 heures 59.

   A peine avait-il enfourché sa monture et descendu la rue de la République sous des applaudissements nourris, qu'arrivèrent en file indienne et en trombe un groupe de poursuivants, composé notamment de Garrot, du grand Aucouturier le récent vainqueur de Paris-Bordeaux, Wattelier, Kerff le coureur belge, Dupré le Roannais, Garin le vainqueur de la première étape et futur vainqueur de ce Tour.

    Les spectateurs de l’époque furent impressionnés par la bonne humeur de tous ces coureurs couverts de poussière, mais qui semblaient encore très frais.

    Certains étaient pour le moins originaux, comme un certain Fourreaux,  surnommé «  le menuisier volant », car il portait au dos de son maillot une sorte d'énorme rabot, ou encore Ménachon «le pédaleur du talon», Pasquier «le barbu volant», Pothier «le terrible boucher de Sens», Paggie «le prince de la mine», Dargassies «le forgeron de Grisolles».
Le dernier coureur à se présenter près de deux heures après Fisher s'appelait De Baladé, c'était un jeune homme de dix-huit ans seulement, il était un peu moins de six heures du matin, quarante trois coureurs étaient passés devant nous.

    C'est l'immense Hippolyte Aucouturier qui régla de deux longueurs Léon Georget à l'arrivée sur l'hippodrome du Parc Borelli de Marseille en hurlant comme un forcené «J'ai gagné, j'ai gagné !», cela plus de douze heures après leur traversée de Saint-Étienne.

    La même étape l'année suivante avait donné lieu à des incidents fort regrettables, restés dans la légende du Tour :

     Le scénario était quasi-identique à l’année précédente, avec un départ de Lyon un peu plus tôt, vers les minuits et demi.

    A deux heures quarante cinq, les sonneries de clairon précédèrent le premier coureur qui arriva sous les lueurs des feux de Bengale. Il s'agissait du Stéphanois Antoine Faure qui se présenta au contrôle sous les acclamations de la foule enthousiaste. Deux minutes plus tard arriva à son tour, toutes moustaches retroussées, le vainqueur de la première édition, Maurice Garin.

     Un peloton de dix sept coureurs se présenta à une poignée de minutes, puis un groupe de onze dans lequel figurait César Garin, le frère de Maurice, qui participait pour la première fois.
     Comme l'année précédente, c'était  le jeune De Baladé qui fermait la marche près de deux heures plus tard. Il prit le temps de boire un bouillon chaud avant de reprendre la route sans empressement excessif.

   A Marseille, c'est encore Hippolyte Aucouturier qui gagna l'étape, mais entre-temps le discrédit avait été jeté sur Saint-Étienne : les organisateurs avaient découvert que des clous et des tessons de bouteilles avaient été semés sur la route à Terrenoire. Par ailleurs, Maurice Garin avait été accueilli dans la ville par des sifflets.

    Plus grave, alors qu'il s'était lancé aux trousses d'Antoine Faure dans le col de la République, arrivé aux Grands Bois il avait été attaqué par près de vingt coquins cachés derrière les sapins. Il avait été jeté de sa machine aux cris de «Vive Faure ! A bas Garin ! Tuez-le !» et frappé par les membres de la bande. Il ne dut son salut qu'à l'arrivée d'un groupe de voitures suiveuses qui mit en fuite les assaillants en tirant en l'air à coups de pistolets.

    Maurice Garin remonta sur sa bicyclette et repartit de plus belle, enragé d'avoir perdu du temps et sans doute content de s'en être tiré sans trop de casse. Dans le même col, son frère César  prit un coup de matraque dans les reins, l'italien Gerbi fut également jeté à terre et battu comme plâtre : il s'en tira avec un doigt fracturé.

     Les agresseurs s'enfuirent dans la nuit.

    A l'arrivée à Marseille, Maurice Garin faillit abandonner l'épreuve, se plaignant d'une violente douleur dans le bras gauche, après avoir couru le reste de l'étape en tenant son guidon d'une seule main.

    Ce n'est qu'après avoir été examiné par un médecin qu'il put prendre le départ de la troisième étape. Malgré ces avatars, il était en tête au classement général au terme de la deuxième étape, devançant Pothier d'un court avantage.

    Tout cela n'était pas à l'honneur de Saint-Étienne et toute la France sportive fut informée de ces incidents : il n'y avait vraiment pas de quoi être fier.

    D'ailleurs cette seconde édition fut émaillée d'incidents et de telles tricheries que cela amena l'Union vélocipédique de France à enquêter et à faire prononcer  en novembre le déclassement des quatre premiers pour fraude : Maurice Garin qui sera suspendu pendant deux ans, Pothier suspendu à vie, César Garin, Hippolyte Aucouturier.

