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RUBRIQUE
Sociétés Secrètes

Septembre 2019













Par
Patrick Berlier


AUX ORIGINES DE LA SOCIÉTÉ ANGÉLIQUE, À VENISE

 

Au milieu du XVIe siècle à Lyon, le riche magistrat et collectionneur Nicolas de Lange fonda un cénacle très fermé : la Société Angélique. C'était une société secrète ou plutôt discrète, composé d'humanistes, d'imprimeurs, d'artistes, d'hommes de lettres, de loi ou d'Église. Son nom reprenait celui du domaine de Nicolas de Lange sur la colline de Fourvière : l'Angélique. En réalité l'érudit Nicolas de Lange n'a fait que ranimer et rassembler divers groupuscules qui existaient déjà depuis une cinquantaine d'années dans l'ancienne capitale des Gaules, dont l'Académie de Fourvière, mythique en tant qu'académie au sens moderne du terme, mais pourtant bien réelle, sur le modèle des académies antiques. Nous n'allons pas revenir sur l'histoire de cette société, à laquelle j'ai consacré un livre en trois tomes (voir en rubrique Librairie) – même si je reprends ici à propos du Songe de Poliphile quelques passages du tome II – mais plutôt sur ses origines profondes, qui ne sont pas à chercher en France mais plutôt en Italie, à Venise plus précisément.

 

Ce qu'il reste aujourd'hui du domaine de l'Angélique
12 montée Nicolas de Lange à Lyon

 

MYSTÉRIEUX GILPINS

La Société Angélique avait pour « bible » l'ouvrage le plus renommé de la Renaissance, Hypnerotomachia Poliphili, imprimé à Venise en 1499, puis à Paris en 1546 dans une version française et sous le titre Discours du songe de Poliphile. Livre codé, ésotérique, cet ouvrage connut un succès extraordinaire, tant pour sa typographie innovante que pour ses somptueuses gravures dues aux plus grands artistes. La corporation des peintres, graveurs et sculpteurs, était alors très puissante ; on les nommait Gilpins, Saint-Gilpins, Saingilles, Guilpains, Glypains, etc. Très introduits dans les milieux des imprimeurs, ils se servirent du Songe pour véhiculer, de manière cryptée, leur enseignement et leur organisation. Et en réalité, la Société qui deviendra l’Angélique a été fondée dans l'ombre par les maîtres Gilpins, Nicolas de Lange en étant surtout l'hôte fortuné. On comprend que dans ces conditions ce livre soit devenu une référence incontournable.

 

Portrait de Nicolas de Lange

 

L'imprimeur et éditeur de l'édition originale italienne était le célébrissime Aldo Manuzio. En même temps que son imprimerie, il dirigeait à Venise une Académie, elle aussi sur le modèle des académies antiques. On peut la considérer, ainsi que son homologue l'Académie de Fourvière, née en même temps, comme l'archétype de la Société Angélique. D'autant qu'un certain personnage lyonnais fréquenta Aldo Manuzio avant de devenir l'un des piliers de l'Angélique.

Nous allons donc nous intéresser à cet imprimeur, à son Académie, à son livre le plus fameux, et à Venise, ville fastueuse où il fait bon flâner, et où les Gilpins ont semé des indices, pour le promeneur peu pressé qui les découvrira, s'il sait regarder en levant un peu les yeux, et s'il n'hésite pas à s'écarter du centre-ville touristique.

 

« LE MICHEL-ANGE DU LIVRE »

Aldo Manuzio est né vers 1450 à Bassiano près de Rome. En même temps donc que l'imprimerie, qui allait devenir son métier. Après ses humanités à Rome, il poursuivit brillamment ses études à l'université de Ferrare, dont il finit par devenir l'un des professeurs, enseignant le grec, une langue et une culture pour laquelle il se passionnait. Un peu avant 1480 il fit la connaissance de Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), qui malgré sa jeunesse était déjà un illustre humaniste, philosophe et kabbaliste chrétien, et qui allait lui ouvrir les portes des milieux les plus savants.

 

Pic de la Mirandole

 

En 1482, une guerre entre Ferrare et Venise obligea les deux hommes à s'enfuir. Ils se réfugièrent à Carpi, dans l'actuelle Émilie-Romagne, dans le château des Pio, où vivait la sœur de Pic de la Mirandole. Veuve depuis peu du prince de Carpi, elle administrait le domaine, tout en élevant ses deux enfants, Alberto et Lionello Pio. Aldo Manuzio devint leur précepteur, et Alberto Pio conserva sa vie durant une infaillible amitié pour son maître.

 

Le château des Pio à Carpi (photo Pollabarca)

 

En 1490, Manuzio quitta Carpi pour s'installer à Venise, alors capitale italienne de l'imprimerie. À quarante ans, il avait choisi de changer de vie et de devenir imprimeur, pour pouvoir diffuser les textes antiques, grecs en particulier, qu'il considérait comme le fondement indispensable de la culture. Il apprit son métier auprès d'Andrea Torresani, un imprimeur réputé, qui avait sa maison et son atelier sur le Campo San Paternian (aujourd'hui Campo Manin), dans le centre de Venise. Aldo Manuzio devint rapidement son associé, et dès 1493 il édita son premier livre, une grammaire latine, suivie en 1494 d'une grammaire grecque. À l'époque, les imprimeurs étaient en même temps éditeurs et libraires, et leurs boutiques-ateliers étaient de véritables foyers culturels.

Peu après Manuzio trouva le financement nécessaire pour installer sa propre imprimerie sur le Campo Sant'Agostin, dans le quartier de San Polo, de l'autre côté du Grand Canal. Il y était dès 1496. Comme la plupart des places de Venise, le Campo Sant'Agostin doit son nom à l'église éponyme qui s'y élevait. La vue de Venise en perspective, dressée en 1500 par Jacopo de Barbari, permet d'avoir une idée de la physionomie des lieux à l'époque où Aldo Manuzio y habitait.

