LES CATHARES
(... n'oublions jamais ...)







LA GRANDE
ESCLARMONDE

" FIGURE MYTHIQUE DU CATHARISME "



Novembre 2007
Par Patrick BERLIER



    Notre ami Daniel Dugès, dans son texte introductif, racontait déjà la tragédie de Montségur, sur un ton quelque peu romanesque. J’y reviens à mon tour, sur le même ton romanesque, pour évoquer une grande héroïne du catharisme. Laissons-nous d’abord emporter par le récit, avant de mieux raisonner. Selon la formule consacrée : « il était une fois… »
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…CELLE QUI ÉCLAIRAIT LE MONDE

 Montségur, 16 mars 1244. La nuit est encore noire, pourtant, quelque part dans la campagne le premier coq vient de chanter. Au sommet du « pog », cette montagne en pain de sucre qui domine l’horizon, sur les remparts du château un guetteur se tourne vers l’orient. Il prend pour repère la ligne formée par l’un des murs, celui qui est axé sur le lever du soleil aux équinoxes. C’est dans cette direction que le soleil émergera de l’horizon, en ce jour si proche de l’équinoxe de printemps. Mais le guetteur a beau tenter de percer la nuit, aucune clarté ne vient teinter le ciel étoilé, à l’est, derrière cette falaise blanchâtre qui se détache de la masse sombre des montagnes et lui sert habituellement de repère. D’ailleurs il a du mal à la distinguer, la nuit est vraiment trop sombre. Le coq chante une seconde fois. L’attention focalisée sur la recherche des premières lueurs annonciatrices de l’aube, le guetteur n’entend pas l’homme qui, d’un pas léger, est monté sur le rempart pour le prévenir. Il sursaute lorsqu’il vient lui toucher l’épaule. « Il est l’heure », fait simplement son compagnon. Il n’a pas besoin d’en dire plus. Le guetteur sait très bien ce qui l’attend. Plus jamais il ne verra le soleil se lever.

 Dans la salle basse du château, de nombreuses silhouettes se rassemblent, s’agglutinent. Des hommes et des femmes, entièrement vêtus de blanc. On soulève les poutres qui bloquent la seule issue, on allume des flambeaux, on n’attend plus que la maîtresse des lieux. Soudain la voici, les hommes s’écartent et forment une haie d’honneur. Elle est belle et fière d’allure encore, malgré son âge, elle se dirige d’un pas décidé vers la porte que l’on vient d’ouvrir sur la nuit. Son nom, que prononcent toutes les lèvres, forme un murmure qui se répercute sur le voûtes de la salle : Esclarmonde, la Grande Esclarmonde, celle qui éclaire le monde, la sœur du comte de Foix. Quarante ans qu’elle a reçu le consolamentum, donnant à tous l’image de la vie qu’un vrai Cathare doit mener. C’est elle qui a fait reconstruire Montségur, ce château inexpugnable où elle a choisi de s’enfermer, en compagnie de 224 de ses compagnons, hommes et femmes, parfaits et parfaites.

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Depuis trente-six ans, l’Église qui les a déclarés hérétiques veut anéantir leur mode de vivre et de penser. Trois rois de France se sont attelés avec zèle à devenir le bras armé de Rome : Philippe Auguste, Louis VIII « le lion », qui est mort en prenant une part active à la croisade, laissant le royaume sous la régence de son épouse Blanche de Castille pendant l’enfance de son fils Louis IX. En cette année 1244, le roi a vingt-neuf ans, la régente lui donne progressivement les rênes du pouvoir. Elle gouverne le pays d’une main de fer depuis presque vingt ans : « femme par le sexe, homme par le génie », dira-t-on d’elle. L’histoire retiendra surtout son rôle déterminant dans la croisade contre le catharisme, qui a pris un tournant décisif en 1229 par sa victoire sur Raymond IV, le comte de Toulouse, qui s’est même vu contraint de donner en mariage sa fille Jeanne à Alphonse II, le second fils de Blanche de Castille. « Une union marquée du sceau de l’infamie », pense Esclarmonde en franchissant le seuil du château, tout en se remémorant ces dramatiques évènements passés. Depuis, les Cathares ne forment plus que quelques poches de résistance. Mais le pays est rude, et il ne manque pas d’imprenables forteresses. La tragédie s’éternise… Les Parfaits de Montségur sont les derniers, ou presque. Un délai de réflexion de quinze jours leur a été laissé, il est expiré depuis minuit. Plier sous le joug de l’Église ou mourir par le feu. Ils ont choisi.