     C'est finalement le jeune Henri Cornet, âgé de 20 ans qui fut désigné vainqueur.
Toutefois, Maurice Garin en particulier, avait frappé les imaginations à l'occasion de ces deux premières éditions dont il était la figure d'exception : petit et râblé, il avait quelque chose de magique dans l'allure. Vêtu d'un collant noir et brassard noir sur un veston de toile blanche qui lui donnait un air de revenant dans la nuit, son visage moustachu sous la casquette blanche restait impassible dans l'effort. Il transpirait la ruse et la classe, son endurance à l'effort était au-dessus du commun.

    Je pense souvent à lui en jouant du dérailleur sur les pentes inégales de ce col de la République, qui porte bien son nom de col du Grand Bois lorsque l’on se rapproche du sommet et que les masses sombres des sapins se font plus denses.

   Un médium, rencontré dans la ville du Puy en Velay au printemps dernier, m’avait raconté que dans la descente sur Bourg-Argental, un secteur, non loin de La Versanne, marqué par une forte concentration mégalithique cachée sous les lourdes frondaisons, abritait le mystère de plusieurs curieuses disparitions inexpliquées jusqu’à ce jour.

   En arrivant à Bourg-Argental, je cède souvent à l’idée d’effectuer une petite halte au niveau de l’église romane et de m’abandonner quelques délicieux instants à la lecture du rébus symbolique de son portail. Je ne vais pas céder ici à la tentation d’en décrypter quelques uns de ses arcanes proposés aux pèlerins jacquaires, arcanes faisant la part belle aux notions de vie, de mort, de cité céleste et d’autres dimensions ésotériques que l’on peut retrouver à la chapelle romane Saint- Michel d’Aiguilhe, l’une de mes chouchoutes. A chacun de s’y rendre et de s’en imprégner avec sa propre sensibilité.

    Bien souvent, je reviens vers Pélussin en effectuant le détour par Saint Marcel les-Annonay et le barrage du Ternay. Le petit lac de retenu aux eaux émeraudes masqué par la couronne bleutée des majestueux cèdres de l’Atlas possède un charme inégalable et je me surprend souvent à penser que c’est quelque part dans ses parages, évoquant irrésistiblement l’île d’Avallon, que doit dormir le roi Arthur, sa quête du Graal enfin achevée.

   Le Grand Bois, Sarras, Chamerle, Beaurepaire, Bron , ensemble de toponymes évoqués dans la légende arthurienne n’étant pas très loin de ce site enchanteur, au fond pourquoi pas ?

   En posant ma petite reine au retour de ces pérégrinations, il n’est pas rare que je me plonge une fois encore dans Avec les pèlerins de Compostelle ou les Chemins secrets du Pilat, que notre ami Patrick Berlier a écrit il y a quelques années et que je me plais à lire à mes enfants pour voir leurs yeux s’écarquiller à l’évocation de la légende de la croix indélébile ou les sentir frémir, se serrant instinctivement les uns contre les autres, lorsque maître Nestorius parle de la rencontre avec les loups-garous.

   Ma petite dernière, qui a un peu plus de trois ans se régale actuellement de l’histoire de Blanche-Neige, que tout le monde connait. Elle est sans doute loin de s’imaginer que l’on peut en tirer une interprétation alchimique, en voyant dans cette jeune vierge, la minière de l’or. Les sept nains, sept gnomes (nom tiré du grec gnôsis, la connaissance) symbolisant la matière minérale en ses sept prolongements. Leurs caractères respectifs semblent parfaitement correspondre à la planète qui les domine : Grincheux est saturnien, Simplet est lunaire, Joyeux est vénusien…

   Blanche-Neige est remise par la méchante Reine au chasseur Vert, chargé de la faire mourir. En fin de compte, après une mort apparente à la suite de l’ingestion d’une pomme maléfique, la jeune Vierge épousera le jeune et beau Prince de ses rêves. Ce Prince Charmant, représente vraisemblablement le Mercure philosophal et de son union avec la Blanche Vierge naîtront de nombreux enfants, à l’image du « croissez et multipliez » de la Genèse.

  Ces messages cachés derrière un conte laudatif pour enfants sont dus à ce facétieux Walt-Disney, dont on dit qu’il appartenait à une société secrète.

  Lors de ces moments privilégiés de rêverie partagée, il me semble voir  un peu au-dessus de leurs têtes brunes, danser une étrange coupe, dont la forme me rappelle……………………….

  Le Graal, dites-vous ?

Adonis Lejumeau

   
    Vous ne pourrez, je l'espère en tous les cas plus que sincèrement, qu'avoir vivement apprécié ce fabuleux voyage aux confins d'une réalité étonnante, de rêves tellement vivants, exceptionnels et souvent incroyablement prenants, bien trop proches d'une authenticité parfois bouleversante. Notre ami humaniste retranscrit finement ici tout un côté magique livré par le Massif du Pilat avec grande générosité et ce depuis des millénaires. Grand Merci à toi Adonis.
Thierry Rollat.