 

Vue de l'église Sant'Agostin sur le Campo du même nom, en 1500

 

C'est là qu'il imprima son édition des œuvres complètes d'Aristote, en grec naturellement, grâce aux caractères élégants spécialement créés pour lui par son collaborateur Francesco Griffo. On doit à Aldo Manuzio de nombreuses innovations dans l'art du livre, comme l'invention des caractères italiques inspirés de l'écriture cursive, certaines ponctuations, et l'emploi du format in-octavo, celui de nos actuels livres de poche. Il fut aussi le premier, à Venise, à publier des ouvrages en hébreu. Rapidement sa réputation fut telle que son atelier devint un lieu très prisé pour tous les Vénitiens érudits, attirant même des visiteurs étrangers.

En 1498 la peste se déclara et Aldo Manuzio fut atteint par la maladie. Très inquiet, il promit à Dieu de se faire prêtre si jamais il en réchappait. Il guérit effectivement, mais il implora le pape Alexandre VI de le relever de ce vœu, expliquant qu'il l'avait fait dans un moment d'égarement dû à la terrible maladie. Le souverain pontife y consentit, lui demandant en contrepartie d'imprimer désormais également des livres pieux. Manuzio commença donc par éditer les Lettres de sainte Catherine. Ce fut le premier auteur féminin publié à Venise.

L'année 1499 fut marquée par l'édition de l'Hypnetoromachia Poliphili, livre dont il sera question plus en détail un peu plus loin. C'est dans cet ouvrage qu'apparut pour la première fois la marque d'imprimeur d'Aldo Manuzio, un dauphin enroulé autour d'une ancre, avec pour devise latine Festina lente, que l'on peut traduire par « hâte-toi lentement ». Le dauphin est symbole d'agilité et de rapidité, tandis que l'ancre symbolise la lenteur et l'enracinement. La marque apparaissait à la fois sur la page de titre et parmi les gravures du livre.

 

L'ancre et le dauphin, marque d'imprimeur d'Aldo Manuzio,
et sous une version un peu différente parmi les gravures du livre

 

Déjà lors de son séjour à Carpi, Aldo Manuzio avait caressé l'idée de fonder sa propre Académie. Il avait à l'époque renoncé provisoirement à ce projet. Mais après l'édition de son fameux Hypnetoromachia Poliphili, la célébrité et la fortune aidant, il se décida en 1502 à créer l'Accademia Aldina (Académie Aldine en français). Son but était le diffusion de la langue, de la culture et de la littérature grecque, la base de la Connaissance selon l'imprimeur. Ce n'était pas une académie au sens strict, c'est-à-dire une institution officielle avec un règlement précis, mais plutôt un groupe informel sur le modèle des académies platoniciennes. C'était d'ailleurs très en vogue dans toute l'Europe. On peut citer l'Académie rhénane, l'Académie bavaroise, et à Lyon l'Académie de Fourvière, née à la même époque.

L'Accademia Aldina se réunissait dans la maison d'Aldo Manuzio. Elle fut fréquentée par les plus grands intellectuels vénitiens, ou par des hôtes de passage, italiens ou étrangers. On y vit aussi des exilés grecs, dont la communauté était importante à Venise. Ils contribuèrent à choisir les auteurs grecs qui seraient imprimés par l'atelier. Seule la langue grecque devait être parlée pendant les réunions, où l'on débattait durant des heures de sujets grammaticaux, littéraires ou philosophiques. Celui qui oubliait cette obligation devait verser une obole dans une cagnotte, laquelle servait ensuite à financer un banquet. L'Académie acceptait aussi les dames, comme Isabelle d'Este, l'épouse du duc de Mantoue, ou même Lucrèce Borgia, si sulfureuse dans sa jeunesse, mais qui sut s'assagir après son mariage avec Alphonse d'Este, duc de Ferrare. L'atelier Manuzio servait aussi de boîte aux lettres pour la correspondance entre les membres de l'Académie, un principe que l'on allait retrouver plus tard avec la Société Angélique. En fait tous les ferments de la future société lyonnaise existaient déjà dans l'Accademia Aldina.

 

Portrait d'Aldo Manuzio

 

En 1505 la vie d'Aldo Manuzio prit une nouvelle orientation, grâce à son mariage avec Maria Torresani, la fille de son maître et associé. À son arrivée à Venise, elle n'avait que dix ans, il la vit grandir et se transformer en femme, si bien qu'il finit par éprouver à son égard un sentiment bien différent. Quinquagénaire fringant, Aldo épousa Maria, de trente ans sa cadette, mais le fait était courant à l'époque. Le mariage fut célébré dans l'église Santa Maria dei Miracoli, une petite merveille de la Renaissance construite quelques années plus tôt tout près du pont du Rialto. Cette église est encore de nos jours la préférée des Vénitiens pour les cérémonies nuptiales.

 

L'église Santa Maria dei Miracoli

(Tableau de Bernardo Belloto - 1740)

 

Le jeune couple s'installa dans la vaste maison des Torresani, sur le Campo San Paternian, voisine de l'église du même nom, laquelle se remarquait par son campanile pentagonal, le seul de ce type à Venise ; église et campanile ont disparu aujourd'hui. L'imprimeur changeait de paroisse, il abandonnait le Campo Sant'Agostin et installait son atelier à côté de celui de son beau-père. C'est là aussi désormais que se réunirait l'Accademia Aldina.

Jusqu'alors Aldo Manuzio n'avait vécu que pour son travail. Mais en ayant trouvé l'amour il trouva aussi d'autres sens à sa vie. Pendant une longue période il se consacra à sa famille et ralentit considérablement ses publications. Il faut dire que sa femme connut plusieurs grossesses successives, et le couple eut cinq enfants, trois fils, et deux filles jumelles. En 1503 son ancien élève et ami Alberto Pio avait autorisé l'imprimeur à ajouter à son patronyme le nom prestigieux des Pio. Il prit donc désormais le nom d'Aldo Pio Manuzio.