La longue cohorte s’étire sur le chemin tortueux conduisant au pied du pog. Les flambeaux l’éclairent chichement. La descente délicate leur offre quelques minutes de répit, le temps de méditer une dernière fois sur cette vie terrestre qu’ils vont bientôt quitter. Ils savent qu’en bas, en ce moment même, des hommes d’armes du roi et les « chiens du Seigneur » de l’Inquisition sont en train de dresser un bûcher. Fugitivement, ils aperçoivent la lueur des torches, trahissant l’effervescence qui doit régner au pied du pog, malgré l’heure matinale. Mais dans l’immédiat leur attention est fixée sur le sentier. Il est étroit, les pierres sont glissantes de rosée, le précipice est là, tout proche, quelque part dans la nuit. Chacun s’applique à poser calmement ses pieds et à assurer ses pas. Il serait trop bête de glisser, de chuter vers les sombres abîmes de cette Terre maudite, créée par un être malfaisant que l’Église de Rome s’acharne à considérer comme Dieu. En bas, dans le camp des armées du roi, on a aperçu aussi la procession des flambeaux descendant sur les flancs du pog. Les inquisiteurs brandissent leur croix vers le ciel : les hérétiques ont donc fait leur choix. Les chiens du Seigneur auront leur pâture de chair humaine, aujourd’hui.

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    Soudain la nuit est trouée par les flammes qui s’élèvent du bûcher immonde. Les Cathares s’avancent en silence, hiératiques dans leur robe blanche. Par dizaines, ils se jettent dans la fournaise expiatoire et les flammes les encerclent. Ils ne poussent pas un cri. Leurs enveloppes terrestres se racornissent et tombent en cendres, mais leurs âmes s’envolent vers les étoiles, en même temps que la fumée acre qui emporte au loin l’effroyable odeur des chairs cramées. Le feu a du mal à consumer autant de corps humains, on doit sans cesse remettre des bûches pour l’alimenter, ne pas le laisser faiblir ou s’éteindre. « Diable ! Ces pouilleux de Cathares, ils sont secs comme du bois mort, pas une once de graisse », peste le sergent chargé de veiller à l’entretien du feu. Mais voici qu’Esclarmonde monte à son tour sur le brasier. Même dans la mort elle est fidèle à sa réputation d’éclairer le monde. Le feu qui l’enveloppe décuple de puissance, une immense clarté monte jusqu’au sommet du pog.

     Là haut, dans le château déserté, quatre Cathares sortent de leur cachette. L’instant qu’ils attendaient est arrivé. Esclarmonde les éclaire une dernière fois. À la lueur dansante des flammes ils se glissent le long d’une corde et descendent la paroi rocheuse. Ils atteignent discrètement un replat et partent à l’opposé du bûcher maudit sur lequel le dernier de leurs compagnons vient d’expirer. Ils sont en route vers leur destin.

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DE LA LÉGENDE À L’HISTOIRE, ET SES CURIEUSES RAMIFICATIONS

 Beau récit sans doute, dramatique certes mais en partie légendaire. Qui était vraiment cette Esclarmonde, héroïne cathare réputée brûlée à Montségur ? Le personnage paraît constituer un amalgame de plusieurs femmes prénommées Esclarmonde, toutes mêlées de près ou de loin au catharisme. Un certain nombre d’auteurs a répandu cette légende vivace, en particulier Napoléon Peyrat dans son ouvrage L’Histoire des Albigeois. Le prénom Esclarmonde vient certainement du wisigoth Is Klar Mun, lune de cristal. Cette lune est devenue par un à-peu-près phonétique dans notre langue celle qui « éclaire le monde ». Voyons l’histoire, la vraie, à présent.
 
    Esclarmonde de Foix, née vers 1151, est en effet la sœur de Raimon Roger, comte de Foix. Elle épouse en 1175 Jourdain II de l’Isle-Jourdain, est veuve en 1202, et mène dès lors la vie d’une Parfaite cathare dans une communauté à Pamiers. Mais elle ne possède pas Montségur et n’y vit pas non plus. Au concile de Latran en 1215 où sa famille est évoquée, on la signale décédée.
 