En 1507 arriva un visiteur étranger, Érasme de Rotterdam (1467-1536), qui allait se faire connaître quelques années plus tard par son livre Éloge de la folie. Après avoir voyagé en Angleterre, Érasme était arrivé en Italie en 1506. Son souhait le plus cher était de faire imprimer par Manuzio sa traduction d'Euripide ainsi qu'une nouvelle édition de ses Adages. Il envoya une lettre élogieuse à l'imprimeur, et celui-ci lui fixa un rendez-vous. Érasme se présenta au jour dit dans l'atelier vénitien, et rapidement le courant passa si bien entre les deux humanistes qu'ils devinrent des amis inséparables. Érasme, accepté par l'Accademia Aldina, était hébergé dans la maison du Campo San Paternian ; il y resta près d'un an.

 

Portrait d'Érasme

 

Érasme était encore là lorsqu'en 1508 un autre visiteur étranger se présenta. Il s'agissait d'un Français, Jean Grolier. Né à Lyon en 1479, cet érudit avait comme beaucoup d'autres à l'époque voyagé jusqu'en en Italie, où il avait fréquenté plusieurs savants. Il acheta à Aldo Manuzio plusieurs volumes qui allaient compléter grandement sa prestigieuse bibliothèque. Lorsqu'il rentra en France, Jean Grolier fit relier ses livres, au dos desquels était apposée en lettres d'or cette mention : « Grolierii et amicorum – à Grolier et ses amis ». Il avait en effet réuni autour de lui un groupe d'érudits, dont certains avaient appartenu à l'Académie de Fourvière, et qui était l'un de ces cercles fédérés plus tard par la Société Angélique. Jean Grolier en deviendrait un membre assidu, jusqu'à son décès en 1565. Nul doute que ses conversations entre Jean Grolier, Érasme et Aldo Manuzio ont dû être instructives.

 

Page avec la marque d'imprimeur d'Aldo Manuzio sur l'un des ouvrages acquis par Jean Grolier, et mention au dos de la reliure
(Bibliothèque Municipale de Lyon)

 

L'année 1508 vit la création de la Ligue de Cambrai, coalition entre le pape Jules II, le Saint-Empire romain germanique, la France, l'Aragon et le duché de Florence, dans le but d'abattre la république de Venise. Par son origine romaine, Aldo Manuzio devenait suspect aux yeux des Vénitiens, qui ne voyaient déjà pas d'un très bon œil ses relations avec des savants étrangers. Il dut s'enfuir avec femme et enfants, et se réfugia à Ferrare auprès de son amie Lucrèce Borgia, laissant son imprimerie aux bons soins de son beau-père. Érasme quitta Venise lui aussi, et retourna en Grande-Bretagne. Manuzio séjourna à Ferrare pendant plus de quatre ans. Pendant ce temps, les alliances se défaisaient et d'autres se nouaient, au gré des batailles. Tout changea lorsqu'en 1513 fut élu un nouveau pape, Jean de Médicis, sous le nom de Léon X. Très favorable à Venise, le nouveau souverain pontife implora Manuzio de rejoindre sa ville d'adoption et d'y reprendre ses activités.

L'imprimeur se remit donc à la tâche. Mais l'année suivante il tomba malade, et il mourut le 6 février 1515, laissant une œuvre colossale et innovante, lui valant à titre posthume le surnom de « Michel-Ange du livre ». Son fils Paolo lui succéda, suivi par le fils de celui-ci, Aldo II dit le Jeune. Mais l'Accademia Aldina s'était éteinte avec son créateur.

 

LE SONGE DE POLIPHILE, OU LES SECRETS D'UN LIVRE CULTE

C'est en 1498 qu'Aldo Manuzio reçut la visite du protonotaire apostolique Leonardo Grasso, venu de Vérone pour lui apporter un manuscrit bien étrange, au titre alambiqué : Hypnerotomachia Poliphili. Ce texte, qui semblait être au premier abord un récit d'amour, avait été écrit en 1467 à Trévise par un certain Francesco Colonna. On a pensé pendant longtemps qu'il s'agissait d'un moine dominicain, menant une vie pour le moins dissolue. On penche plutôt aujourd'hui pour un autre Francesco Colonna, prince de Palestrina, un érudit féru d'architecture, ce qui expliquerait certains passages du livre. La ville de Palestrina, proche de Rome, est l'ancienne Præneste romaine, célèbre pour son temple de  Fortune, que Colonna fit restaurer. L'Hypnetoromachia s'en inspire clairement. Avec l'aide financière de Grasso, Manuzio accepta de publier cet ouvrage curieux, mais l'imprimeur et son commanditaire comprirent qu'il était obligatoire d'y inclure de nombreuses illustrations pour éclairer le texte. Ils firent donc appel aux ateliers des peintres Andrea Mantegna ou Giovanni Bellini, et il n'est pas impossible qu'Albrecht Dürer y ait aussi travaillé. Leurs dessins furent ensuite retranscris sous la forme de gravures sur bois, seule possibilité d'illustrer un livre à l'époque. C'était précisément le travail des Gilpins. L'affaire fut menée rondement, et l'ouvrage orné de 172 gravures fut imprimé dès l'année suivante. Il allait devenir sans doute le plus beau livre de la Renaissance italienne, et assurer la célébrité à son imprimeur. Son influence a été considérable dans les milieux érudits, où il était de bon ton de savoir « lire » l'Hypnerotomachia Poliphili.

 

Un exemplaire de l'édition originale de l'Hypnerotomachia Poliphili

 

Le titre assez rébarbatif est tiré du grec. Le premier mot, Hypnerotomachia, contient hypne pour songe, eroto pour amour, machia pour combat. Le second mot, Poliphili, est un mot grec décliné en latin. C'est le nom du personnage principal, Poliphile ; il est composé de Polia, nom de l'héroïne, et de phile, qui aime. Ce livre célèbre pour sa typographie et ses gravures, contiendrait de manière cryptée l'organisation de toutes les sociétés secrètes de l'époque. On y découvre en particulier les neuf grades, révélés par les neuf gravures contenant des anges, d'une organisation évidemment angélique, ce qui suffit à prouver qu'une telle société existait déjà à Venise vers la fin du XVe siècle.

L'identité de l'auteur est délivrée par les lettrines en tête de chaque chapitre, formant une phrase en latin :

Poliam frater Franciscus Columna peramavit

Soit : « Frère Francesco Colonna aime Polia d’un grand amour ». C'est le qualificatif de « frère » qui fit pencher pour un auteur ecclésiastique, mais en fait le terme peut se comprendre de bien des façons. Leonardo Grasso plaça un avertissement en préambule, prévenant que ce qui se trouve dans le livre est exprimé dans un langage magnifique et n’est pas fait pour être dit dans les carrefours. L’ouvrage était rédigé dans un italien mêlé de latin, avec des mentions en grec, en hébreu et en arabe. Il était donc destiné à un public restreint d'érudits. De plus, selon les règles du « Grimoire », procédé cryptographique variante de la Langue des Oiseaux, ses somptueuses gravures qui ont fait sa renommée étaient à décrypter en langue vulgaire, c'est-à-dire en français. Même si c'était alors la langue des intellectuels, seule une certaine élite du peuple italien était capable de lire le livre et d'en déchiffrer les images.

La version française a été publiée à Paris en 1546 par l'atelier de Jacques Kerver, sous le titre Discours du songe de Poliphile. La traduction est attribuée à Jean Martin, secrétaire du Cardinal de Lenoncourt. Si le cardinal en était sans doute le commanditaire, le livre fut rapporté d'Italie par le chevalier de Malte Georges de Vauzelles, issu d'une grande famille lyonnaise. Son frère Jean allait devenir l'un des piliers de la Société Angélique ; on pense qu'il fut le véritable traducteur du livre, Jean Martin n'étant qu'un prête-nom. Comme le seul moyen de reproduire les gravures était de les redessiner, ce travail fut confié aux plus grands artistes du temps, qui s'appliquèrent à les rendre encore plus belles que les originales. Cette édition connut elle aussi la célébrité.

 

Frontispice de l'édition française

 

L’histoire du Songe peut se raconter en quelques lignes. L’ouvrage est composé de deux livres. Dans le Livre premier, Poliphile recherche en rêve sa bien-aimée Polia dans un monde peuplé de nymphes et de déesses. Il sera conduit vers une falaise percée de trois portes, ouvrant chacune sur un univers différent, et il devra choisir de poursuivre sa quête dans l’un d’entre eux. Là seulement il trouvera sa Polia, et pourra enfin s’unir à elle. Puis les deux amants s’embarqueront pour Cythère où ils obtiendront la bénédiction des dieux. Commence alors le Livre second, dont l'action est en réalité antérieure au premier, et raconte l’histoire de Polia, jeune femme glaciale qui s’est vouée au temple de Diane et rejette l’amour de Poliphile, jusqu’à ce que Vénus ordonne à son fils Cupidon de décocher une flèche vers elle. Poliphile et Polia s’aiment enfin, mais le rêve cesse et Poliphile se réveille seul.

Parmi les érudits qui se sont penchés sur le décryptage du Songe de Poliphile, il convient de citer particulièrement Claude-Sosthène Grasset d’Orcet, qui a la fin du XIXe siècle écrivit plusieurs centaines d’articles pour la Revue Britannique. L’œuvre de Grasset d’Orcet repose sur le postulat affirmant que le monde a toujours été partagé en deux factions opposées, qui ont tenté de le gouverner dans l’ombre par l’entremise de sociétés secrètes. Ces factions eurent pour noms Bourguignons et Armagnac, Guelfes et Gibelins (en particulier en Italie), parti solaire et parti lunaire, quarte et quinte, rose rouge et rose blanche, Beaucéant et Oriflamme, paroisse et château, Ménestrels de Murcie et Ménestrels de Morvan.

Pour Grasset d'Orcet, le titre original Hypnerotomachia Poliphili est à décrypter par l'art du Grimoire. L'érudit le décompose en une phrase de moyen français, où combat (troisième personne de l’indicatif présent du verbe combattre) se dit il poing :

Grec – amour songe il poing

Il n’en garde que les consonnes, en éliminant le C de grec (qui ne se prononçait pas à l’époque) et le G muet de poing. La phrase se résume alors à cette structure consonantique :

G R M R S N G L P N

Et le résultat est, après réintroduction de nouvelles voyelles :

Grimoire Saint-Gilpin

Quant à l’autre partie du titre, Poliphili, Grasset d’Orcet la décline ainsi :

Latin – Poliphile

L T N P L PH L

L’est Temple affil

Sa conclusion est que l’auteur du Songe était membre d’un Ordre du Temple sauvegardé dans l’Ordre de Malte. Mais la proposition de Grasset d’Orcet est assez surprenante. Il se contente de transcrire Poliphili en Poliphile, en transposant simplement ce nom propre latin par son équivalent français, sans le traduire véritablement, alors qu’il traduit le mot Hypnerotomachi. Poliphile peut avoir plusieurs sens différents. Phile est un mot grec signifiant « qui aime ». Par rapport au texte du livre, Poliphile est celui « qui aime Polia ». En grec, poli signifie « ville, cité », Poliphile veut donc dire aussi « qui aime la ville ». Mais poli est également un mot latin, le pluriel de polus, pôle. Si l’on admet ce mélange, Poliphile devient celui « qui aime les pôles ». Comme il n’y a que deux pôles, et qu'il est bien connu que les deux font la paire, on peut proposer la déclinaison suivante :

Latin – aime paire pôles

L T N M P R P L

L’y tiens homme parpoli

Je le tiens pour un homme parpoli

Un homme parpoli, c’était un maître accompli, à la fois parfait et poli. La phrase peut, elle aussi, s’appliquer à l’auteur de l’œuvre.