    Son frère Raimon Roger, le comte de Foix, a trois enfants : Roger Bernard, Aymeri et une fille prénommée Esclarmonde, sans doute la filleule de la précédente. Celle-ci épouse en 1226 Bernard d’Alion, seigneur de Quérigut. À l’occasion de ce mariage elle reçoit en dot le château de Montségur. Mais elle n’y vit pas, résidant au château de Mont-Alion. D’ailleurs son époux soutient le croisé Simon de Montfort.
 
    Roger Bernard, comte de Foix, premier fils de Raimon Roger, a deux enfants d’un premier mariage : Roger IV et une fille prénommée Esclarmonde.
 
    Roger IV, comte de Foix, fils de Roger Bernard, a cinq enfants, dont une fille prénommée Esclarmonde qui épouse en 1275 Jacques, infant d’Aragon, futur roi de Majorque.
 
    À ces quatre Esclarmonde, toutes sœurs d’un comte de Foix, il faut ajouter Esclarmonde de Péreilhe, fille de Raimon de Péreilhe. C’est lui qui reconstruisit le château de Montségur. Esclarmonde, née vers 1225, est une jeune religieuse cathare infirme qui habite à Montségur et meurt sur le bûcher, sur lequel on est obligé de la porter, en 1244 avec les autres Parfaits.

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Comme on le comprend alors, le personnage emblématique de la Grande Esclarmonde a été forgé à partir d’au moins trois femmes ayant porté ce nom : la sœur de Raimon Roger qui devient Parfaite cathare, sa nièce qui possède Montségur, et Esclarmonde de Pereilhe qui y vit et y meurt.
 
    L’héroïne cathare enflammera pendant longtemps les imaginations. Esclarmonde est par exemple le titre d’un opéra romanesque de Jules Massenet, qui n’est que très lointainement inspiré par son histoire. On remarque cependant sur l’affiche de la création à Lyon en 1889 la présence en décor de fond de trois tours qui ne sont pas sans évoquer les trois tours du château fort de Foix.
 
     En 1911, est formé un comité pour l’érection d’un monument à la grande Esclarmonde. Une souscription publique est lancée, elle recevra le soutien de nombreuses personnalités, parmi lesquelles Théophile Delcassé, député de l’Ariège et ministre de la Marine, ou Gabriel Fauré, de l’Institut, directeur du Conservatoire national de musique. C’est le sculpteur Grégoire Calvet qui est chargé de réaliser le monument, dont une maquette est présentée. À la tête du comité est un personnage curieux. Il se nomme Prosper Estieu, il est membre du Félibrige créé par Frédéric Mistral, c’est aussi un adepte de l’église gnostique, ami de Jules Doinel, et il a été l’instituteur d’un petit village perdu de l’Aude dont le nom est pourtant connu aujourd’hui dans le monde entier : Rennes-le-Château. On imagine qu’au village, entre l’instituteur laïque républicain et son prêtre royaliste Bérenger Saunière, ce n’était pas l’entente cordiale !
 
    En cette même année 1911, l’abbé Saunière est sommé par son évêque Mgr de Beauséjour de suivre une retraite dans un couvent. Il choisit le monastère de Prouille, fondé par saint Dominique, et va se recueillir à Montréal, village voisin, sur le lieu même où Dominique, fondateur des Dominicains de l’Inquisition, avait prêché contre le catharisme. Il l’écrit dans un courrier adressé à Marie, sa fidèle servante. Sa position semble claire, il est resté fidèle à l’Église. Et les bûchers des Dominicains, qui se nommaient eux-mêmes par jeu de mots « chiens du Seigneur », sont prêts à se rallumer semble-t-il : le projet du monument à Esclarmonde reçoit l’opposition farouche de l’Église par la voix de Mgr Jean-Marie Vidal, évêque de Pamiers. Cependant les temps des saintes croisades sont bien révolus, cette opposition ne semble guère plus efficace qu’un prêche dans le désert, et le projet avance… Mais c’est finalement la première guerre mondiale qui mettra un terme à l’entreprise.

Patrick BERLIER

Pour en savoir plus. Sur les Cathares : L’épopée cathare, en deux tomes, Michel Roquebert, Privat éditeur, Toulouse 1977. Sur les diverses Esclarmonde : www.catharisme.net, article Les cinq Esclarmonde ou la confusion. Sur le projet de monument : www.chemins-cathares.eu, article Esclarmonde de Foix.