 

ET MAINTENANT, EN ROUTE POUR VENISE !

Évoquer la vie d'Aldo Manuzio, son académie, et son livre le plus connu, n'était pas suffisant. Pour compléter ce dossier il était indispensable d'aller découvrir le décor de cette histoire : Venise. Il faut bien comprendre que c'est une ville à part, car c'est une cité posée sur l'eau. Pas une île, mais un ensemble de bâtiments qui chacun reposent sur une forêt de pieux immergés. Venise est divisée en six quartiers, que l'on nomme sestiere, chacun étant lui-même subdivisé îlots séparés par des canaux. La ville est partagée en deux parties séparées par le Grand Canal. D'un côté les quartiers de Santa Croce, San Polo et Dorsoduro, de l'autre Cannareggio, San Marco et Castello. La partie la plus fréquentée de la ville est évidemment San Marco, où l'on trouve la basilique Saint-Marc sur la place du même nom, le Palais des Doges, le Pont des Soupirs, le Pont du Rialto, sans oublier les célèbres gondoles. Le tourisme de masse se limite à cela. Pourtant le reste de la ville ne manque ni de charme ni de beauté.

 

Plan schématique de Venise

 

Me voici donc, un beau matin, sur le quai de la Riva degli Schiavoni, la Rive des Esclaves. Aujourd'hui seuls les touristes débarquent des bateaux de toutes sortes qui y accostent. Quelques centaines de mètres à parcourir, et me voici sur la Piazza San Marco, la Place Saint-Marc. C'est la seule à porter le nom de piazza (place) les autres se nommant campo (champ), ou quand elles sont plus petites campiello (petit champ), en souvenir du temps où elles n'étaient que des prés entourant une église. Je ne fais que traverser la Place Saint-Marc, prenant ensuite le passage qui débouche sur le Bacino Orseolo et ses nombreuses gondoles. Je m'engage dans un dédale de ruelles aux multiples commerces, pour déboucher sur le Grand Canal. Le Pont du Rialto franchi, me voici dans le sestiere San Polo. Mon objectif est d'atteindre l'ancienne maison d'Aldo Manuzio sur le Campo Sant'Agostin. Pour cela je longe à gauche le Grand Canal par le Fondamenta del Vin. Dans le dialecte vénitien, les quais sont nommés Riva lorsqu'ils sont larges, ou Fondamenta s'ils sont plus étroits. Puis je m'enfonce dans un nouveau dédale de ruelles, encore plus étroites, entrecoupé de canaux que des petits ponts en escalier permettent de franchir. Voici le Campo San Polo, une grande place bordée par l'église du même nom. Ici commence la Venise authentique, habitée par les vrais Vénitiens. C'est une place joyeuse, où se déroulent de nombreuses festivités populaires, et c'est la plus grande place de Venise après la Place Saint-Marc, sauf que si plusieurs centaines de personnes se pressent sur la Place Saint-Marc, ici on peut les compter sur les doigts de la main. À l'autre bout je dois emprunter une ruelle très étroite, entre deux murs de brique. En France j'hésiterais sans doute à m'y engager, mais Venise est une ville paisible, et je ne suis pas le seul touriste, il y a d'autres amateurs éclairés qui passent par là. Au débouché de la ruelle, voici le pont qui jouxte la Ca' Bernardo. Ca' est l'abréviation vénitienne de casa, maison. En fait c'est un palais à l'architecture sublime, avec sa porte d'eau donnant sur le canal, qui avec son accolade et les deux oculi qui l'entourent évoque de manière un peu subliminale l'image d'un visage humain, ou d'un masque. Un masque vénitien, bien sûr. L'ensemble forme un décor typique, et pourtant le lieu est peu connu, même si quelques rares gondoles chargées de touristes viennent glisser en silence sur le canal.

 

La Ca' Bernardo et sa porte d'eau

 

À Venise, les immeubles situés en bordure des canaux – et ce sont généralement les plus beaux – possèdent une porte d'eau, qui autrefois était l'entrée principale, et au moins une porte de terre, jadis simple porte de service. Les immeubles qui ne donnent pas sur des canaux doivent se contenter de portes de terre. Ils se rattrapent avec les interphones qui généralement offrent l'aspect d'une tête humaine ou plutôt d'un masque. Je m'aperçois qu'en plus dans ce quartier les boutons de sonnettes simples, lorsqu'il n'y a pas d'interphone, ont la forme d'une tête de lion, le poussoir se trouvant dans la gueule. Bien que le lion soit omniprésent à Venise, puisqu'il est l'emblème de l'évangéliste saint Marc dont les reliques reposent dans la basilique qui lui est dédié, ces « lions de la porte » ne sont pas sans rappeler les trois portes percées dans la falaise du Songe de Poliphile. Sur la porte centrale, que choisira le héros, figure une inscription en quatre langues : latin, grec, hébreu et arabe. C'est la même expression, « mère d'amour », qui est donnée par le latin Materamoris et par le grec Erototrophos. Mais si l'hébreu reprend cette locution, il y ajoute des lettres supplémentaires formant les mots « lions de la porte ».

 

Interphone, et bouton de sonnette en tête de lion

 

Ces « lions de la porte » m'indiquent peut-être que je touche au but : l'atelier Manuzio n'est qu'à deux pas. Et ce n'est que le début de la piste. Nouvelle ruelle, et me voici dans une rue bien plus large, rare à Venise. Son nom suffi à l'expliquer : Rio Terra Secondo. C'était jadis un canal (rio), qui fut asséché et comblé de terre (terra) pour devenir une rue, secondo parce qu'elle est perpendiculaire au Rio Terra Primo. Aux numéros 2309, 2310, 2311 et 2312 se trouve l'ancienne maison d'Aldo Manuzio. Quatre numéros parce qu'il y a quatre portes : les deux portes des magasins et les deux portes d'entrée de l'immeuble, séparé aujourd'hui en deux propriétés.

 

L'ancienne maison d'Aldo Manuzio

 

Une porte cochère au milieu a remplacé l'ancienne entrée, plus étroite et plus basse, qui se devine encore dans la maçonnerie. Les deux magasins ont succédé à l'atelier de l'imprimerie et à sa boutique de vente. Au-dessus il y a un entresol, peut-être était-ce le logement des collaborateurs de Manuzio. Puis l'étage noble, plus haut, aux fenêtres trilobées typiquement vénitiennes, avec petit balcon central, correspond aux appartements de l'imprimeur. Deux pierres gravées sont incluses dans la façade au crépi jaunâtre, elles portent des inscriptions en latin ou en italien. La première est au-dessus de l'ancienne porte, elle date de 1828.

 

Première inscription sur la maison Manuzio

 

C'est du latin, même si le mot tipographica est évidemment un néologisme. Manucia pour Manuzio, gens pour « famille », eruditor pour « instructeur, maître, savant ». Ensuite cela se complique un peu. En s'inspirant de la traduction donnée par Wikipédia, on peut proposer cette interprétation : « le célèbre groupe d'érudits réuni autour de la famille Manuzio a honoré ce lieu par l'art typographique ». Eruditor serait donc l'abréviation du pluriel eruditorum. Mais avec les mots nem(ini) et ignota, et sans tenir compte des erreurs grammaticales, il peut composer l'expression « instructeurs de l'homme ignorant », ou plus finement « maîtres du profane ». Il y a une autre erreur dans cette phrase, historique celle-là, car on ne peut pas parler de « famille Manuzio » dans la mesure où seul Aldo a exercé son art dans cette maison, ses fils qui lui ont succédé travaillaient dans l'atelier du Campo San Paternian.

L'autre inscription est au niveau de l'étage noble. Elle se compose de deux parties superposées.

 

Seconde inscription sur la maison Manuzio

 

Cette fois c'est de l'italien, plus facile à traduire : « dans cette maison qui était celle d'Aldo Manuzio l'Académie Aldine se réunissait, et d'ici la lumière des lettres grecques est revenue éclairer les peuples civilisés – l'école des lettres grecques de l'université de Padoue de l'année 1876-77 a voulu désigner pour l'avenir cet endroit célèbre ».

Je jette un coup d'œil au Campo Sant'Agostin qui n'est qu'à quelques mètres et qui est longé par le Rio Terra Secondo. L'église a disparu au XIXe siècle, à sa place on a construit des immeubles. Il n'en reste que le souvenir, et quelques gravures anciennes. De ce fait la place est beaucoup plus réduite qu'à l'époque de Manuzio.

 

L'ancienne église Sant'Agostin

 

Maintenant je dois me diriger vers le second lieu où se réunissait l'Accademia Aldina, le Campo San Paternian, devenu Campo Manin. Pour cela je dois à nouveau franchir le pont du Rialto, mais je décide d'emprunter un itinéraire différent de celui suivi à l'aller. Je prends la ruelle, située quasiment en face de l'ancienne maison Manuzio, qui m'emmène directement sur le Campo San Giacomo dell'Orio. C'est une place tranquille, bien loin de la foule des touristes, située au chevet de l'église qui lui donne son nom. Ici se retrouvaient les ouvriers du livre lorsqu'ils avaient fini leur journée de travail. J'imagine que les Gilpins y avaient leur loge. La place se prolonge par le Campiello dei Morti, qui est un agréable jardin.

 

L'église San Giacomo dell'Orio vue depuis le jardin du Campiello dei Morti

 

Nouveau dédale de ruelles et de canaux, et je rejoins le Fondamenta dell'Olio sur la rive du Grand Canal, j'admire en face la Ca' d'Oro, l'un des plus beaux palais vénitiens. Voici le bâtiment de la Pescheria, le pittoresque marché aux poissons et fruits de mer. Il date du début du XXe siècle, mais il a remplacé un bâtiment identique plus ancien. Des sculptures de l'artiste local Cesare Laurenti ornent les chapiteaux des solides colonnes soutenant la halle. On y retrouve des poissons, des hippocampes, des barques, des têtes humaines, très belles, et une étoile, sûrement celle du matin puisque le marché aux poissons fonctionne seulement de l'aube à midi. La gastronomie vénitienne faisant la part belle aux poissons et fruits de mer, il y a foule chaque matin. Le marché traditionnel du Rialto fait suite à la halle des poissonniers, on peut y acheter fruits, légumes et fleurs.

Le pont du Rialto franchi, je ne veux pas rater l'occasion d'aller voir l'église Santa Maria dei Miracoli où Aldo Manuzio s'est marié. Bien qu'elle ne soit pas loin, il faut changer de quartier, et passer dans le Cannareggio. On sent tout de suite la différence au nombre de touristes : pressés en masse compacte sur le pont du Rialto, ils se font beaucoup plus rares dans le Cannaregio. Voici l'église nuptiale, mais ensuite je me perds un peu dans les ruelles toutes semblables pour tenter de rejoindre le Campo Manin. À vrai dire on ne se perd jamais vraiment à Venise, d'abord parce les directions des points principaux comme la Place Saint-Marc sont toujours indiquées, ensuite parce que s'égarer est le meilleur moyen de découvrir ce qui ne figure pas dans les guides touristiques.

C'est ainsi qu'après avoir emprunté un sottoportego, l'équivalent vénitien de la traboule lyonnaise, ma bonne étoile m'amène devant une maison dont la façade s'orne d'un médaillon sculpté en bas-relief, et représentant un lièvre, ou un lapin, terrassé par un aigle. Drôle de symbole... Puis je réalise que aigle-lapin, par le jeu des consonnes sonores GLPN, cela donne Gilpin. Et cette maison n'est pas anodine, elle fut celle de Marco Polo, le célèbre navigateur vénitien qui vécut à la charnière des XIIIe et XIVe siècles.

 

Médaillon aigle et lapin en façade de la maison de Marco Polo

 

Me dirigeant au jugé vers le sud-ouest, je finis par me retrouver sur le Campo San Luca, dans le quartier San Marco. Un côté de la place est occupé par l'immeuble de la Caisse d'Épargne, dont la façade opposée donne sur le Campo Manin. C'est un immeuble moderne construit dans les années 70, qui paraît bien incongru au milieu des bâtiments classiques qui l'entourent. Il est d'ailleurs très critiqué. Qu'importe, ce qui m'intéresse c'est que ce vaste bâtiment la Caisse d'Épargne a remplacé l'ancienne maison des Torresani, où les Manuzio avaient leur atelier, et où se réunissait l'Accademia Aldina. Il ne reste rien évidemment de la maison des imprimeurs, mais lors de la construction de la première Caisse d'Épargne en 1881 une plaque avait été apposée à l'emplacement de l'atelier. Elle est toujours là heureusement, préservée dans l'immeuble moderne.

 

Plaque commémorative des Manuzio

 

L'inscription est en italien, facile à traduire : « Aldo Pio – Paolo – Aldo II Manuzio, princes de l'art de l'imprimerie au seizième siècle, avec les livres classiques répandirent depuis cet endroit une nouvelle lumière de la sagesse civile – Caisse d'Épargne 1881 ». Aldo Pio, c'est l'ancien, l'imprimeur de l'Hypnetoromachia Poliphili, Paolo son fils, Aldo II dit le Jeune son petit-fils. Par la ruelle qui longe la Caisse d'Épargne, je débouche sur le grand Campo Manin.

 

Vue du Campo Manin – au fond le bâtiment de la Caisse d'Épargne

 

La démolition de l'église et des immeubles voisins a considérablement agrandi la place. En son centre, en bordure du piétement entourant la statue, au sol une discrète dalle gravée reproduit le plan des lieux dans son ancienne configuration. On y voit le Campo San Paternian de l'époque, bordé par son canal, l'église éponyme avec son campanile pentagonal, la maison-atelier des Torresani et Manuzio, avec, à l'angle, la mention « Accademia Aldina ».

 

Dalle commémorative de l'ancien Campo San Paternian

 

On ne peut pas passer par le Campo Manin sans aller admirer le magnifique escalier du Palazzo Contarini del Bovolo, à quelques dizaines de mètres seulement de la place. Bien que typiquement vénitien, ce palais est peu connu car il est situé au fond d'une cour accessible par une suite de ruelles sombres et étroites, peu engageantes il est vrai. Néanmoins il ne faut pas hésiter, justement, à s'y engager. L'escalier en colimaçon est à l'intérieur d'une tour accolée à la façade du palais, auquel elle permet d'accéder par des galeries couvertes. Avec ses colonnades, ses rambardes ciselées, cette petite merveille architecturale vaut le détour.

 

Le Palazzo Contarini del Bovolo et sa tour-escalier

 

Retour sur le Campo Manin. Et maintenant, où aller ? J'ai vu ce que je voulais voir, et même plus, mais je sens que d'autres surprises m'attendent. Alors je me laisse guider par ma bonne étoile... Au fond de la place je franchis le canal par le pont-escalier. Nouvelle ruelle, puis un panneau directionnel m'apprend que la venelle à gauche conduit à la Fenice, le célèbre théâtre. Un autre canal à franchir, et j'ai la confirmation que mon étoile était la bonne, car voici un nouveau clin d'œil des Gilpins, toujours le médaillon de l'aigle et du lapin, en façade d'une maison dont la porte d'eau est ornée d'une tête magnifique. Il y a d'autres têtes, humaines et plus ou moins grotesques, tout autour du théâtre, dont on peut faire le tour par un jeu de ruelles, de galeries, de ponts et de quais.

 

Médaillon de l'aigle et du lapin – têtes de toutes sortes autour de la Fenice

 

Depuis l'église Santa Marie dei Miracoli, j'ai suivi un itinéraire orienté grosso-modo du nord-est au sud-ouest, l'axe de Vénus, l'étoile du matin, lorsqu'elle précède le soleil autour de la Saint-Jean d'été. Je poursuis dans cette direction. Par une succession de rues et de places, bordées de palais tous plus admirables les uns que les autres, me voici vers l'église San Vidal, construite en 1084 et rénovée à la fin du XIIe siècle. Saint Vidal est l'équivalent italien de saint Vital de Ravenne, considéré comme le père des saints Gervais et Protais, que les Vénitiens amalgament en un seul saint nommé Trovaso, et dont l'église qui n'est pas très loin semble marquer la fin de mon axe stellaire. Une sculpture en bas-relief au-dessus d'une porte représente un personnage barbu et nimbé, dans doute saint Vital, jouant avec une colombe, qui semble lui obéir. Il doit sûrement parler la Langue des Oiseaux...

 

Sculpture en façade de l'église San Vidal

 

Le pont de l'Académie est tout près. De l'autre côté c'est le bâtiment de l'Académie des Beaux-Arts, le musée où sont conservés d'immortels chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne, des Véronèse, des Tintoret, des Titien, des Canaletto, etc. Le pont franchi, je poursuis en m'enfonçant dans les ruelles du Sestiere Dorsoduro. Là aussi on sent la différence en terme de fréquentation touristique. Si le pont de l'Académie attire les touristes à cause de la vue digne d'une carte postale qu'il offre sur le Grand Canal, les palais qui le bordent, et l'église de la Salute, il n'en est pas de même pour le quartier du Dorsoduro. Je longe le Rio de San Trovaso, par le fondamenta qui le borde, et où je suis quasiment tout seul. Voici un immeuble au crépi ocre jaune, avec une grosse cheminée vénitienne typique. La hantise des Vénitiens, à l'époque où beaucoup de bois entrait dans la construction des maisons, en particulier pour les toits, c'était l'incendie. Pour l'éviter, les cheminées étaient plaquées extérieurement en façade, et leur partie supérieure très évasée était conçue pour éviter les projections d'escarbilles.

 

Immeuble au bord du Rio de San Trovaso

 

Les deux façades perpendiculaires sont ornées de médaillons et de bas-reliefs. J'y retrouve sans surprise l'aigle et le lapin, et bien d'autres symboles qui me paraissent plus ou moins alchimiques, des animaux affrontés, et un homme sauvage armée d'une massue faite d'une branche d'arbre. Balthazar de Villars, qui succédera à Nicolas de Lange à la tête de la Société Angélique, prendra comme emblème pour son ex-libris une figure très semblable, remplaçant seulement la massue rustique par une masse d'arme étoilée que l'on nomme « étoile du matin », et qui deviendra le symbole le plus secret de la Société Angélique. L'étoile du matin, Vénus, à qui Venise doit son nom. Tout est lié, rien n'est hasard, et la filiation est limpide.

 

Médaillon de l'aigle et du lapin – homme sauvage
Emblème de B. de Villars sur son ex-libris (Bibliothèque Municipale de Lyon)

 

La base de la gaine extérieure de la cheminée est ornée d'un bas-relief représentant un forgeron au travail, frappant du marteau sur une enclume. Derrière lui, à droite, on voit le foyer, d'où s'échappent des flammes, surmonté d'une hotte. À gauche un petit personnage, paraissant être Cupidon, brandit une flèche, tirée de son carquois, en direction de l'enclume. Au-dessus de lui une sorte de nuée composée de cercles concentriques semble abriter des étoiles.

 

Le bas-relief de la cheminée

 

Toute la partie gauche du bas-relief n'est pas sans offrir une certaine ressemblance avec  une scène du Songe de Poliphile, où l'on voit Cupidon, devant un parterre de spectateurs médusés, décocher des flèches en direction de la voûte céleste, ou percer d'une flèche une nuée, d'où s'échappent des gouttes de pluie. Cela ne serait pas si étonnant : si la Venise touristique ignore tout du Songe de Poliphile (essayez donc d'en parler à l'un des multiples marchands de souvenirs made in China !), il n'en est pas de même pour les vrais Vénitiens, qui considèrent Aldo Manuzio comme l'un des plus célèbres d'entre eux.

 

Gravure du Songe de Poliphile mettant en scène Cupîdon

 

Juste sous le bas-relief, une tête humaine grotesque orne la façade au-dessus de la porte. Il y a souvent des têtes – humaines ou animales – au-dessus des portes vénitiennes, que ce soient des portes d'eau ou des portes de terre. Celle-ci paraît rivaliser de laideur avec une autre tête grotesque située à quelques mètres, au-dessus de la porte du campanile de l'église San Trovaso voisine.

 

Les deux têtes grotesques, à gauche celle de l'église,
à droite celle de l'immeuble voisin

 

Incroyable ! L'église San Trovaso a deux façades perpendiculaires rigoureusement identiques, à quelques infimes détails près. Quelle obscure raison a poussé l'architecte à produire cette curiosité ? L'église remonte au XIe siècle et est dédiée aux saints Gervais et Protais, amalgamés en dialecte vénitien en Trovaso, mais les deux façades paraissent dater de la Renaissance. Elles sont d'ailleurs assez typiques de l'architecture vénitienne, et offrent un air de famille certain avec l'église Sant'Agostin, près de laquelle Aldo Manuzio avait installé son atelier. L'imprimeur du Songe de Poliphile n'est décidément jamais bien loin. La raison de ces deux façades identiques est simple en vérité. Jadis Venise était partagée en deux factions rivales, les Castellani et les Niccolotti, devant leur nom aux quartiers dont ils était issus : le quartier de Castello pour les premiers, la paroisse Saint-Nicolas pour les seconds. Dignes héritiers des Guelfes et des Gibelins, les Castellani et les Niccolotti s'affrontaient en combats épiques, et la république de Venise entretenait soigneusement leur rivalité, car cela lui assurait en permanence une réserve d'hommes solides et formés au combat, toujours utiles en cas de menace. L'église San Trovaso marquait la limite entre leurs deux territoires, aussi chacun des deux clans y avait son entrée, et pour ne pas créer de jalousie supplémentaire on avait eu l'idée de doter l'église de deux façades identiques.

 

Les deux façades de l'église San Trovaso

 

Aujourd'hui les Castellani et les Niccolotti ont disparu, même si le « pont des poings » sur lequel ils s'affrontaient est resté une curiosité touristique. Le dernier souvenir des deux factions rivales persiste dans les deux castes de gondoliers, qui se distinguent par les couleurs des rayures de leur maillot et le ruban de leur canotier : rouge pour les uns, noir pour les autres. « Gondola signor ? » me lance un gondolier « rouge ». Je décline poliment l'invitation, qui n'a rien de désintéressée. À moins d'être fortuné, la marche à pied reste le meilleur moyen de parcourir Venise...





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